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Selon le PNUD, trente-quatre millions d’Afghans (sur 40 millions) vivraient sous le taux de pauvreté, taux qui ne cesse d’accélérer depuis la reprise de pouvoir des Afghans, il y a presque deux ans- le taux étant de 19 millions en 2020. La raison principale serait l’évacuation totale des femmes urbaines mais aussi des fonctionnaires masculins dans des domaines essentiels dont l’enseignement, l’administration, la police et en partie les services de santé, en particulier tout ce qui était financé par des ONG étrangères et l’aide internationale sur lequel dépendait la survie du précédent gouvernement. Pour ne pas succomber à la famine, on a noté le mariage de plus en plus fréquent de toutes jeunes mineures, sanctionné comme conforme à la charia par les autorités talibanes- la dot étant payée par le fiancé au père de la promise. Des cas de bébés vendus à la naissance ont même défrayé la chronique, tous ces scandales dénoncés par des témoins tel que le journaliste Mortaza Behdoudi emprisonné depuis janvier 2023 pour avoir trop bien fait son métier. Même s'il ne fait rien pour les empêcher, le gouvernement afghan censure des révélations aussi inexusables, mêmes de la part de journalistes étrangers.De plus, l’Afghanistan n’est pas épargné par les effets de catastrophes naturelles d’autant que rien n’est mis en place ni pour prévenir ni pour pallier aux dégâts résultants. La déforestation massive, l’agriculture organisée en mode survie, l’absence d’infrastructures, y contribuent largement
La guerre sainte contre la corruption et les trafics: une compatibilité inattendue
Mais si la population meurt à petit feu, cette misère ne touche pas tous: comme dans tous les pays mafieux et corrompus, les classes dirigeantes et les différents clans au pouvoir sembleraient relativement épargnés. Tous pachtounes, tous originaires des mêmes régions sur sud et de l’est, ils ne partagent pas forcément la même idéologie ascétique, même soumis à Haibatullah Akhundzada, chef suprême reclus dans son fief de Kandahar, mais de plus en plus présent dans la gestion de l’administration. Hanafiste de la plus stricte obédience, il tire son autorité du fait qu’il avait été la référence pour les questions théologiques auprès du Mollah Omar. Selon ses écrits le jihad armé ne s’arrêtera pas avec le « départ des infidèles » mais l’anéantissement de toute forme de corruption (fasad) qu’ils auraient apporté, un programme qui visiblement n’est limité ni dans le temps ni dans l’envergure, d’autant que la vie terrestre n’est considérée qu’une étape vers une éternité purifiée par l’évacuation de tout élément considéré non-, donc anti- islamique. C’est dire l’indifférence totale du Mollah envers la famine et les ravages indicibles qui tuent la population afghane à petit feu : les catastrophes naturelles sont perçues comme des punitions divines. C’est ainsi que les dérapages écologiques, voire de famine qui en découle ne sont pas forcément considérés comme des problèmes à résoudre par un quelconque gouvernement humain, puisque c’est au Tout-Puissant de sauver le menu peuple- ou non, selon sa divine décision. On ne s’étonne pas que le Mollah n’ait pas hésité d’envoyer son propre fils de 23 ans en mission suicide dans le Helmand .
La définition de la corruption constitue la pierre d’achoppement contre laquelle toute tentative de modernisation bute. Comment effectuer un compromis avec le XXIe siècle sans lâcher l’orthodoxie ? Un retour aux années 1990 n’est pas envisageable. La société de consommation et son attirail technologique sont passés par là et officieusement intégrés à tous les niveaux. Si le gouvernement s’acharne contre les manifestations les plus visibles de cette indicible 'corruption,' en particulier tout ce qui constitue les droits des femmes, il semblerait que les trafics des matières premières et surtout la drogue ne rentreraient pas dans cette catégorie impie.
Au contraire, plus encore qu’avant, ce sont là les sources des richesses des Talibans, voire la colonne vertébrale de leur économie qui se porte moins mal que l’on aurait cru.
Les rapports de l’ONU notent des signes de reprise, avec une augmentation des exportations, une hausse attendue des recettes fiscales nationales de 8 %, une stabilisation du taux de change et une réduction de l’inflation . Officiellement, les tapis constitueraient l’export principal (45 %) suivi de fruits secs (31%) et de plantes médicinales (12 %). Sachant que la main-d’œuvre principale dans ces productions est composée surtout de femmes et d’enfants des milieux ruraux actuellement affamés et malades, on peut questionner de pareilles informations. Les plantes dites médicinales se rapprochent le plus d’une réalité bien enfouie.
La richesse (illicite) des Talibans
Les Talibans sont une des organisations labélisées terroristes les plus riches du monde. Leurs finances proviennent de plusieurs sources, pour la plupart naturelles, à commencer celles trouvées dans le sous-sol, dont depuis l’antiquité les pierres précieuses, le marbre et aujourd’hui en particulier le lithium et les terres rares comme le néodyme, le praséodyme ou le dysprosium, essentielles pour les industries d'avenir non dépendantes du pétrole. Les Chinois auraient même contribué à financer le retour des Talibans pour accéder plus facilement aux mines de cuivre (entre autres). En échange d’un contrat extrêmement juteux, en dépit de l’apparente volonté de lutter contre la « corruption morale » (et la présence de toutes les religions sauf l’Islam) les mollahs se sont engagés à préserver avec soin les vestiges de monastères bouddhistes situés juste à côté de la mine bouddhiste de Mes Aynak…Ni la Chine ni l’Afghanistan ne sont regardants question droits humains et tous les deux partagent un pragmatisme des plus cyniques. Sans parler de la joie de marquer un point contre les États-Unis. Ce commerce correspond vraisemblablement à une partie déclarée des recettes fiscales nationales.
Quant à la réalité des plantes médicinales, ne correspondrait-elle pas elles plutôt à la culture massive du pavot, au cannabis et à présent de l’éphédra, responsable des revenus astronomiques par ce pays misérable qui continue à fournir près de 85 % de l’opium et de l’héroïne sur la planète, sans parler de la majeure partie du cannabis sur le marché mondial? Des laboratoires avaient été installés dans la zone frontalière depuis les années 1980 renforcés et étendus pendant tout le temps de l’occupation américaine, finançant ainsi la résistance des Talibans et à présent leur pouvoir. Pourquoi se priver de telles ressources dont la résilience n’est plus à prouver ?
Aucun des organismes économiques officiels, dans leur volonté de normaliser les relations avec l’Afghanistan n’y font pas directement référence. Et pourtant les Nations Unies et d’autres ont fait état de l’augmentation de 32 % de la culture du pavot en 2022. Comment n’en pas faire ressortir l’aveuglante contradiction
Les fiefs Taliban du sud produisent la quasi-totalité du pavot, dépit des promesses d’interdiction édictées par le gouvernement. Certes un décret du leader spirituel Abkhunzada d’avril 2022 avait interdit la production, le commerce et l’usage du pavot et lors de son discours pour l’Eid, il s’est félicité de la quasi-éradication de cette culture, confirmée il semble par des photos satellite .
Mais peut-on vraiment le croire ? Une bonne partie de la population pauvre du pays, soit au moins un demi-million de paysans et leurs familles, dépend pour sa survie de sa culture, commercialisée par des chefs talibans dans la région d’autant que le pavot pousse encore mieux sur les terres plus arides. L’opium était le principal produit d’exportation du régime de la république et il y a peu de chance que cela s’arrête. À cela s’ajoute une relative nouveauté, la méthamphétamine produite par l’éphédra, un arbuste sauvage qui pousse partout. Il est certain que si jamais les Talibans arrivent réellement à réduire la production d’opium (ce qui est peu probable) un tout aussi rentable produit de substitution prendra le relais sans tarder. C’est le chemin qu’a pris le Myanmar : après la suppression de la culture du pavot, ce pays est devenu le premier producteur de cette drogue très prisée surtout sous forme de ‘crystal meths’ hautement addictifs . On n’arrête pas le progrès, même dans le domaine de la drogue- la Syrie actuellement est le premier narco-état du monde à cause de sa production de captagon, une amphétamine relativement nouvelle sur le marché mondial. Ce qui n’a pas empêché le retour récent de Bachar Al Assad à la Ligue arabe Si Abkhunzada a parlé de l’opium, il s’est abstenu de toute référence à la fabrication d’alternatives en voie de devenir tout aussi rentables.
Le retour triomphal du Paolo Escobar afghan:Bashir Noorzai
En septembre dernier, un échange de prisonniers a été effectué entre les Américains et les Afghans. L’ingénieur Mark Frerichs, incarcéré depuis deux ans a été relâché contre Haji Bashir Noorzai, emprisonné depuis 2009, peu connu des médias occidentaux sinon en tant que Taliban sans portefeuille et trafiquant de drogues, ce qui figure sur tous les CVs de dignitaires de cette obédience. En fait, il s’agit bel est bien de celui qu’on a appelé le Paolo Escobar afghan. Son retour à l’aéroport de Kaboul a été triomphal, accueilli par des membres les plus importants du gouvernement, dont le premier ministre Mollah Akhund Baradar, Mollah Yaqoub Mujahid, fils du Mullah Omar, ministre de la défense. On ne connaît pas la réaction personnelle de l’austère Mollah Abkhunzada devant l’arrivée sur la scène de ce puissant baron de la drogue à qui il ne demandera certainement pas de le seconder dans sa croisade anti-drogue. N’oublions pas la solidarité tribale très importante en Afghanistan, surtout à l’intérieur de la population pachtoune : le leader spirituel et le trafiquant appartiennent à la même tribu, les Noorzai.
Si Abkhunzada n’a pas interdit son retour, c’est qu’entre autres l’Escobar afghan est un atout économique de la première importance. N’oublions pas que le management d’Escobar est tenu comme exemplaire même auprès des spécialistes du commerce et que sa gestion du marché de la cocaïne en a fait à un moment la 7ème fortune mondiale, selon Forbes. Noorzai a dû faire comprendre à ses associés au gouvernement à Kaboul que ce n’est pas avec le nouveau programme scolaire centré sur les madrassas qu’on formera les cadres appelés à gérer le business paternel. Ce qui est bon pour le menu peuple affamé ne convient nullement à l’élite.
L’on sait que durant leur exil, les leaders Talibans à Peshawar, Quetta, Qatar ou Doha ont envoyé leurs enfants (les filles également) faire des études dans des écoles locales puis des universités privées. Le fils du Mollah Omar, le Mollah Yacoub, actuel ministre de la défense a lui-même complété ses études dans une madrassa à Karachi par des cours d’anglais et de management. Il n’est pas le seul. Aujourd’hui à Kaboul, le responsable des technologies d’information prend des cours de perfectionnement financés par le gouvernement. Des collègues ont mis en place des cours d’informatique très select à Ghazni et Paktia
On ne s’étonne guère que les Talibans ne considèrent pas essentielle la reconnaissance internationale pour survivre confortablement. À quoi bon les droits humains, la transparence même au minimum, un État droit si en plus d’une perte de contrôle quasi totalitaire sur la population, on est contraint de contrôler ce qu’il y a des plus rentable pour l’économie de la classe dirigeante ? Les narco-états ne sont pas réputés pour leurs priorités démocratiques :la Colombie, le Myanmar et la Syrie arrivent tout de même à se faire respecter par les nations qui leur importent.…
En vérité, les Talibans et une bonne partie de leurs sympathisants sont (presque) persuadés qu’ils vivent dans un pays potentiellement riche pour peu son exploitation soit quelque peu réorganisée et que l’autarcie par ce fait serait possible. Ajouter à cela la conviction d’avoir vaincu le pays le plus puissant du monde par eux-mêmes sans aide extérieure donc pas de comptes à rendre à qui que ce soit, d’autant que les puissances occidentales ont laissé un souvenir négatif de leur gestion des milliards destinés à soulager la détresse afghane. Tant qu’à faire, la corruption, fatalité depuis le début des temps n’a qu’à rester dans l’entre-soi, apparemment plus tolérable