Le contexte
A la démonisation depuis deux ans des organisations de défense de droits humains par le gouvernement de Javier Milei s’ajoute la montée du négationnisme d’État, y compris dans les instances internationales lorsque Alberto Baños, sous-secrétaire au Droits Humains argentin, nie, début novembre, devant le Comité contre la torture de l’ONU, le nombre de disparus pendant la dernière dictature (1976-1983). Il a également affirmé que les organismes de défense des droits humains critiquaient son action parce qu'il avait mis fin à la corruption dans ce domaine, une idée défendue depuis des années par les négationnistes. Ces propos furent accueillis avec perplexité par une grande partie des experts internationaux présents.
La nomination le 22 novembre du général Carlos Presti (1) au poste de ministre de la Défense qui ne prendra pas sa retraite et qui a assisté à sa première réunion du cabinet en uniforme, rompt avec une tradition ininterrompue depuis quatre décennies de ministres civils. Comme par hasard, cette nomination a été annoncée alors que commençait à circuler l'appel à une manifestation pour exiger la libération des tortionnaires condamnés pour crimes contre l'humanité.
La sortie du documentaire « Los fusilados de Racing » arrive au bon moment pour montrer qu'il y a une Argentine qui résiste à l’avalanche réactionnaire qui secoue le pays depuis deux ans.
Le crime que le quartier a passé sous silence
Le 22 février 1977 à l’aube, en pleine dictature civile et militaire, six personnes (quatre hommes et deux femmes) ont été fusillées contre le mur adjacent à la porte 19 du stade du Club Racing, à Avellaneda, banlieue de Buenos Aires. Il n'y a eu aucun communiqué officiel, aucun article dans les journaux, aucune version faisant état d'un « affrontement » comme dans tant d'autres cas : il y a eu des coups de feu, il y a eu des corps, puis il y a eu le silence. Les voisins se sont souvenus du sang sur le trottoir, des sirènes, de l'agitation inhabituelle autour du terrain. Mais la nouvelle n'a jamais circulé. Elle est restée confinée dans le quartier, comme un secret que tout le monde connaît mais que personne n'écrit. C'est ce vide d'information au cœur de la machine répressive que le documentaire « Los fusilados de Racing », de Rodolfo Petriz, vient remettre en question.
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Bonjour, Rodolfo, c'est un plaisir d'être ici avec vous à Buenos Aires et merci de m’accorder votre temps. Pourquoi faire un documentaire sur un événement qui s'est produit il y a près de 50 ans pendant la dictature et dont on ne sait presque rien ? Quelle a été votre motivation pour le réaliser?
Rodolfo Petriz : la raison était peut-être justement celle que vous évoquez. Nous parlons d'un crime commis pendant la dictature, commis par les forces répressives et qui était passé inaperçu pour une grande partie de la population pendant de nombreuses décennies. Il m'a donc semblé important de le faire revivre et de le ramener dans l'actualité, non seulement pour parler de ce crime, mais aussi pour dire d'autres choses. Il y a beaucoup de crimes de la dictature que nous ignorons encore.
Ce crime a été commis dans un lieu emblématique d'Avellaneda, le stade du Racing Club, l'un des deux plus grands clubs de foot de Buenos Aires. Il est curieux qu'il soit resté inconnu pendant si longtemps. Si ce crime a été commis dans un lieu aussi visible et emblématique, peut-on se demander combien de crimes nous ignorons. Et qui certainement ont été commis dans des lieux moins emblématiques et moins connus. D'autre part, il me semblait important d'essayer de découvrir l'identité des victimes, ce que je me suis proposé de faire dès le début. Les victimes étaient inconnues, leurs noms restent ignorés, mais j'avais l'espoir qu'en enquêtant de manière systématique sur l'affaire, nous pourrions découvrir leur identité. C'était peut-être sans doute, mon deuxième objectif.
L'idée est-elle de reconstruire uniquement le passé ou s'agit-il également d'utiliser le film pour susciter une discussion sur le présent ?
De mon point de vue, chaque fois que nous parlons du passé, nous parlons du présent. Chaque fois que j'ai réalisé un documentaire, je l'ai fait dans ce sens. Réaliser un documentaire qui fait revivre des personnages et des événements historiques, c'est aller dans le passé pour voir ce que nous en faisons dans le présent et comment cela nous oriente vers l'avenir. En ce sens, oui, j'ai également pensé ce documentaire pour parler du présent.
Outre les interviews des témoins, j'ai pu observer qu'il y a un parcours spatial de la caméra très présent dans le film. Comment le scénario a-t-il été élaboré ? La façon dont vous avez filmé, dont vous avez interviewé, était-ce prévu dès le début ? Ou cela s'est-il fait au fur et à mesure que vous avanciez dans le tournage ?
Je pense qu'il y a eu un peu des deux. Lorsque j'ai pensé au documentaire pour le présenter dans le cadre du financement, il y avait un scénario moyennement élaboré ; une sorte de recherche journalistique - policière, pour savoir ce qui s'était passé, avec quelques personnes interviewées dont je savais qu'elles allaient me donner des informations, grâce à l'enquête menée au préalable, et avec quelques images visuelles dont je disposais. Bien sûr, au fur et à mesure que j'avançais dans mes recherches et que les différentes personnes que j'interviewais me donnaient des informations sur ce qui s'était passé et me suggéraient de parler à d'autres personnes, toute cette première recherche a pris un nouveau sens et s'est élargie. Le documentaire s'est également construit au fur et à mesure du tournage. Jusqu'à aboutir à une fin que je n'avais pas vraiment en tête lorsque j'ai commencé le tournage.
En parlant du tournage, quelles difficultés avez-vous rencontrées et comment l’avez vous financé ? Car je crois comprendre que l'Institut National du Cinéma (INCAA) est dans une situation catastrophique à cause du gouvernement Milei.
Oui, j'ai eu la chance d'avoir commencé ce projet en 2019. Le projet a donc obtenu le financement de l'Institut national du cinéma, sous la direction précédente, qui soutenait fortement la production cinématographique en Argentine et surtout la production de documentaires. Il y avait un budget pour des documentaires numériques, appelés documentaires à faible coût, nous permettant de raconter des histoires originales.
Ce documentaire a donc été financé par l'Incaa, par le mécénat et par la ville de Buenos Aires. Cela m'a permis de mener à bien le tournage. En termes de difficultés pendant le tournage, je dirais qu'il y en a eu deux. L'une concernait plusieurs témoins ou personnes connaissant les faits mais qui ont refusé d'apparaître devant la caméra. Ils m'ont donné des informations très utiles, mais je n'ai pas pu enregistrer leur interview, peut-être à cause de cette peur qui reste encore en eux, une peur qui leur vient de ces événements traumatisants qu'ils ont vécus il y a plus de 40 ans et qui perdure encore aujourd'hui. Cela m'a beaucoup surpris.
L'autre problème concernait l'obtention de documents de l'époque conservés dans des archives (2). J'ai pu filmer certains documents, mais d'autres m'ont été refusés, malgré les démarches institutionnelles. Heureusement, j'ai pu les obtenir par d'autres moyens, grâce à des personnes qui ont accepté de collaborer et qui m'ont dit : « Ah, on ne te les donne pas, mais je peux te les procurer » Et je les ai obtenus.
Et peut-être, je dirais qu’une troisième et dernière difficulté concernait l'obtention des noms des personnes mentionnées dans les interviews. Par exemple, je cherchais le nom d’un témoin de la fusillade, le gardien de nuit de l’usine située en face. Malgré six mois de recherches personne ne s’en souvenait, jusqu’à ce jour où Tito, un homme de 90 ans, me l’a révélé. L’information m’a permis au moins de reconstituer l'histoire.
Los fusilados de Racing n'est pas un documentaire classique. Comment êtes-vous arrivé à cette façon de filmer et d'incorporer la musique qui rappelle les films de suspense, de travailler les images comme celle tournée dans votre bureau la nuit, avec les écrans, lors d’une conversation téléphonique avec quelqu'un qui ne veut pas être interviewé ?
Je dirais que ce n'est peut-être pas courant dans les documentaires plus classiques. J'ai fait un master en journalisme documentaire où on nous a proposé de rompre un peu avec ce qu'est le documentaire classique, ce qu'on appelait la tête parlante, n'est-ce pas ? Une personne qui s'assoit devant la caméra et ne fait que parler. Le documentaire intègre des nouveaux mécanismes depuis déjà 20, 25 ans. Je pense que les plus grandes innovations et la créativité dans le cinéma se trouvent dans le documentaire et non dans la fiction.
Pour moi, la fiction, dans une certaine mesure, reste la même. Avec des réalisateurs meilleurs ou pires, avec des bons ou mauvais scénarios. Je pense que le documentaire a intégré beaucoup de mécanismes issus de la fiction et s’est beaucoup enrichi. Comment raconter cette histoire de manière à captiver le spectateur ? En suivant les lignes directrices du film policier classique, dans la mesure des ressources dont on dispose, bien évidemment.
De plus, j'ai reçu une subvention très limitée pour réaliser ce documentaire. Il faut donc se débrouiller. Et cela a peut-être un rapport avec le fait d'avoir vu des films de ce genre et de se dire : « Comment puis-je recréer ces conversations de personnes qui n'ont pas voulu apparaître à l'écran ? Eh bien, j'invente la conversation téléphonique. »
Pour la musique, heureusement, je peux toujours compter sur la collaboration de Rodrigo Sánchez Mariño, une personne très talentueuse. Il ne fait pas seulement de la musique de films, mais aussi du design sonore. Il fait également de la direction photographique, ce que l'on voit dans le documentaire. Nous avons également fait le montage ensemble. Rodrigo et moi avons discuté sur ce qui convient le mieux à chaque scène puis il s'enferme immédiatement chez lui et propose des idées fabuleuses pour la musique, toujours avec l’objectif de soutenir la scène pour que le rythme ne faiblisse pas. C'est un long documentaire, mais l'image est toujours accompagnée du design et de la musique, cela donne de la puissance.
En effet, le documentaire a un rythme qui ne lasse pas du tout et qui vous emmène dans l'évolution de l'enquête. Que pense la direction du Club Racing de ce documentaire dans lequel le club est très présent ?
Oui, je dirais que le lien entre le club et le documentaire remonte à avant même le début du projet, même si cela peut sembler paradoxal. Pourquoi est-ce que je mentionne cela ? Parce que le club Racing fait heureusement partie des clubs qui ont commencé à promouvoir l'idée de mémoire, de vérité et de justice dans le domaine du football. Avant même la réalisation du documentaire, le club Racing avait soutenu la discussion sur ce qui s'était passé devant le mur du club. Bien que cela ne dépendait pas directement de lui, une fresque a été peinte en face du lieu en 2019 où les événements se sont déroulés, qui a été approuvée et discutée par la direction du club depuis le début du tournage, car le club m'a ouvert ses portes pour que je puisse filmer autant de fois que nécessaire.
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Maintenant que le documentaire est terminé, le club collabore également à sa diffusion par le biais de son département « histoire et culture ». Après l'avant-première, organisée par le Secrétariat des droits humains d'Avellaneda avec le soutien du club, nous prévoyons maintenant de projeter le documentaire au siège social du Racing le mois prochain, ce qui montre son engagement très fort tant en faveur de la défense des droits humains et de la politique de mémoire, de vérité et de justice. Dans ce cadre, plusieurs filiales du Racing Club implantées dans d'autres villes du pays collaborent également à l'organisation de projections en mettant à disposition les structures des filiales pour présenter le documentaire.
Est-il vrai que le projet est né à partir d'un article que vous avez lu, écrit par une journaliste ?
Oui, ce documentaire trouve justement son origine dans un article d'une journaliste et productrice, Micaela Polack, qui a appris ce qui s'était passé au Racing, elle qui est une grande fan du Racing, tout comme moi, encore plus fan du Racing que moi. Elle a appris ce qui s'était passé grâce à un petit paragraphe paru dans un livre sur une figure légendaire du Racing, Omar Orestes Corbatta. Alejandro Wall, un autre journaliste, a écrit un livre sur Orestes Corbatta, et dans ce livre apparaît cette information selon laquelle le joueur aurait trouvé les cadavres en retournant au stade de Racing. Et celui qui a transmis cette information au journaliste Alejandro Wall était l’avocat Pablo Llonto, représentant de nombreuses dénonciations liées au droits humains.
Vous ne vous êtes pas contenté de faire des recherches et de réaliser un documentaire, car j'ai appris que vous vous êtes constitué partie civile devant la justice pour savoir qui étaient ces personnes et qui étaient les auteurs de cette fusillade.
J'ai décidé de me constituer partie civile dans cette affaire en grande partie à la demande de Pablo Llonto, qui a consacré sa vie à la défense des droits humains et à devenir avocat, voire spécialiste des crimes contre l'humanité. Et c'est lui qui, après quatre ans d'enquête, m'a suggéré : « Rodolfo, personne n'enquête là-dessus ? ». Non, lui ai-je répondu, personne. Et il m'a dit : « Bon, écoute, si tu veux, je te représente », comme il le fait pour tant d'autres affaires sans demander un centime. Et je pense qu'il n'y avait pas d'autre choix que de lui dire oui. Parce que quelqu'un devait porter cette affaire devant la justice. Et en ce sens, je me suis senti obligé de le faire, comme une responsabilité face à ce qui s'était passé. D'une certaine manière, ce documentaire commence avec Pablo Llonto et se termine avec lui, celui qui a marqué le début et la fin du documentaire.
Je vous remercie donc d'avoir réalisé ce documentaire, et j'espère que nous pourrons le projeter en France l'année prochaine à l'occasion du 50e anniversaire du coup d'État.
Merci à vous, Carlos, de m'avoir interviewé. Et j'espère en effet qu'il pourra être projeté en France.
(Entretien réalisé à Buenos Aires le 20 novembre 2025)
Bio
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Rodolfo Petriz est né à Temperley, dans la province de Buenos Aires, en 1971. Il est professeur de philosophie à l'Université de Buenos Aires et titulaire d'un master en journalisme documentaire de l'Université nationale de Tres de Febrero. Il a réalisé, produit et scénarisé les longs métrages documentaires suivants : « El Navegante Solitario » (ARG/2019/108 min), sur la vie du légendaire navigateur argentin Vito Dumas. Il est sorti en salles en 2020 et a participé à de nombreux festivals, dont le 21e BAFICI 2019. « Varsavsky-El Científico Rebelde » (ARG/2022/98 min), sur la vie et l'œuvre du pionnier de l'informatique Oscar Varsavsky. Il est sorti en salles en juin 2023. Il a remporté le prix Félix Oliver du meilleur long métrage documentaire lors du 17e ATLANTIDOC-Festival international du film documentaire d'Uruguay (2023). « Los Fusilados de Racing » (2025) est son troisième long métrage documentaire.
Le film a été projeté le 16 novembre au cinéma Gaumont, la salle la plus emblématique du cinéma national, dans un contexte d'attaques du gouvernement de Javier Milei contre tout ce qui touche à la culture. D’autres projections sont en cours dans des différentes salles du pays.
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Notes :
1- Le communiqué officiel a omis de mentionner que son père, le colonel Roque Carlos Presti, était chef de la police de Buenos Aires pendant la dernière dictature, qu'il contrôlait plusieurs camps de concentration clandestins, qu'il avait été arrêté pour 44 crimes contre l'humanité et qu'il n'avait retrouvé sa liberté que grâce à la loi sur l'obéissance due du président Alfonsín. Lorsque cette loi a été abrogée et que les procès ont été rouverts en 2005, le père de Presti était déjà mort. Mais cette omission a été remplacée par l'annonce que la nomination du fils « inaugure une tradition » et met fin à « la diabolisation de nos officiers, sous-officiers et soldats ».
2 - Avec la participation des Archives provinciales de la mémoire, ce film s'appuie sur de nombreux témoignages oraux et des archives, entremêlés avec la reconstitution des faits. Il convient de souligner tout particulièrement le témoignage d'un témoin essentiel, qui se trouvait en compagnie de l'idole du club d'Avellaneda, Oreste Osmar Corbatta, lorsque cet épisode condamnable s'est produit. « Je marchais avec Omar Oreste Corbatta, un ancien joueur de football, et nous avons vu plusieurs personnes mortes, abattues par balle. Je n'ai vu aucun militaire, ni aucun autre type de personnel. Les corps se trouvaient sur le trottoir devant la billetterie, rue Colón », a raconté Rafael Barone. Les archives de l'ancienne Direction des renseignements de la police de la province de Buenos Aires (DIPPBA) ont confirmé le rapport rédigé par la police de Buenos Aires à l'époque et, comme on pouvait s'y attendre, ont attribué cet événement à un faux « affrontement avec un groupe extrémiste ». Créée en 1956 et dissoute en 1998, la DIPPBA a intégré l'appareil répressif de Buenos Aires en produisant systématiquement des informations et des renseignements politiques au service du terrorisme d'État. Depuis 2001, grâce à la loi 12.642, ses archives font partie du fonds de la Commission provinciale pour la mémoire (CPM).
Fiche technique
LOS FUSILADOS DE RACING (Argentine, 2025)
Réalisation Rodolfo Petriz | 111 minutes, documentaire. Scénario, production et réalisation Rodolfo Petriz.Direction de la photographie Rodrigo Sánchez Mariño. Montage Rodolfo Petriz / Rodrigo Sánchez Mariño. Assistant à la réalisation Luis Petriz.Assistante de production Carolina Mamilovich. Conception sonore et musique originale Rodrigo Sánchez Mariño. Dessins et animation Nicolás Castelo / Noelia Garín. Entretiens Rodolfo Petriz et Ana Perciavalle
Témoignages :Rafael Barone, Pablo Llonto, Julieta Sahade, Claudia Berlingeri, Lito Trabés, Raúl Lossino, Silvia Buffalini, Víctor « Beto » Díaz, Claudio Yacoy, Hernán Bravo, Carlos « Maco » Somigliana, Alejandro Inchaurregui, Patricia Bernardi, Julián Scher, Ariel Scher, Famille Cobacho, Benito Gorgonio de Miguel.