Alicia Dujovne Ortiz *, écrivaine et amie m'envoie cette note qui démasque l'hypocrisie de l'empire Benetton.
Pourquoi le photographe de Benetton ignore les Mapuches ?
Un entretien avec Oliviero Toscani publié par le journal Libération le 13 Décembre 2017 dans la section Mode, recueilli par Marie Ottavi ayant en guise d’intitulé une déclaration tonitruante de l’interviewé, « Les migrants, je veux aller les chercher », annonce comme un « hymne à l’intégration » la nouvelle campagne « militante » du légendaire photographe, à l`origine des United Colors of Benetton ». En effet, après dix-sept ans d’absence le créateur de tant et tant d’images choc : le portrait d’un condamné à mort, le « HIV positive », le baiser d’un prêtre et d’une nonne -, revient dans le giron multicolore d’un Luciano Benetton au crâne dégarni, mais a la dent toujours féroce sous les dessous angéliques de sa laine lénifiante. Une dent que Toscani n’occulte pas, bien au contraire : il se plait à affirmer que « avec Benetton nous n’avons jamais exploité le talent d’un George Clooney pour vendre nos produits, nous avons pris les gens de la rue. Ce n’est pas une marque de luxe qui appartient à une fraction très riche de la société », mais il ajoute avec une touchante sincérité : « Nous devons vendre. Nous ne sommes pas là pour nous masturber sur tel ou tel sujet ». Ce sont ces paroles où la vérité éclate qui m’ont donné l’envie de suggérer au photographe un scénario masturbatoire tout aussi stimulant que celui des enfants noirs, dorés ou rouges de ses brillantes publicités, et pourtant sciemment oublié : celui des indiens mapuches de la Patagonie argentine. Il est vrai que la valeur marchande de l’image mapuche n’est pas faite pour érotiser l’Empire Benetton, et pour cause !
Luciano Benetton n’a pas été le premier acheteur étranger de terres patagoniennes : bien d’autres l’ont précédé tels que le magnat Joe Lewis, le patron de CNN Ted Turner, les Suchard, George Soros, Sylvester Stallone et j’en passe. Mais c’est l`homme d’entreprise milanais qui entre 1991 et 1997, en pleine ère du libéralisme sauvage mené à bien par le président argentin Carlos Menem, a cumulé 900.000 hectares en Patagonie, soit quarante fois la surface de la ville de Buenos Aires, moyennant la petite somme de 50 millions de dollars. (C'est d'ailleurs au cours de cette même période que Monsieur Benetton fut nommé sénateur pour le parti de Silvio Berlusconi, alors que la justice italienne l’a jugé pour corruption).
Quant à l’achat de ces terres, disons à sa décharge que Benetton représente l’un des derniers épisodes d’une histoire initiée par le gouvernement argentin lui-même au XIXe siècle, avec l’occupation militaire du territoire le plus vaste de l’Argentine. Un génocide de Mapuches et de Tehuelches s’ensuivit alors, avec pour résultat l’appropriation de ces lieux ancestraux considérés comme sacrés par leurs occupants d’origine, dans le but de mettre leurs matières premières à la disposition du monde. Des terres dont une bonne partie fut gracieusement offerte par l’Etat argentin à quelque cinquante compagnies anglaises, exemptées de droits de douane et gérées pendant cent trente ans par un fond d’investissement commun. On les appelait, pour simplifier, « La Compañía ». Ces actions furent vendues en 1975 à la firme Great Western et, en 1991, au holding international du groupe Benetton, Edizione, qui à l’époque en avait grand besoin pour se consacrer à la production lainière, mais qui à l’heure actuelle découvre, grâce au gisement de Vaca Muerta, un nouveau marché aux nuances plus étincelantes encore : l’or noir.
Déracinés, ni Chiliens ni Argentins, car l’appartenance à ces Etats est une construction postérieure à leur histoire, les survivants se virent poussés vers la Cordillère des Andes entourée dans cette région du Sud de lacs et de forêts, comme au Canada. C’est là que je les ai rencontrés dans les années soixante, puis dix ans plus tard. Ils vivaient aux sommets des montagnes, au milieu d’arbres centenaires dont ils n’avaient pas le droit d’en couper une branche pour réparer leur toit, ces forêts appartenant aux Parcs Nationaux. Pour la même raison chaque famille ne pouvait posséder plus de cinq chèvres- animal déprédateur s`il y en a. Ils ne se souvenaient plus de la langue mapuche, étaient devenus alcooliques et leur détresse se révélait au point qu`ils n’avaient même plus l’envie de traire l’une de ces chèvres pour se procurer un peu de lait. Dans chaque cabane, l’institutrice que j’ai suivie à cheval par monts et par vaux distribuait des « comprimés contre la tuberculose ».
Bien des années plus tard, un renouveau mapuche se fait sentir, en force. Une nouvelle génération est apparue qui se revendique en tant que peuple, et qui demande la restitution de leur territoire pour pouvoir enfin quitter les bidonvilles de Bariloche ou d’Esquel, si ce n’est ces régions inhospitalières où on les avait parqués pour éviter la gêne de leur présence et provoquer un génocide plus lent que le précédent, mais tout aussi efficace. Pas en entier, loin s’en faut: juste une motte de terre au milieu de ce véritable pays qu’est le domaine Benetton. C’est la nouvelle Machi récemment découverte parmi les Mapuches argentins qui le mois dernier, à Bariloche, dans ce même lieu ayant longtemps abrité maints nazis fuyant l’Europe après la guerre, a conduit sa communauté vers un endroit précis sur la rive du Lac Mascardi et leur a dit : « C’est là qu’il faut se réinstaller, c’est là qu’on a vécu avant et il faut y revenir ».
Une Machi, c’est la suprême autorité spirituelle des Mapuches, la guérisseuse, celle qui connaît les plantes médicinales, celle qui monte sur un tronc d’arbre taillé en escalier pour invoquer la divinité unique lors de la cérémonie du Nguillatoun. Il s’agit presque toujours de femmes, identifiées depuis leur enfance à cause des rêves qui les hantent, et que les vieilles Machis savent dénicher afin de les former. Cela faisait cent ans qu’il n’y avait plus de Machi du côté argentin- celles du Chili ont été systématiquement assassinées par les divers gouvernements progressistes ou pas, y compris celui de Michèle Bachellet, en raison de leur influence sur les leurs. La Machi argentine a dix-neuf ans, elle s’appelle Betiana Nahuel et son cousin Rafael Nahuel vient d’être tué par la police d’une balle dans le dos, alors qu’il secourait l’un de ses compagnons poursuivis par la Gendarmerie.
Une mort qui succède de peu à celle de Santiago Maldonado, jeune homme de la province de Buenos Aires parti prêter main forte aux Mapuches qui réclamaient des terres dans la communauté Pu Lof du département de Cushamen, province de Chubut. Et c’est encore la Gendarmerie envoyée par la ministre de l’Intérieur Patricia Bullrich du gouvernement de Mauricio Macri qui a provoqué cette mort par noyade au cours d’une répression féroce. L’Etat argentin en union avec le gouverneur de Chubut Mario Dan Neves, soutenu par des juges qui considèrent ces Mapuches désarmés comme de dangereux terroristes, est donc complice d’une action répressive visant à protéger les intérêts des United Colors. Car, inutile de l’ajouter, le bout de terre désigné par la Machi ainsi que les rives de ce fleuve glacial par où Santiago a tenté vainement de s’enfuir, appartiennent à Luciano Benetton.
Le propriétaire de magasins de mode informelle dans plus de cent-vingt pays, celui qui avait investi dans la Formule 1 lors du moment de gloire où Michael Schumacher a couru sous sa bannière, celui aussi qui possède toujours en Patagonie 280.000 moutons qui produisent
1.300.000 kilos de laine par an, ignore-t-il cette réalité ? Certainement pas: notre Prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel est allé à sa rencontre pour lui en parler, d`homme à homme. Il est revenu en s’exclamant, les yeux ronds : « Benetton ne peut pas comprendre, il le voudrait peut-être mais il n’y parvient pas ». Ironie de l’histoire, cette incompréhension profonde n’a pas empêché le Milanais de fonder à Cushamen, juste à l’endroit où Santiago Maldonado vient de tomber, un musée riche en pièces archéologiques anciennes de 13.000 ans pillées dans les territoires mapuche et tehuelche. Rien de tel que l’Indien mort il y a longtemps pour éveiller l’admiration artistique.
Mais enfin, faut-il faire tout un bazar pour deux morts « accidentelles »?, se demandent aujourd’hui en Argentine ceux qui ont commencé à établir des comptes plutôt obscènes sur le nombre de disparus pendant la dictature militaire : trente mille comme l’affirment les associations de Droits de l’Homme, huit-mille si on s’en tient aux noms répertoriés. En réalité, à entendre une autre autorité spirituelle mapuche, Moira Millán, qui, elle, n’est pas une Machi mais une « guerrière » ou une « messagère », rien que pendant les dernières années la quantité de disparus parmi les mapuches argentins s’élève à cent quarante cinq. « Les gouvernements progressistes font mieux que les autres, sans doute-dit-elle-, mais au moins avec les régimes ouvertement racistes comme celui de Macri on sait à quoi s’en tenir ». Il est vrai que la Loi de Terres kirchneriste de 2011 qui limitait la possession de terres étrangères à 1000 hectares par propriétaire n’a pas été rétroactive, ce qui donne aux milliardaires qui dans les années 90 se sont emparés d’une grande partie du territoire national, dont Benetton, la plus grande tranquillité d’esprit. « La disparition de Santiago Maldonado est en elle-même regrettable- conclut la guerrière mapuche-, mais c’est sa condition de Blanc qui l’a rendue visible, ce qui pourrait également servir à faire connaître tous les autres morts dont personne ne parle : les nôtres, ceux que nous sommes les seuls à honorer ».
Tout en me relisant je me dis qu’il ne faudrait surtout pas interpréter ces lignes comme un appel du pied à Oliviero Toscani pour qu`il s’intéresse à Betiana ou a Moira en tant que modèles photographiques- il est vrai qu’elles sont belles avec leurs pièces d’argent autour du front. Ce faisant il ne perdrait certainement pas de vue ce qui lui tient à cœur, ce mélange vicieux de militantisme supposé et d’affairisme réel. Mais s’il y a du beau dans cette histoire tragique, c’est que la conscience qu’elles ont toutes deux repris en main avec leur peuple n’est pas à vendre.
Alicia Dujovne Ortiz
29/12/2017
*Dernier ouvrage paru, "Milagro Sala, L’étincelle d’un peuple", Editions des Femmes-Antoinette Fouque.