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Billet de blog 24 mars 2023

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Argentine : honorer la mémoire, la vérité et la justice, encore et encore

Ce 24 mars il faut réaffirmer la nécessité de savoir ce qu'il est advenu de chacun des 30 000 disparus et de tous les enfants appropriés par les militaires, d'avancer sur les complices civils de la dictature et, dans un contexte de réapparition des discours négationnistes, d'améliorer la transmission de la mémoire pour soutenir la revendication du "plus jamais ça".

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a sept ans, lors du 40ème anniversaire du coup d’État en Argentine, le site Nodal avait publié mon texte que je viens de traduire ci dessous. Je l’avais écrit lorsque la droite était au pouvoir et Mauricio Macri, le président d’alors et ses partisans, n’avaient de cesse d’attaquer les organisations de DDHH et de proférer des expressions négationnistes concernant le génocide du terrorisme d’État. A 47 ans du coup d’État et après 40 années de démocratie, il est important de souligner que près de 300 procès pour crimes contre l'humanité et 1115 condamnations ont été prononcés. Mais beaucoup reste à faire.

La commémoration d'aujourd'hui sera marquée par la remise en cause de ce qu'on appelle le lawfare : le travail conjugué de la Justice, du pouvoir économique, des médias et de la droite politique contre les forces populaires. La victime la plus notable de ce mécanisme est la vice-présidente Cristina Kirchner.

Illustration 1
Paramilitaires argentins avant le coup d'Etat, juillet 1975 © Diego Goldberg

Ce texte, toujours d'actualité, est ma modeste contribution pour cette "Journée de la Mémoire, pour la Vérité et la Justice ».

« Je me souviens du 23 mars 1976 comme aujourd'hui, assis sur le lit de ma cellule de la prison de Devoto, au cœur de la ville de Buenos Aires, lisant le journal. Je pense que c'était La Nación, l'un des rares journaux auxquels nous avions accès. La plupart des articles reflétaient l'imminence d'un coup d'État. Cependant, fidèle à l'orientation de mon organisation politique (aujourd'hui le Partido Obrero), j'ai soutenu avec mes camarades qu'un coup d'État était impossible étant donné que le pays vivait dans une situation clairement "pré-révolutionnaire"... S'il y avait un coup d'État, il serait « doux » et « éphémère ». J’avais 26 ans et n'était en prison que depuis cinq mois.

Le lendemain, quand je me suis réveillé et avant que le petit déjeuner ne nous soit distribué, j'ai ressenti un étrange silence dans la rue qui entourait les murs de la prison. Silence inquiétant qui a fait place au bruit des moteurs des jeeps de l'armée marqués par une sorte de lettre triangulaire ou delta qui identifiait apparemment les putschistes. Il n'y avait pas de récréation ce jour-là. Nous étions enfermés dans la cellule et le seul moyen de communication passait par les toilettes qui, une fois vidées, nous permettaient de communiquer avec les cellules des autres étages : la question centrale était la confirmation du coup d'État par les commentaires de certains gardiens disant : "maintenant vous êtes vraiment foutus"...

Moi et trois autres camarades étions jugés et à la disposition du pouvoir exécutif national (PEN) en raison de l'état de siège imposé par la présidente María Estela Martínez de Perón depuis novembre 1974. Nous avons immédiatement senti que la nouvelle du coup d'État affecterait nos chances d'être libérés. De nombreux camarades qui espéraient quitter le pays ont vu leurs espoirs anéantis depuis que la junte militaire avait abrogé ce droit constitutionnel.

Grâce à l'excellente défense de notre avocat, le "gros" Shargorodsky, un homme courageux et astucieux comme peu d'autres, nous avons été acquittés par le juge Rafael Sarmiento en pleine dictature (avril 1977). Fait insolite : le procureur lui-même a demandé notre acquittement. Malgré cette décision, nous sommes restés en prison trois ans de plus à la disposition du PEN (Pouvoir exécutif national). Des années difficiles, de survie face à l'impunité et à la cruauté des geôliers, mais aussi de réflexion et de combat pour nos idées qui ont évolué tout au long de cette période.

Exilé en France pendant 36 ans, mon activité de graphiste puis d'éditeur m'a permis de me reconstruire sans perdre les liens avec mon pays, fondant ou participant à différentes associations liées à l'Argentine. Mes deux fils, le plus jeune né en France, ont tous deux une relation forte avec le pays où leur père est né.

En ces jours de préparation des événements et des débats pour commémorer le 40e anniversaire du coup d'État en France, je ne peux m'empêcher de penser aux moments vécus en prison et aux milliers de camarades disparus. Je ne peux pas accepter que certains rétrogrades -qui sont au gouvernement aujourd'hui- disent que quarante ans c'est trop long, qu'il faut tourner la page. La pire chose qui puisse arriver à une société est d'enterrer le passé. C'est pourquoi nous devons continuer à nous souvenir, avec créativité et sans mélancolie, en transmettant aux nouvelles générations que sans mémoire ni justice, un monde meilleur ne peut se construire.

Paris, 24/03/2016"

Carlos Schmerkin, ancien prisonnier politique et co-auteur de "La colombe entravée, histoires de prison, Argentine 1975-1979" (Tiempo Editions, 2004)

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