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Nombre de tribunes paraissent actuellement pour culpabiliser celles et ceux qui refusent de voter pour Emmanuel Macron, sans pour autant adhérer aux positions de Marine Le Pen. À tous les coups, l'on brandit la menace des élections allemandes de 1931, le spectre du fascisme et du nazisme et ainsi de suite. Des membres cyniques de la gauche supposément pensante que vise sans doute "Le Monde", las des contradictions et des mensonges de nos politiciens, ont déclaré ou m'ont confié qu'ils avaient l'intention de préserver ce qu'ils imaginent être leur insoumission. Mais c'est qu'ils peuvent se le permettre, ayant des revenus ou retraites confortables. Après moi le déluge. Ce n'est pas à elles et eux que je m'adresse.
Les arguments pourtant intelligents et fondés de la presse inquiète ne sauraient vous toucher, jeunes électeurs, ce que Christiane Taubira a été une des rares à remarquer dans une video qui (heureusement) fait un tabac sur Facebook.
Ce n'est pas en brandissant les horreurs d'un passé nébuleux, tout au plus sorti des livres d'histoire ou des souvenirs de grands-parents quasiment cacochymes que vous, jeunes électeurs réagirez. Après tout, combien d'entre nous qui étudions aujourd'hui ce passé en le reliant au monde actuel, avons songé à poser à temps les questions importantes à nos grands-parents? Moi la première, j'étais trop occupée à vivre ma vie d'adolescente déjà insoumise.
Ce qu'il faut vous représenter et crier sur les toits, c'est le monde qui nous attend si par malheur Marine Le Pen devenait présidente et/ou dominerait les élections législatives.
Car ce n'est pas du fascisme, disons à la Mussolini, qui nous attend, mais une nouvelle sorte d'autoritarisme qui se maintient par la répression des droits humains, des acquis sociaux, de la liberté de la presse, des purges, l'interdiction des ONG citoyennes indépendantes. Partout la même justification, l'invention d'un roman national, de supposées origines ethniques "pures" transmissibles uniquement par le sang, d'une normalisation de la domination patriarcale "ancestrale" légitimée par la religion — dans ce cas le Christianisme.
Ce qui implique fatalement un état et surtout une présidente aux pouvoirs renforcés dans une sorte d'état d'urgence permanent avec une police, une armée et sans doute prochainement une milice qui serviraient surtout à contrôler le peuple. Au nom, bien entendu, d'une supposée menace d'un ailleurs nébuleux, dans ce cas surtout musulman et basané.Cela vous rappelle quelque chose ? La Turquie d'Erdogan, par exemple ? La Russie ? (qui finance, les comptes du FN c'est un secret de Polichinelle). La vision de l'ami Trump ? Bien entendu, vous me répliquerez que ce n'est pas pareil. Vous avez tout à fait raison : la situation de chacun de ces pays n'est pas arrivée du jour au lendemain. Mais il fallait bien commencer quelque part...
Pour commencer, la France continuerait à faire partie, mine de rien, d'une certaine union européenne d'extrême droite nationaliste, non celle que nous connaissons, avec les défauts que l'on sait, mais l'autre, celle composée de pays dont la Pologne et la Hongrie, alliés naturels dans l'U.E. Auxquels s'ajoute la Ligue du Nord en Italie, le Parti radical serbe, l'Aube Dorée en Grèce et les quasi 50 % d'Autrichiens d'extrême droite, le parti du progrès en Norvège, 2e parti du pays, le Parti pour la liberté de Geert Wilders aux Pays-Bas, Notre Slovaquie, l'Aube-coalition nationaliste en Tchéquie. Loin d'être des groupuscules et même s'ils n'ont pas obtenu des pourcentages importants dans les élections, leurs députés siègent dans leurs parlements . Et y exercent une influence délétère. Et n'allez surtout pas croire qu'ils ont des projets économiques altruistes: certains de ces pays, surtout post-communistes sont gouvernés par des mafias d'oligarches, il faut bien que l'argent circule...
Certes, dans cette nouvelle France aux relents travail-famille-patrie, nous aurions droit à des jumelages entre villes amies mais uniquement celles contrôlées par des partis d'extrême droite alliés. Vos petits frères et sœurs pourront passer des vacances en s'abreuvant de doctrines nationalistes d'un pays à l'autre. Si vous êtes franco-français et pouvez le prouver (jusqu'à la 4ème génération? A voir) vous aussi pourrez sans doute participer un nouveau programme type Erasmus, avec des universités triées sur le volet. Mais laissez tomber dès aujourd'hui les sciences sociales, en particulier les études de genre ou les queer studies, qui se verront interdites en France pour commencer. Et si par malheur aucun de vos parents ne saurait se vanter de son sang gaulois, oubliez les études tout de suite, il n'y aura pas de bourse pour vos études qui seront vraisemblablement payantes. Vous cherchez un emploi? Ce ne sera guère plus facile: il y a, dans tout arbre généalogique, un métèque caché quelque part... Question vie privée, le mariage pour tous disparaîtrait, l'homosexualité à peu à peu criminalisée, les unions inter-communautaires rendues plus difficiles. Question santé, l'avortement, la contraception rendus difficiles, voire impossibles, ce qui a presque été le cas en Hongrie et en Pologne récemment. C'est que la notion des droits des femmes, dans ces pays, et bientôt peut-être en France, serait remplacée par la primauté de celle de la famille, hétéronormative, cela va de soi. Ainsi se créerait une nouvelle Europe, plus puissante et dangereuse que jamais par des partis du même acabit.
En ce qui concerne votre vie quotidienne, regardez le programme des 14 villes régies par le FN aujourd'hui. Si le FN arrive au pouvoir, vous pouvez vous poser des questions dont les réponses allaient de soi jusqu'à aujourd'hui. Comment obtient-on un logement social quand on ne rentre pas dans la catégorie de ceux qui bénéficient d'une priorité nationale non définie (au faciès ?). Doit-on être privé de cantine quand on ne mange pas de porc ? Comment mettre en place un spectacle alternatif ou même publier un livre, une revue, un site, un blog qui questionnerait l'hétéronormativité, la xénophobie, le racisme, la mémoire de la Collaboration, entre autres ? Comment créer un mouvement associatif (la loi sur les associations 1901 est sérieusement menacée) ? Comment aider ou simplement nourrir des migrants qui dorment dans les couloirs du métro ? Comment protester contre la guerre quand le FN soutient ouvertement Bachar Al Assad en Syrie ? Comment protester, par écrit ou manifester dans la rue ? Sera-t-il encore possible de dire "non", de tenir des propos libres ?
Il faut imaginer tout cela grandeur nationale, démultipliée jusqu'aux frontières de l'Héxagone.
Et se souvenir surtout que dans un état FN, il n'y a pas de place pour la contestation ni pour la construction d'un mouvement alternatif, réellement insoumis, ce que Jean-Luc Melenchon néglige pour des raisons mystérieuses que je ne voudrais pas uniquement imputer à de l'orgueil. Il aurait dû vous prévenir de ce que ne pas voter ou voter blanc veut dire : vous contribuerez directement à la répression massive qui nous menace. Imaginez dans quelques années une Francesur le modèle de la Turquie (50 458 personnes en prison, 138 000 pertes d'emploi depuis juillet 2015, 149 journaux et supports médias interdits)
Voter Macron, ce n'est pas forcément l'approuver ou lui donner l'autorisation de faire tout ce qui lui passe par la tête. Au contraire. Il devra reconnaître d'où viennent ces voix contestataires de dernière minute. En mettant dans l'urne le bulletin à son nom (même à contrecœur, je l'avoue, ce n'était mon premier choix non plus), vous vous autorisez un véritable espace de contestation, l'occasion de construire cette alternative dont vous rêvez, ouverte, tolérante et généreuse où le dialogue, l'échange voire la transformation radicale sont encore imaginables. Ce ne sera pas facile, mais pas impossible. Mais c'est à vous de lutter pour votre avenir comme vous l'entendez, ce qui sera tellement plus ardu et dangereux sous un gouvernement d'extrême droite. Ne renoncez pas à vos droits si durement acquis, si faciles à perdre. Et surtout ne faites pas cadeau de votre liberté à Marine Le Pen.
Carol Mann, sociologue et historienne, spécialisée dans l'étude du genre et conflit armé, chercheure associée au L.E.G.S. à Paris 8, directrice de l'association "Women in War" www.womeninwar.org. Dernier ouvrage publié "De la burqa afghane à l hijabista mondialisée", l'Harmattan, 2017.