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Billet de blog 29 septembre 2023

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Mario Wainfeld : la disparition d’un journaliste à part

Le chroniqueur éditorialiste le plus lu – et possiblement le plus aimé - d’Argentine, est décédé le jeudi 21 septembre d’une crise cardiaque. Depuis une semaine, des dizaines d’articles, émissions de radio et télévision parlent de son rôle dans le paysage argentin de l’information et de la politique.

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Mario Wainfeld était un journaliste à part. J’attendais sa colonne d’opinion tous les dimanches dans le journal "Página 12" comme des milliers d’Argentins à la recherche de réponses sur la situation politique du pays. Il a été un phare pour beaucoup d’entre nous, surtout pour les expatriés et exilés préoccupés par la montée de l’extrême droite argentine.

Illustration 1
Mario Wainfeld © Pagina 12

A l’approche des élections présidentielles et législatives, après le résultat inespéré des primaires obligatoires (PASO) du 13 août, (voir l’article…et aussi.. ), l’opinion de Mario Wainfeld nous était précieuse.

Dans sa dernière chronique du 17 septembre il écrivait :

« Le député Milei ne gouverne pas et ne s’acharne pas non plus dans l'hémicycle : il peut se déplacer à temps plein dans les médias. On le voit heureux, exultant, il est connu pour ses emportements, il crie fort à des moments inattendus... il joue le jeu qu'il connaît le mieux et qu'il aime le plus. Les journalistes apprivoisés qui ne savent pas sur quelle droite parier ou ce que sera le monde sans les directives publicitaires, le dispensent de contre-interrogatoire. »

« ...il manque en Argentine une introspection positive qui valorise sa société, son peuple, un État imparfait mais pas inexistant, la tolérance entre les communautés de différentes croyances religieuses, l'empreinte du ius soli et l'incorporation des courants migratoires successifs, pour citer quelques exemples au hasard. Un inventaire prospectif, comparant avec les différentes étapes historiques et avec les différentes réalités des pays voisins et frères.

Tout dynamiter est cohérent avec un messie de droite, pas avec le diagnostic d'interprètes qui montrent parfois plus de désarroi que de capacité d'analyse face à une situation cruelle .
Ce sujet n'est pas clos, nous l'évoquons ici, nous continuerons. »

Mario terminait toujours sa chronique avec cette phrase : « toutes ces histoires vont continuer » ou bien « demain nous continuerons ».

Il était à l'antenne jusqu'à vendredi 15 dernier avec son émission "Gente de a Pie", diffusée sur Radio Nacional. Dimanche 17, il a commencé à se sentir mal et s'est rendu à la clinique Suizo Argentina. Il a été hospitalisé pour une crise cardiaque.
Le mercredi 20, l'état de santé s'est compliqué. Le rapport médical de jeudi 21 au matin était déjà décourageant. Mario est décédé quelques minutes après 11 heures.

Dimanche dernier nous n’avons pas pu le lire et nous allons devoir nous habituer à son absence définitive avec un chagrin infini. Car au-delà de sa capacité d’analyse et de sa prose originale, Mario était un être exceptionnel : sa bonhomie, son humour toujours présent, ses amitiés indéfectibles, ont fait de lui ce qu’on appelle en Argentine « un gran tipo » (un type formidable).

Une minute de silence à été demandé par les députés le jour même de son décès. Le président Alberto Fernández ainsi que Cristina Kirchner, la vice-présidente, ont exprimé sa tristesse pour la disparition subite d’un "journaliste, défenseur des droits de l'homme, engagé dans ses idées et dans le destin du pays et des hommes et des femmes qui y vivent. ». Les Mères et Grands-mères de la Place de Mai ainsi que dirigeants de la plupart des organismes de DDHH ont salué son engagement. C'était aussi le cas de syndicalistes, d'artistes, d'intellectuels, y compris de bords politiques différents comme Beatriz Sarlo.

Une myriade d’articles parus pendant une semaine rendent compte de l’impact de sa mort. Voici un florilège traduit par mes soins :

 Eduardo Aliverti, journaliste de "Página 12", écrivait en apprenant sa mort : « La mort de Mario est un coup terrible pour ce journal. Terrible. Mais c'est aussi un coup terrible pour le meilleur journalisme et pour une période très difficile en Argentine. Autant de truismes que personne ne devrait garder pour soi, où qu'il se trouve.
Lecteurs. Collègues. Consommateurs de très bonnes informations qui ont toujours été à l'abri des rétractations. Appréciateurs d'une belle prose, dans laquelle les subtilités et l'entre-deux lignes brillent à jamais. Collègues, militants, intellectuels, responsables politiques, de toutes idéologies et positions, sont pratiquement unanimes dans leur estime pour Mario. »

Javier Lorca : « Il avait la sophistication intellectuelle de l'homme qui semble avoir "tout lu" (comme il l'a lui-même écrit à la mort de son ami Horacio González) et, en même temps, l'humilité de l’homme de la rue, du gars du quartier, (tant apprécié dans son émission de radio) "Mario de Palermo". Avec ces outils, il a pensé et fait penser, pendant des années, à l'Argentine dans laquelle il a dû vivre, avec un regard micro et macro à la fois, capable de réfléchir sur le présent mais inscrit dans une longue histoire... Humilité et générosité, oui, beaucoup, mais surtout empathie. Même avec ceux avec qui il n'était pas d'accord : s'il discutait, il discutait toujours avec la meilleure version du concurrent. Chaque texte qu'il écrivait contenait une découverte et tentait d'insuffler de l'espoir, avec son langage unique et inimitable, mélange si personnel et si particulier de langage familier, d'essais sociologiques et de jargon de quelqu'un qui a étudié le droit et qui sait le faire vivre d’une manière conviviale... »

Juan Manuel Karg: « Tout le monde connaissait le journaliste Mario. Rigoureux, architecte des mots, il communiquait le complexe de manière simple. Il a fait du journalisme en lettres capitales : il a interviewé des présidents et des anciens présidents. De Raúl Alfonsín à Cristina Fernández de Kirchner, en passant par Rafael Correa, Evo Morales et José Mujica. Il a écrit l'un des livres les plus populaires sur Néstor : "Kirchner, el tipo que supo" (Kirchner, le type qui savait). Ses chroniques dominicales dans PáginaI12 ont été une référence permanente en matière de journalisme et de militantisme. Il a été l'une des 200 personnalités distinguées par l'Université de Buenos Aires à l'occasion de son bicentenaire. Mario était un militant, engagé pour son pays et pour les causes populaires, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir une analyse critique et pointue. Il n'a jamais été un pamphlétaire, il a toujours cherché à poser des questions, à aller au-delà...Récemment, nous avons noué des liens avec Álvaro García Linera, ancien vice-président de la Bolivie. Chaque fois qu’il venait en Argentine, Álvaro me demandait des nouvelles du "professeur Mario". C'est ainsi qu'il l'appelait. C'était la stature intellectuelle, journalistique et humaine de Mario : l'un des esprits les plus importants de ce continent. »

Quelques éléments biographiques (différentes sources)

Né en 1948 à Buenos Aires, Mario Wainfeld était une figure respectée et reconnue dans les milieux journalistiques et académiques. Il s'est distingué non seulement par son engagement dans le journalisme, mais aussi par sa longue carrière d'avocat diplômé de l'Université de Buenos Aires (UBA). Il a pratiqué le droit pendant plus de 25 ans en tant que spécialiste du droit du travail. En outre, il a poursuivi des études de troisième cycle en sciences politiques et a partagé ses connaissances en tant que conférencier à l'UBA, à l'université nationale de Lomas de Zamora (UNLZ), à San Martín (UNSAM) et à l'université de Salvador (USAL).

Mais c'est dans le journalisme que Mario a fait carrière et est devenu une voix influente de la politique. Il a rejoint l'équipe du magazine "Unidos", fondé par Carlos "Chacho" Álvarez (ancien vice-président de Fernando de la Rúa), à ses débuts, avant d'en devenir le rédacteur en chef en 1989. Sa capacité à analyser les événements politiques et sociaux l'a conduit à la rédaction du journal Página/12, où il a commencé comme collaborateur avant de devenir rédacteur en chef de la section Politique en 1997. À partir de là, il a formé un groupe important de journalistes. En 2017, il a reçu le prix Konex dans la catégorie Analyse politique.
En tant que journaliste, Wainfeld n'a jamais caché ses sympathies partisanes et ses origines. Le chroniqueur a milité dans différents courants du péronisme, dont le Frente Grande. Son intérêt pour la culture et les arts l'a conduit un temps à la fonction publique, où il a dirigé le "Programa Cultural de Barrios" (Programme culturel des quartiers) de la municipalité de Buenos Aires et conseillé le Secrétariat à la culture entre 1989 et 1990.

Outre sa longue carrière dans la presse écrite, Wainfeld a pu laisser son empreinte à la radio et à la télévision. Il a été chroniqueur politique dans l'émission radiophonique "En la vereda", puis a animé sa propre émission sur Radio de la Ciudad, "Mario de Palermo". Sur Radio Nacional, il était responsable de programmes tels que "En algo nos parecemos" et "Gente de a pie", son dernier cycle sur la radio d'État. Il est également devenu un visage familier à la télévision, où il a participé à des programmes tels que "El Destape" et "Duro de Domar" sur C5N.
Wainfeld a également édité de nombreux livres et collaboré à des ouvrages collectifs. Son ouvrage le plus remarquable, "Kirchner, el tipo que supo" (Siglo XXI), est devenu un texte clé pour comprendre les douze années de gouvernement de Néstor et Cristina Kirchner. Des années plus tard, il a publié "Estallidos argentinos", un essai qui analyse dix épisodes représentatifs de l'histoire récente qui confirment que le peuple argentin "sait se rebeller" dans la rue.

A Paris

En juin 2004, Mario Wainfeld était à Paris pour parler sur le rôle des médias en Argentine. Invité par l’Observatoire de l’Argentine Contemporaine il a parlé surtout de politique, notamment sur le bilan de la première année du président Néstor Kirchner. Il a conclu sa conférence avec ses mots : « Ce qui me rend plus optimiste c’est que cette société a une capacité d’autoconservation et d’adaptation très intéressante. Lorsque j’ai commencé cette conférence, j’ai dit : politiquement l’Argentine aurait pu être pire. Le pire ne s’est pas produit, il aurait pu se produire et il ne s’est pas produit. Peut-être que si nous nous revoyons dans deux ans nous pourrons dire si le pire est passé...»

Illustration 2
Mario Wainfeld et moi © Carlos Schmerkin

Mes mots d'adieu (Instagram)

« Mario, mon cousin éloigné dont j'étais le plus proche, est parti. La douleur est incommensurable.
Nous nous voyions à Buenos Aires à chaque fois que je me rendait au pays. Nous avions un rituel : le petit-déjeuner au musée "Evita", des heures de conversation sur nos vies, nos enfants, notre travail et, surtout, sur la politique. Après quatre années d'absence, nous avions déjà prévu le petit-déjeuner de fin novembre.
Hier, lorsque j'ai appris sa mort, nos conversations, nos échanges de courrier, ces déjeuners en famille, ont refait surface, comme cette rencontre à Madrid chez un autre cousin et toujours avec Cecilia, sa femme tant aimée.
Ses billets du dimanche me manqueront, comme à des milliers d'entre nous qui l'avons lu, mais aussi les fameux "mangazos" de Mario me demandant des informations sur la politique française, que je me faisais toujours un plaisir de lui fournir.
Me manqueront aussi les dédicaces des livres qu'il ne pourra plus écrire.
Tu vas me manquer, mon cher Marito, une absence que je n'arrive toujours pas à assimiler. »

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