Ce « confinement » auquel nous, prisonniers politiques, avons été soumis par la dictature militaire la plus atroce, n'a évidemment rien à voir avec celui que nous vivons actuellement, à l'ère du coronavirus. Mais penser à certaines similitudes est inévitable.
Lorsque j'ai été enfermé dans le cachot du commissariat de police de Buenos Aires en octobre 1975, je pensais bientôt en sortir. Ce fut également le cas en entrant dans la prison de Villa Devoto, une semaine plus tard. Des jours, des mois et des années passèrent; la prison était devenue ma place dans le monde. Au début, j'ai ressenti un certain soulagement: je ne tomberai plus dans une opération de la Triple A, responsable de l’assassinat et disparition de centaines de militants avant le coup d'État de mars 1976. Ma cellule s’est transformée en abri et les livres m'ont permis d'échapper à ce monde où je ne pouvais plus ouvrir les portes, allumer ou éteindre la lumière, regarder les étoiles, sauf à travers les barreaux.
Je me souviens de ce sentiment de soulagement lorsque j’ai été confiné dans ma maison avec jardin de la région parisienne, convaincu que j’étais désormais protégé contre le Covid-19. Bien sûr, il n'y a aucune comparaison possible avec l'expérience vécue il y a 45 ans en Argentine. Cependant, les souvenirs de cette époque émergent avec plus d'intensité et les similitudes s'expriment également en raison du temps consacré à la lecture et la place de l’humour; cet humour également développé par les prisonniers politiques, essentiel pour ne pas tomber dans la dépression et supporter un régime dédié à nous anéantir. L'ingéniosité utilisée pour communiquer avec les autres cellules à travers les cuvettes de toilettes ou en utilisant les «palomas»* (yoyo) et la langue des signes, a marqué notre «confinement». C’étaient des formes primitives de réseaux sociaux en milieu carcéral.
A cette époque, les visites des familles s’effectuaient à travers les barreaux du parloir mais assez souvent nous en étions privés. Les cellules qui donnaient sur la rue permettaient de saluer nos parents et nos compagnes à travers les fenêtres. Malgré le fait que nous pouvions à peine distinguer leur silhouette, nous savions que nous étions accompagnés. "Distance carcérale"...distance sociale". Heureusement aujourd’hui nous avons des outils numériques qui nous permettent d'être en contact virtuel avec nos proches, même si rien ne peut remplacer le contact physique.
En prison, beaucoup d'entre nous avons appris à vivre dans l'incertitude. A la disposition du « Pouvoir Exécutif », nous n’avions pas de date de "déconfinement". Beaucoup d'entre nous avaient même peur d'être libérés en raison des assassinats, lors de "transferts" ou bien, à une centaine de mètres de la prison. L'incertitude actuelle sur ce que sera notre vie après le 11 mai est, bien évidemment, moins pénible, mais la possibilité d’être infecté par le Covid-19, est une préoccupation permanente. Nous savons que les baisers, les accolades ainsi que notre vie sociale habituelle prendront du temps. Rien ne sera comme avant … Même si en prison, nous rêvions parfois de revenir à la vie antérieure, nous pressentions que celle-ci ne serait plus la même. Que deviendraient nos relations familiales et amicales, nos rapports militants et professionnels ? Allions nous pouvoir rester en Argentine ou être obligés de partir en exil ? Combien de temps les militaires allaient rester au pouvoir?
Comme à l'époque, rien n'est mécanique: la démocratie en Argentine a mis des années à revenir, l'annulation des lois sur l'impunité et les procès des génocidaires ont mis plus de vingt ans à s’imposer. Sachant que le capitalisme financier ne tombera pas de lui-même à cause du coronavirus, en France il faut, dès aujourd’hui, réfléchir à une solution démocratique, radicale, écologique et solidaire. L’avenir de millions de français est en jeu.
*"Dans le langage caecéral, la "paloma" est un objet ou un message que l'on fait parvenir d'une cellule à une autre, au moyen d'une corde..." Extrait de "La colombe entravée, récits de prison, Argentine 1975-1979" (Félix Kaufman, Carlos Schmerkin), éditions Tiempo, 2004.

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