Depuis les massacres du 13 novembre dernier, le gouvernement français semble agir d'une façon chaotique qui pourrait à moyen-terme se révéler très dangereuse. Et il n'est pas le seul, comme on l'a vu avec la Grande-Bretagne et bientôt l'Allemagne. Comme si devant l'expression d'une extrême violence, on n'avait de recours possible qu'une autre violence, démultipliée, multiforme, du type Tuez-les tous, Dieu saura reconnaître les siens, célèbre remarque de l'abbé Amalric quand il lança l'assaut contre les hérétiques de Béziers en 1204.

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Dans l'ivresse de réagir de façon à la fois précipitée et musclée histoire de rassurer une population paniquée, on a omis de poser les questions de base, à savoir 'Pourquoi?' décliné sur toutes les formes possibles. Pourquoi un attentat aussi meurtrier contre de jeunes Parisiens commis par leurs contemporains ? Pourquoi cette rage, cette colère ? Pourquoi ces nouvelles formes de légitimation religieuse dans une société qui se voudrait laïque ? Pourquoi l'effondrement total de toute forme de respect, de reconnaissance d'autrui ? Pourquoi ne pas examiner le rapport avec une politique étrangère bâclée, désordonnée qui ne semble profiter qu'aux marchands de canons ? Et bien d'autres 'Pourquoi ?' insuffisamment formulés.
Poser ces questions avant de lancer les bombardiers n'aurait pas été l'expression d'un manque de compassion envers les victimes ni d'une volonté de trouver des excuses pour ces assassins (il n'y en a pas). Comment en sommes-nous arrivés là ?
De toute évidence, les valeurs de la République tant vantées ces jours-ci, ne signifient rien pour une frange certes minoritaire de la population, voire même pour notre gouvernement puisque l'état d'urgence risque d'être prolongé de six mois et des pouvoirs de plus en plus importants attribués à la police. Ce qui signifie une menace croissante de la privation potentiellement arbitraire et sans preuves des libertés de base pour tous nos citoyens, modelé sur le Patriot Act édicté par Georges Bush en 2001.
Les 24 militants écologistes assignés à résidence en font les frais actuellement : vouloir sauver notre planète et le réclamer haut et fort constituent sans doute un crime plus sérieux que répandre la haine par des prêches salafistes dans des institutions financées depuis de nombreuses années par ce grand ami, allié et financier de la France qu'est le Qatar.
Même si aujourd'hui Bernard Cazeneuve évoque leur fermeture, le mal est fait. Et pourtant la situation a été dénoncée depuis de nombreuses années par, entre autres, Abdelali Mamoun, imam d'Alfortville qui explique que ces mosquées se trouvent surtout dans les zones défavorisées où des ghettos se sont créés : les quartiers nord de Marseille, Vénissieux, certaines villes de banlieue parisienne
C'est également dans ces lieux que la République a failli devant son premier devoir : l'instruction. Comment faire passer le moindre message quand il n'y a pas d'instituteurs, quand les classes sont fermées, faute de personnel, en dépit du recours inédit à Pôle Emploi, sollicité par le rectorat de Créteil désespéré par le manque de vocations ? Bien entendu, les possibilités d'un quelconque emploi sont d'autant réduites, le chômage assuré.
La génération des assassins et des djihadistes français est née dans les années 1980-90 et a grandi à l'ombre de la décennie noire en Algérie, subissant sans doute les contrecoups des débats houleux réimportés en France dans la population maghrébine. Ce sont souvent des enfants de migrants ou des convertis 'Français de souche', arrivés à l'âge adulte sans lien constructif avec la culture ou la religion des parents, sans rapports positifs avec la société dans laquelle ils ont grandi, sans perspective d'avenir ni d'idéal, le sentiment de désillusion recyclé puis renforcé par celui de rejet et de discrimination.
C'est dans ce vide s'engouffre ce qu'Olivier Roy a appelé une révolte générationnelle et nihiliste qui donne un sens à cette béance morale et mentale. Al Qaeda autrefois, à présent Daesh ont su capitaliser de façon adroite sur tous ces manques, ces frustrations, ces échecs en série. Ces mouvements ont sur redonner à leurs adhérents une confiance en soi unique, en réinstituant la polarisation des genres, une fratrie imaginaire, une hyper-virilité conquérante et la rupture de toute forme de solidarité et de respect pour tout ce qui constitue l'Autre (aïeux, parents compris).
Il faut également regarder du côté des femmes, les trajectoires de Hayat Boumedienne et Hasna Aitboulacen, ainsi que toutes celles, qui partent en Syrie, plus nombreuses que les jeunes hommes . Ce sont les recalées, pour ainsi dire, du féminisme d'État qui, tout en minorant la place traditionnelle des femmes (le foyer, la maternité, la religion), n'a pas su lui substituer des formes de gratification professionnelle et personnelle réservées, toujours et encore, aux plus nanties. Ici l'asservissement est anobli, conférant aux recrues une nouvelle forme d'autonomisation sanctifiée, même si elles en font les frais in fine, bien plus que les hommes.
En dépit de l'interdit officiel de Daesh de les voir combattre, on peut observer un lent passage vers la violence au féminin, par ces deux jeunes Françaises et celles qui servent dans les rangs de la police des mœurs en Syrie et en Irak, la brigade Al Khansaa où l'on exige d'elles des actes d'une extrême brutalité.
Pour toute réponse, le gouvernement français décrète un état d'urgence et part guerroyer contre Daech, tout en sachant que les réfugiés fuient, non pas à cause de l'organisation islamiste, mais à la suite des violences extrêmes perpétrées par le gouvernement Assad, d'un coup promu allié (presque respectable) dans la guerre sainte contre le terrorisme. Idem pour Erdogan en Turquie à qui on autorise des crimes dignes d’Hitler dans les années 1930, à condition qu'il retienne les réfugiés chez lui, surtout que leur nombre risque de croître à la suite des assauts de la Coalition.
C'est ainsi que, depuis les attentats au Bataclan, l'État bombarde la Syrie en notre nom et avec nos impôts, larguant des bombes sur des populations dont une minuscule fraction seulement fait partie de l'organisation honnie. À l’époque où Daech avançait en plein désert sur Palmyre, en août 2015, alors qu'il n'y aurait pas eu le moindre dommage collatéral, aucun gouvernement n'a voulu les bombarder, préférant sacrifier un des plus grands trésors de la civilisation humaine et son courageux conservateur octogénaire, Khaled al-Assad, mort sous la torture
En attendant, la France est en train de cultiver la colère et le ressentiment des enfants dont les familles sont et seront tuées par ces frappes. Comme pour l'Afghanistan, comme pour l'Irak. Serait-il si difficile de délimiter quelques zones d'exclusion aérienne où les familles, les femmes enceintes, des enfants pourraient se regrouper (avec l'aide du coopératif Assad) pour permettre à la coalition de bombarder de façon plus ciblée ?
Quand ces bambins syriens grandiront, débordant de haine contre nous, contre l'Occident, comment imaginer un seul instant qu'ils ne rejoindront pas des mouvements bien plus extrêmes et bien plus violents que Daesh, armés jusqu'aux dents avec l'outillage militaire produit à grands frais par la Coalition et récupéré, comme aujourd'hui, pour les tourner contre les assassins de leurs familles ? Et en France, la seule solidarité qui risque de perdurer, est celle qui unira les laissés-pour-compte de la République à ceux qui luttent contre elle à l'étranger.
Carol Mann, sociologue, spécialisée dans l'étude du genre et conflits armés
www.womeninwar.org
3 décembre 2015.