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Un triangle orné d’ une sorcière sur un balai marque la porte de l’entrée de l’atelier de drones. Référence au fameux bataillon d’aviatrices, les Notchnie vedmi, les sorcières de la nuit de l’armée soviétique qui semaient la terreur dans le ciel pendant la Seconde Guerre mondiale ? En tout cas leurs descendantes ukrainiennes ont repris la lutte.
Première surprise. Svetlana, la soixantaine, matrone dotée d’une corpulence impressionnante nous accueille alors que je m’attendais à de jeunes geeks rêvasseurs.
Svetlana est l’ingénieur en chef de cet atelier situé dans la banlieue de Kyiv. « C’est moi qui forme les gamines », explique t-elle devant une multitude de petits engins de taille différentes qui ressemblent à des insectes desséchés venus d’une autre planète.
Des vis, de minuscules clous, des tournevis, des perceuses électriques, des batteries, tous soigneusement rangés par taille dans des boites diverses. Une multitude câbles et fils électriques de toutes les couleurs, fins et épais, de petits écrans, peut-être des caméras, des moteurs miniatures.
Svetlana me montre l’imprimante 3D, un trésor prisé par tous ceux et surtout celles (et elles sont nombreuses en Ukraine) qui fabriquent ces engins diaboliques. « Très utile, certainement fait Svetlana, mais pour les finitions, je préfère encore le travail à la main. Qu’est-ce que tu veux, je suis vieux jeu ! »
Ces châssis squelettiques sont en aluminium, en plastique, fibre de carbone; certains sont fabriqués à partir de drones russes recyclés. On y attache un moteur, des hélices, une camera et Svetlana agite ses doigts comme un prestidigitateur, « Et là, en dessous, on insère notre bombitchka, notre gentille petite bombe » annonce-t-elle sur un ton malicieux.
J’ouvre grand les yeux, Svetlana a compris que je n’y entendais rien et m’explique : il y a les petits drones qui photographient et puis qui reviennent et puis les gros font un aller-simple, c’est déjà plus compliqué. Celles qui tuent ?, dis-je bêtement ? Ben évidemment qu’est-ce que tu crois ? Sa fille me dit-elle, est au front et fait partie de ces 67 000 femmes engagées dans l’armée ukrainienne (dont 10 000 engagées dans la zone des combats).
Dans cet atelier, les drones sont hyper sophistiqués et sont destinés au front. Le plus gros problème, c’est le manque d’éléments mécaniques que les Chinois n’arrivent plus à fabriquer à temps, tant la demande mondiale est importante.
On entend une sirène « Ça y est ils remettent ça, jour et nuit » fait Svetlana, lasse mais à l’écoute « Tout au plus des shaheds iraniens qui ne font que passer ». En fait ce sont les mêmes que l’Iran a envoyé sur Israël. « Pas besoin de t’en faire ». D’autant que la sirène vient de s’arrêter
Je lui demande ce qu’elle fait lors des alertes de nuit. « Au début, comme tout le monde je courrais vers la station de métro, mais à la fin, on en a marre ». C’est ce que m’ont dit tant d’habitants de Kyiv. Généralement, ils s’installent dans le couloir dépourvu de fenêtres ou la salle de bains pour éviter les éclats de verre, nuit après nuit. « En fait, depuis l’an dernier, j’ai une alarme personnelle, mon chat, Omelette. Il dort avec moi, les drones kamikazes, les shaheds iraniens, peuvent voler au-dessus de mon bâtiment, il ne bouge pas mais quand il pressent l’arrivée d’un missile balistique, il me force à me lever et on fonce dans la salle-de-bain. »
Dans les diverses provinces, en particulier celles qui jouxtent les zones occupées par les Russes, on fabrique des drones plus simples avec des matériaux récupérés, des câbles de tout genre, y compris ceux envoyés par colis humanitaire à partir de la France.
Katia vivait dans une bourgade à l’est du pays où elle était responsable municipale. Les Russes ont envahi, les habitants ont été expulsés et n’ont été autorisés à emmener qu’une petite valise. Les militaires russes les ont conduits en direction de la région voisine sous contrôle ukrainien. Sur la route, les passagers ont été obligés de sortir du car et rester à genoux dans le froid pendant des heures. Tout personne qui voulait aller aux toilettes était contrainte d’uriner sur un drapeau ukrainien. Une jeune fille a été saisie par deux militaires russes, on ne l’a plus jamais revue.
Katia a tenté de re-organiser la vie de son village de réfugiés. Tout est à réinventer. Le manque d’électricité a fait de sorte qu’on vient de mettre en place une bibliothèque de prêt. « Avant tout le monde était scotché sur son téléphone ! Maintenant ils viennent emprunter des livres, même les jeunes ! » fait Valentina fièrement. L’Ukraine doit être le seul endroit au monde où l’édition se porte bien, en témoigne l’essor de nouvelles maisons d’édition et de librairies.
Elle a organisé des ateliers de fabrication de drones où elle fait travailler des réfugiées. « C’est un officier de notre armée qui nous a appris comment assembler les différentes composantes qu’on nous livre. Nos drones servent à répliquer aux attaques venues d’en-face ou à identifier des localités. Ce n’est pas avec ça qu’on attaquera Moscou, mais au moins on fait quelque chose d’utile ». Cependant, Katia risque sa vie, les Russes ont repéré le numéro de sa voiture ainsi que son adresse et les autorités militaires lui ont vivement conseillé de déménager.
Pendant quelques jours, Katia est venue à Kyiv parce que sa fille, 30 ans, est atteinte d’un lymphome grave et se fait soigner à l’hôpital. Un nombre croissant de jeunes souffrent de cancer en Ukraine. Katia dort chez notre amie Tania. Si le fait d’habiter à la frontière d’une région occupée par les Russes ne l’effraie plus, ici les sirènes de la nuit l’épouvantent et elle est la première à courir vers le métro en nous incitant à la suivre. En général, on ne bouge pas.
« Mon rêve c’est de dormir en pyjama dans mon lit pendant toute une nuit » me dit Tania. Elle vient d’acheter un sac de couchage pour s’allonger, sinon dormir dans le corridor. Et près de la porte, est posée sa petite valise avec ce qu’elle juge le plus important. « Tu imagines si le bâtiment est bombardé et je me retrouve sans petite culotte ou une savonnette ? » Sans oublier les papiers et le trésor le plus précieux : les photos de ses enfants et son mari décédé.
Quand sa maison familiale a été réquisitionnée par l’occupant russe dans le sud du pays, tous les objets personnels ont été brûlés, dont les albums de famille et les diplôme. Tania, comme tant d’autres ne possède plus de trace tangible de ses parents, ses grands-parents ou de son enfance.
Les Russes cherchent à assassiner la mémoire, brouiller les souvenirs du passé, comme ils le font avec les 35 000 enfants ukrainiens qu’ils ont kidnappés et placés de force dans des familles et des orphelinats militarisés afin de les ‘russifier’ et de gommer tout leur passé. Une tactique qui appartient à un projet génocidaire, on le sait.
En attendant, la fabrication de drones semble être devenue une nouvelle forme d’artisanat et de résistance féminine à travers tout le pays : les jeunes femmes et les moins jeunes suivent un cours intense dans un des nombreux ateliers pendant quinze jours et s’y mettent à plein temps. On raconte que les ménagères en fabriquent jusque dans les cuisines.
« Tu sais, fait Svetlana, en Ukraine on a trois sujets de conversation principaux, Maidan (c’est à dire le gouvernement), le borsht et les drones. Comme nous sommes très individualistes, on n’est jamais d’accord pour la politique ou la meilleure recette de borscht. Mais alors question drones, alors là on est vraiment unis. Et on luttera jusqu’au bout.»

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Kyiv, le 28 juin 2025
Les noms ont été changés