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Billet de blog 23 septembre 2025

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« Oublier est impossible », le récit d’un frère obstiné

L'Argentin Sergio Maldonado raconte à la première personne les 78 jours d'angoisse et de recherche qui ont suivi la disparition de son frère Santiago Maldonado le 1er août 2017.

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Olvidar es imposible. Santiago mi hermano, (Oublier est impossible, mon frère Santiago) de l’Argentin Sergio Maldonado, Marea editorial, 2025, est un récit intense et émouvant dans lequel l'auteur raconte les 78 jours d'angoisse et de recherche qui ont suivi la disparition le 1er août 2017, de son frère Santiago Maldonado,  alors qu’il participait à une manifestation de la communauté mapuche dans le village de Cushamen, sur la route nationale 40 de la province de Chubut, dans le sud de l’Argentine. Le rassemblement avait été violemment réprimé par la gendarmerie aux abords du fleuve Chubut où le corps sans vie de son frère a été retrouvé le 17 octobre 2017.

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Oublier est impossible, mon frère Santiago © Marea Editorial

Dans son livre, divisé en deux parties, Sergio Maldonado reconstitue les faits avec un style méthodique et viscéral, décrivant jour après jour comment sa vie a changé depuis le 1er août ainsi que les difficultés rencontrés durant son chemin de pérégrination pour retrouver son frère. Il dénonce la violence étatique, la désinformation médiatique et le mépris judiciaire auxquels il a été confronté pendant sa quête de vérité. Il expose également les mensonges officiels, les manœuvres des journalistes complices du pouvoir et les récits absurdes tissés pour entraver l'accès à la justice. L'auteur met en avant la solidarité et les réseaux de soutien qui se sont créés pour l'accompagner dans sa douleur, les manifestations multitudinaires comme celle du 1er octobre 2017 à Buenos Aires. À travers son témoignage, Sergio Maldonado cherche à sensibiliser l'opinion publique et à éviter que l'affaire ne s'estompe avec le temps.

La métamorphose d’un homme ordinaire

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Sergio Maldonado © Andrea Antico

Avant la disparition de Santiago en 2017, Sergio menait une vie loin des conflits sociaux et de la visibilité publique, se consacrant à ses activités de vente des thés organiques à Bariloche, en Patagonie. La recherche de son frère Santiago Maldonado a radicalement changé sa vie : il est devenu une figure de proue de la lutte pour les droits humains et la justice, l'obligeant à affronter des institutions et des pouvoirs qui cherchaient à dissimuler la vérité. Sergio décrit cette expérience comme « inimaginable » en expliquant que l'écriture du livre était un moyen de mettre de l'ordre dans ce qu'il avait vécu. La recherche de son frère et la douleur partagée avec sa compagne Andrea l'ont amené à s'engager publiquement, en participant à des manifestations, des conférences et maintenant, à des présentations de son livre, afin de maintenir vivant le souvenir de Santiago et surtout, d'exiger justice.

Un symbole de l’impunité

Au fil du récit on apprend le rôle central et très controversé joué par la ministre de la Sécurité de l'époque, Patricia Bullrich, dans la disparition et la mort de Santiago Maldonado. Selon Sergio et de nombreuses voix critiques, Bullrich visait à dégager l'État de toute responsabilité, affirmant que Santiago s'était noyé en tentant d'échapper à la gendarmerie lors de la répression contre la communauté mapuche à Cushamen, en minimisant la gravité des faits, entravant l'enquête indépendante et protégeant les forces de sécurité impliquées.

La gestion de Patricia Bullrich au ministère de la Sécurité, sous le gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019) a été fortement critiquée par sa politique de criminalisation de la protestation sociale et des peuples autochtones, marquant un avant et un après dans les relations entre l'État, les forces de sécurité et la société civile. La gestion de Bullrich et la perception d'impunité ont influencé le mécontentement des citoyens, qui s'est reflété dans les élections présidentielles de 2019 lorsque Mauricio Macri a perdu face au péroniste Alberto Fernández. Le cas avait relancé le débat sur la persistance des violations des droits humains en démocratie, en établissant un lien entre la disparition de Santiago et les crimes contre l'humanité commis dans le passé durant le terrorisme d’État (1976-1983), dans un contexte de progression des discours négationnistes.

En outre, le cas de Santiago continue d'être invoquée aujourd'hui comme un exemple des conséquences des politiques répressives, en particulier dans le gouvernement actuel de Javier Milei, où Patricia Bullrich a repris le poste de ministre de la Sécurité, s’acharnant contre les retraités argentins qui manifestent tous le mercredis devant le Parlement.

La disparition de Santiago Maldonado avait déclenché à l’époque des mobilisations massives dans tout le pays et devenue un symbole de lutte pour les organisations de défense des droits humains, les peuples autochtones, les partis politiques de gauche et les secteurs progressistes. La

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Manifestation à Paris © Victor R.Caivano/AP/SIPA

solidarité internationale a également été remarquable, avec des déclarations d'organismes et de personnalités du monde entier. Amnesty International a été très présente et a permis a Sergio d’approcher le chanteur Bono du groupe U2 lors de son show du 10 octobre à Buenos Aires qui s’est exprimé sur la disparition de Santiago. La rencontre de Sergio, sa mère et sa compagne avec le Pape François en décembre 2017 montre le retentissement du cas « Maldonado ». A Paris le visage de Santiago était présent lors de manifestations syndicales et des rassemblements devant l’ambassade d’Argentine à Paris, organisés par des associations argentines et latino américaines.

Le rôle des médias

Le livre aborde le rôle très controversé des médias dans l'affaire Santiago Maldonado, car une grande partie des quotidiens traditionnels, en particulier ceux alignés sur le gouvernement de Mauricio Macri, ont repris la version officielle de Patricia Bullrich et de la Gendarmerie, selon laquelle Santiago Maldonado s'était noyé en tentant de s'échapper. Ces médias ont minimisé la gravité des faits, remis en question la famille Maldonado et les organisations de défense des droits humains et, dans de nombreux cas, déformé les informations afin de délégitimer la demande de justice en insistant sur des théories sans fondement selon lesquelles Santiago aurait eu des liens avec des groupes terroristes ou que sa disparition serait une « opération politique » contre le gouvernement.

En revanche, les médias alternatifs, communautaires et certains grands journaux critiques, tels que Página/12, ont joué un rôle clé en dénonçant la violence institutionnelle, en mettant en lumière les irrégularités de l'affaire et en donnant la parole à la famille Maldonado et aux organisations de défense des droits humains dont celles des Mères et des Grands-Mères de la place de Mai. Ces médias ont enquêté et publié des preuves contredisant la version officielle, telles que des témoignages et des analyses médico-légales indépendantes.

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Manifestation à Buenos Aires © Pagina 12/EFE

Les réseaux sociaux sont devenus un espace de résistance et d'organisation. Grâce à des hashtags tels que #DóndeEstáSantiago et #AparecióSantiago, des milliers d'utilisateurs ont partagé des informations, dénoncé la désinformation des médias traditionnels et soutenu la famille en viralisant des images et des témoignages ignorés par les médias hégémoniques, tels que la répression à Cushamen et les contradictions dans les déclarations officielles. Ils ont également été le théâtre d'attaques et de campagnes de dénigrement contre Sergio Maldonado et les militants, avec des profils anonymes et des trolls, reprenant les arguments du gouvernement.

Le procès

En mai 2024, la Chambre fédérale de Comodoro Rivadavia a annulé le non-lieu prononcé à l'encontre des gendarmes impliqués et a ordonné la réouverture de l'enquête, écartant le juge Gustavo Lleral — qui avait classé l'affaire — et désignant le juge Federico Calvete pour mener une nouvelle instruction avec « la plus grande diligence et la plus grande rapidité ». Grace à l’annexe de Gabriel Pennisi à la fin du livre on apprend que le procès pour la mort de Santiago Maldonado en est à un stade de réouverture et d'avancement de la procédure, après des années d'impunité et d’impasse judiciaire.

La responsabilité de la gendarmerie dans la mort de Santiago fera l'objet d'une enquête plus approfondie, comprenant des expertises sur le pollen présent sur ses vêtements, la composition des micro-organismes dans ses organes et la possibilité que son corps ait été immergé dans un endroit différent de celui où il a été retrouvé. Bien que la Chambre fédérale ait écarté l'hypothèse d'une « disparition forcée », elle a ordonné de poursuivre l'enquête sur un possible « abandon de personne » par les gendarmes, dans le contexte d'une répression violente de l'État. La famille Maldonado et les organisations de défense des droits humains continuent d'exiger que justice soit faite et que les responsabilités politiques et pénales soient établies. Le juge Calvete devrait adopter des mesures concrètes pour clarifier les circonstances du décès et la possible manipulation des preuves. L'affaire reste ouverte, mais aucune date n'a encore été fixée pour le procès ni aucune condamnation définitive n’a été prononcée.

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Ana Careaga et Sergio Maldonado © Nicolas Parodi

Sergio Maldonado sillonne le pays depuis la sortie de son livre, accompagné de journalistes, d’écrivains et des membres des organisations de défense des droits humains. Dans un entretien radiophonique Sergio déclare : quand j'ai vu le livre en librairie, j'ai ressenti à nouveau ce que je ressentais lorsque je concevais une boîte de thé, que je la laissais dans un supermarché et que je la regardais comme un objet né de moi, transformé par moi. J'espère qu'il circulera, qu'il pourra être lu. »

Le journaliste Alejandro Bercovich, un des trois préfaciers écrit : « Le pèlerinage désespéré de Sergio Maldonado, d'abord sur les traces de son frère Santiago, puis à la recherche de la justice, est aussi une métamorphose, la transformation d'un homme ordinaire, avec ses désirs et ses contradictions, en une victime emblématique de la violence étatique du XXIe siècle. Un voyage tortueux et désespérant qu'il raconte dans ce livre, à la première personne et à vif. Olvidar es imposible n'est pas seulement une dénonciation urgente entrecoupée de réflexions sur ce cheminement, c'est aussi une chronique captivante, méthodique, avec l'exhaustivité de celui qui a remué ciel et terre pour trouver la vérité. Un journal intime. Une catharsis émotionnelle. Parfois douloureuse, comme toute catharsis. »

Olvidar es imposible est prefacé par la militante des droits humains Ana María Careaga, par le journaliste Alejandro Bercovich et par l'écrivain et scénariste Pedro Saborido, qui lui avait conseillé de compiler dans un livre, les premiers mois qui ont suivi la disparition de Santiago.

Sergio Maldonado, Olvidar es imposible. Santiago mi hermano, (Oublier est impossible, mon frère Santiago). Non traduit. 248 pages, Marea editorial, juillet 2025

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