Carol Mann
Sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, chercheure associée au LEGS (Paris 8), directrice de 'Women in War'.
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Billet de blog 4 avr. 2016

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INTERDIRE LA MODE MAIS SOUTENIR LES DICTATURES

Pourquoi une partie de nos féministes officielles et les médias s'enflamment-elles pour une tendance marginale dans la mode qui ne risque pas de triompher en France, alors que nos gouvernements n'ont cessé de soutenir et d'armer les pays islamistes les plus réactionnaires sur la planète, les plus acharnés contre les droits humains? Une parade pour cacher le pire?

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Illustration 1
Hana Tajima pour Uniqlo 2016 © Uniqlo

 Il y a quelques jours, notre ministre des Droits de Femmes, Laurence Rossignol, découvrait l'existence d'une mode islamique qui, selon ses craintes, serait propre à détourner les citoyennes de confession musulmane du droit chemin de la laïcité ! De toute évidence, Mme Rossignol ne s'est jamais hasardée dans les marchés de banlieue où l'on vend, depuis des années, des foulards drapés sur la tête et la gorge des mannequins des présentoirs, avec accessoires assortis destinés à une clientèle voilée. Mais ce qui fait enrager notre Ministre, ainsi que Pierre Bergé, premier entrepreneur du luxe, c'est que la Mode, grand M, se soit s'emparée de ce créneau sacro-saint en France.

L'origine de cette tendance se trouve dans un business de taille avec la  'Modest fashion' très en vogue depuis de nombreuses années outre-Manche et outre-Atlantique, qui regroupe les pratiquantes monothéistes de façon remarquablement œcuménique. Cette filière a été reprise par le marché du niqab, plutôt confidentiel en France, mais bien développé en ligne et dans les salons spécialisés du type les salons annuels musulmans, dont celui organisé au Bourget par UOIF, la branche française des Frères Musulmans.
Mais l'ire de notre ministre concerne le domaine de la mode officielle, celle des magazines et des médias, qui en fait ne concerne pas les islamistes, nullement visées et sans doute opposées à cet étalage de vanité dont l'alibi serait religieux. Dans les pays européens où le foulard (à ne pas confondre avec le niqab) est admis, on assiste à l'arrivée d'un véritable secteur de la mode destiné spécifiquement à une population musulmane aisée, qui comporte des hiérarchies économiques typiques de l'industrie de la mode qui va de l'avant-garde branchée à la haute couture. Selon Alice Pfeiffer, spécialiste de la mode et journaliste au Monde : Cela fait des années que le secteur luxe courtise sa clientèle la plus riche, celle des pays du Golfe, parmi les seuls au monde à pouvoir s'offrir la Haute Couture qui survit largement grâce à eux.

 Mais cette clientèle constitue un pourcentage minime d'un marché en pleine expansion. Selon des recherches entreprises aux États-Unis où des statistiques communautaires et religieuses sont autorisées, la population musulmane aurait dépensé 266 milliards d'USD en vêtements et chaussures en 2013, alors que le restant de la population américaine aurait déboursé 395 milliards…

 En Grande-Bretagne, en Scandinavie, dans les Balkans, mais aussi en Malaisie et aux États Unis, des jeunes filles musulmanes pratiquantes mais résolument branchées improvisent leur look depuis des années à partir de pièces qu'elles trouvent dans les grandes enseignes. Cependant, depuis 2015, ce bricolage est considéré insuffisant pour les classes moyennes qui ont les moyens de s'offrir la gamme au-dessus et surtout de formuler des exigences. Elles sont inspirées par une pléthore de créatrices et de blogueuses connues d'un très large public dans le cyberespace. Dans un premier lieu, celles-ci tiennent à expliciter leur volonté de se voiler : le récit de cette démarche figure dans presque tous les interviews. C'est le cas, par exemple, du Mariah Idrissi à Londres, la première mannequin à porter un hijab dans le clip publicitaire qui a tellement fait enrager Mme Rossignol.

 Ces nouvelles égéries se positionnent à cheval sur la société moderne occidentale et une pratique religieuse dont le vêtement sert de faire-valoir ostentatoire, d'autant qu'elles sont actives dans l'espace public- celui du travail (dont des boutiques d'accessoires islamiques en ligne) ou sur le net (Instagram, Facebook, puissants outils pour disséminer cette idéologie vestimentaire).

 L'Angleterre multiculturelle, selon son habitude, est une fois de plus à l'avant-garde de cette nouvelle mode. Celle-ci profite de la visibilité de ces looks au niveau de la rue. Selon la législation britannique, les vendeuses travaillant dans les boutiques de mode peuvent se voiler et, par leur apparence qui forcément incorpore le marketing des marques en vente, contribuent à répandre des alternatives vestimentaires dans la population d'origine immigrée. Selon la sociologue britannique Reina Lewis, ce sont de véritables médiatrices entre des cultures traditionnelles et une nouvelle citoyenneté fondée sur la consommation. Toute une génération de jeunes filles musulmanes d'origine différente (Pakistan, Malaisie, Nigeria, toutes d'anciennes colonies) a pu profiter de l'offre des écoles et universités et accéder, contrairement à leurs mères, au marché du travail. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, l'Angleterre, pour des raisons qui lui sont propres, a su aménager un espace liminal pour la jeunesse qui permet, presque chaque décennie, l'éclosion d'une avant-garde extrêmement influente (la musique rock des années soixante, les hippies, le punk, le grunge, le transgenre et tant d'autres). Cette liminalité est bien plus contrôlée aujourd'hui et produit des marginalités au réel potentiel commercial et c'est ici, entre expérimentation et rentabilité, que débute l'essor de la fast fashion musulmane et les lignes 'spécial Ramadan'.

Le taux de conversions à l'islam y est également élevé et s'explique peut-être par le phénomène qui a été appelé 'Third Culture Kid (TCK)' imparfaitement traduit en français 'les enfants de la troisième culture', autrement dit des jeunes qui viennent de cultures hybrides et cherchent à s'inventer une identité propre, individuelle. C'est ce qu'a expliqué la blogueuse et créatrice de mode, Hana Tajima dont le père est japonais et la mère anglaise. Convertie à l'Islam à 17 ans, c'est la muse de la mode musulmane à qui la puissante marque japonaise Uniqlo vient de confier la création de deux collections pour 2015 et 2016. La première n'était en vente qu'à Singapour et c'est au printemps 2016 qu'elle a été lancée en Angleterre. La publicité comprend un tutoriel en ligne pour apprendre à porter le hijab. Comment interpréter cette forme de marketing ? On ne pourrait pas accuser la société japonaise de prosélytisme en faveur de l'Islam, ni même, pour citer Mme Rossignol de reprendre à leur compte une stratégie fondamentaliste politico-religieuse. Il s'agit plutôt de renforcer une identité vestimentaire (qui se trouve être musulmane) pour donner une confiance accrue à ces consommatrices et encourager des clientes potentielles. Tout ça sur fond indécrottable de commerce et de profit… comme pour Dassault, sauf que pour l'industrie de la guerre, on ne trouve rien à redire. Que Pierre Bergé surenchérisse en en faisant un appel aux couturiers Renoncez au fric, ayez des convictions ! Vous êtes là pour embellir les femmes, paraît tout de même douteux de la part d'un mécène qui a construit son empire sur le vêtement et la notion forcément floue d'une esthétique vestimentaire. De là à déclarer Il faut au contraire apprendre aux femmes à se dévêtir- il est permis de se demander si nudité signifie réellement libération pour les femmes dans nos sociétés hyper-violentes.

 Que Madame Rossignol, ainsi que Monsieur Bergé dorment sur leurs deux oreilles : la nouvelle collection Uniqlo ne sera pas en vente en France où vit pourtant la plus grande population musulmane en Europe. Selon Alice Pfeiffer :  Les marques et les grandes enseignes, dont aucune n'est française, continuent à se référer au mythe de la Parisienne, façon Ines de la Fressange, loin de toute influence venue de l'immigration. ll y a une vraie césure dans l'imaginaire de la mode entre les Arabes du Golfe et les Français d'origine maghrébine, les uns associés à la richesse et l'opulence, les autres à la banlieue populaire, snobée, voire refoulée par l'industrie du luxe.

De plus, les  figures telles que Leila Bekhti ou Najat Vallaud-Belkacem demeurent de parfaits exemples d'intégration au modèle dominant,  les particularités de l'évolution sociale des Françaises issues de l'immigration  passent toujours par l'acquiescement à la laïcité officielle et le passage par ses institutions.  Contrairement aux pays anglo-saxons, on note l'absence d'une classe moyenne féminine jeune revendiquant par la mode une appartenance musulmane plus déterminée et confiante, même prenant en compte les textes de loi concernant le voile. La seule forme de protestation possible passe désormais par le niqab en France.

 Et pourtant, on peut se demander pourquoi ces mines outrées viennent fleurir nos médias. Si une partie de nos féministes officielles cherchent même à interdire ces tenues (ce qui serait réellement contre-productif), une bonne partie de la gauche bien-pensante déroule le tapis rouge devant Tariq Ramadan, qui est en train de demander la nationalité française, puisque la suisse ne lui suffit apparemment pas… De plus, nos gouvernements n'ont cessé de soutenir les pays islamistes les plus réactionnaires sur la planète, les plus acharnés contre les droits des femmes : on veut bien armer les pays du Golfe, l'Égypte du Maréchal Sissi, épauler la politique mortifère du Président Erdogan, autoriser la construction des mosquées salafistes financées par nos alliés du Golfe, mais voila qu'on s'excite pour une tendance vestimentaire qui a toutes les chances de n'être que passagère, ce qui est le propre de l'industrie de la mode, intégrée dans des mécanismes néolibéraux qui exigent un perpétuel renouvellement. Et même si les éléments qui la composent se banalisaient et finissaient par être portés par toutes les strates, musulmanes ou non, de la société (comme la minijupe et les jeans aujourd'hui par des sexagénaires), ils n'en seraient que plus invisibilisés. Force est de conclure que si on prétend défendre les droits des femmes, il vaudrait mieux dénoncer les pays qui chaque jour les bafouent, ainsi que leurs apoligistes les plus proprets…Sauf que ceux qui achètent nos Mirages et nos Rafales et lapident les femmes sur la place publique sont également les clients de la Haute Couture parisienne aux finances chancelantes…

 Mme Rossignol aurait dû regarder jusqu'au bout la campagne publicitaire H&M avec sa mannequin ultra-maquillée mais arborant le foulard tant honni. Cette campagne qui voulait faire montre de l'ouverture d'esprit de la marque suédoise contenait également des séquences avec un transsexuel puis un paraplégique[ Mme Rossignol aurait compris que, pour cette société, il s'agissait de trois catégories de consommateurs équivalents et tout à fait interchangeables…

Carol Mann, sociologue spécialisée dans l'étude du genre et conflit armé, chercheure associée au LEGS, Paris VIII et directrice de l'association Women in War. Son dernier ouvrage Une brève sociologie de la burqa et ses incarnations dans le monde contemporain paraîtra fin 2016 chez l'Harmattan


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