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Sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, activiste, chercheuse associée au LEGS (Paris 8), directrice de 'FemAid'et 'Women in War'.

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Billet de blog 4 août 2024

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De Gaza au Rojava: quand un nettoyage ethnique ne chasse pas l'autre

Les visites fréquentes de Khaled Mashaal, le dirigeant de la branche syrienne du Hamas à Istanbul, indiqueraient-elles que le leader Erdogan aurait des liens politiques bien particuliers avec le Hamas ?Le nettoyage ethnique en cours en Gaza n'est le seul dans la région, il serait urgent de revoir les agissements de l'armée turque sur les territoires kurdes au nord de la Syrie.

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Illustration 1
Enfants kurdes au Rojava après un bombardement tuc © Rojasor

Quelques mois avant son assassinat, le leader politique palestinien Ismaël Hanniyeh se rendait à Istanbul. Son compagnon de route, Khaled Mashaal, plutôt invisibilisé dans les photos de presse, se trouve être le dirigeant de la branche syrienne du Hamas, un visiteur fréquent et bienvenu dans le clinquant Palais Blanc aux mille pièces, le home douillet du Reis et sa famille. L’amitié apparemment chaleureuse entre les deux hommes serait-elle fondée sur quelque chose de plus qu'une indignation morale vraisemblablement partagée ?  

Selon sa propre estimation, le président turc serait le plus grand défenseur de la cause palestinienne. : « Même s’il ne reste que moi, Tayyip Erdogan, je continuerai aussi longtemps que Dieu me donnera la vie à défendre la lutte palestinienne et à me faire la voix du peuple palestinien opprimé » La voix qu’il tient à faire entendre, n’est guère celle du menu peuple palestinien massacré tous les jours à Gaza, mais celle du Hamas qu’il qualifie d’organisation de résistance, tandis que Israël est décrit comme État terroriste.

Ce n’est que le 3 mai dernier, sous la pression publique surtout islamiste, que la Turquie a coupé les relations commerciales (sinon les autres) avec Israël, y compris la vente secrète, par la société Baykar, grand fabricant de drones, de carboreacteur, soit du carburant pour les avions de combat de Tsahal. Inutile de préciser, le commentateur politique Evren Baris Yavuz  qui a révélé ces transactions a été arrêté, accusé comme il se doit de soutenir le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, véritable bête noire de Erdogan. 

C’est la façon de faire du gouvernement Erdogan. On se souviendra du sort réservé à Can Dündar, rédacteur en chef du principal journal laïque d’opposition Cumhuriyet qui a publié des photos de convois affrétés par les service secrets turcs partait livrer des armes au djihadistes en Syrie en 2015. Menacé de 30 ans de prison pour « espionnage » et « divulgation de secrets d’État », il échappe de justesse à une tentative d’assassinat et s’enfuit en Allemagne où il vit depuis.

C’est dire que jusqu’à présent, Erdogan a entretenu des relations pour le moins ambiguës avec Israël. Mais à présent, tout indique qu’il a en vérité besoin du Hamas pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la situation des Gazaouis, même si celle-ci sert de paravent pour cacher des actes de guerre distincts du conflit israélo-palestinien. Lors d’une conférence de presse avec le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis, le 13 mai dernier, il avoue même que 1 000 membres du Hamas seraient soignés dans les hôpitaux turcs et non pas les femmes et les bébés de Gaza, contrairement à ce qui avait été déclaré auparavant.
On aurait pu croire à un lapsus, mais tout indique que c’est bien les combattants et cadres du Hamas qui auraient la priorité sur tout enfant palestinien blessé. C’est du côté de sa fixation paranoïaque contre les Kurdes qu’il faut chercher l’explication, obsession qui n’est pas sans rappeler l’acharnement de Hitler contre les Juifs.

Si la politique de Erdogan est caractérisée par un opportunisme et une instabilité sans bornes, le seul aspect constant, inamovible c’est sa guerre obsessive contre les Kurdes progressistes en particulier ceux qui ont adhéré au projet social laïque et égalitaire mis en œuvre dans la région du Rojava. Son discours du 30 juillet dernier concernant les atrocités commises par Israël s’applique en vérité à celles qui sont perpétrées par les forces turques sur les territoires kurdes :« Ils se sont abaissés au point de tuer des personnes qui faisaient la queue pour manger. Ils sont devenus si brutaux qu'ils ont bombardé des mosquées, des églises et des écoles. Il existe des lois, même pendant les guerres, mais Israël a ignoré tout cela. Ils ont commis plus de barbarie que Hitler… »

Remplacer  « Israël » par « la Turquie » et nous avons une idée précise de ce qui s’est déroulé dans tous les territoires où vivent des Kurdes, plus particulièrement la Fédération démocratique du nord de la Syrie dit le Rojava. Il existe une autre politique génocidaire au Moyen Orient, une dont on ne parle pas.

La priorité absolue de ses foudres été les citoyens kurdes de nationalité turque (20 % de la population) au nom d’une lutte forcenée contre le PKK depuis 1984 qui s’est intensifiée à partir 2016 avec la destruction de villes entières comme Cizre, Kiziltepe, Sirnak, et Sur. Il est vraisemblable que toute la région ait servi de terrain d’essai pour les fameux drones que l’usine Baykar était en train de développer. Depuis 2016, la guerre contre les Kurdes a pris de l'ampleur et s’est étendue aux terres kurdes en Syrie bombardées quotidiennement avec cette même technologie de pointe. Après trois mois de batailles acharnées, les forces turques avec leurs alliés des factions islamistes de l’Armée syrienne libre ont pris la ville d’Afrin et sa région en 2018, évinçant l’administration semi-autonome kurde. 250 000 habitants prennent la fuite lors d’un véritable nettoyage ethnique, processus qui se répète dans toute la région aujourd’hui. La dernière opération turque d’envergure en Syrie, datant d’octobre 2023, ciblait principalement les installations pétrolières et autres installations énergétiques contrôlées par les Unités de protection du peuple kurde (YPG).

Comme à l’intérieur de la Turquie, les bombardements visent aussi les quartiers anciens et historiques, témoignant de la volonté non seulement d’urbicide mais celle d’effacer les traces d’une culture ancienne, comme celle que mène son vassal azerbaïdjanais Ilham Aliev sur les antiques terres arméniennes Comme dans le Haut Karabagh, dit l’Artsakh, ce sont les sites archéologiques dans les territoires kurdes de la Syrie du nord qui sont détruits et pillés.

 Des régions peuplées sont visées, les infrastructures vitales (écoles, hôpitaux) les ressources, en bref le même type d’objectif que recherchent les Russes en Ukraine et à un moindre niveau, les Israéliens à Gaza, qui soutiennent que la cible des attaques seraient en fait des membres du Hamas qui se cacheraient à l’intérieur des infrastructures de la Bande. Ce qui, bien entendu, n’excuse nullement ces massacres quotidiens.

Un article précédent de l’auteure de ces lignes, paru dans Médiapart, remarquait que Erdogan avait profité de l’attention braquée sur la guerre en Ukraine pour mener des opérations d’envergure fin octobre 2022, ni vu, ni connu contre les Kurdes d’Irak et surtout de Syrie, au Rojava. Voici que l’éternel opportuniste remet ça tandis que la planète se focalise sur Gaza.

En plus des attaques aériennes commises avec la technologie de pointe de la compagnie Baykar, des assassinats ciblés, enlèvements, viols, emprisonnements arbitraires ont lieu en toute impunité, sans susciter de réaction de la part des médias officiels non-kurdes. Comme si l’appartenance à l’Otan conférait à Erdogan un blanc-seing l’autorisant à commettre des crimes de guerre à volonté. La destruction et la terreur règnent, les populations autochtones sont obligées de fuir, de camper près de leurs terres détruites. Des dizaines de milliers de vergers sont abattues, des champs et des forêts incendiés- en bref les sources de revenus des communautés rurales anéanties pour que des cités en béton armé soient construites sur ce qui fut un intense lieu de vie. La version high-tech de la tactique colonisatrice déployée actuellement en Cisjordanie.

Les Turcs qui bombardent, alliés avec les forces syriennes islamistes qu’ils financent décident également de la refonte démographique : selon le journaliste Maxime Azadi généralement bien informé, quelque 350 000 Kurdes ont été déplacés, remplacés des familles des djihadistes proches du gouvernement turc ainsi que les familles des membres du Hamas dans des zones comme Afrin, Jarabulus et Al-Bab : celles-ci se chiffrent en plusieurs milliers. On ne s’étonne plus de la fréquence des visites de Khaled Meshaal, dirigeant, rappelons-le, de la branche syrienne du Hamas depuis une dizaine d’années. Il semblerait même que l’État turc, le Qatar et le Hamas envisageraient d’installer 250 000 personnes de Gaza dans les territoires occupés, le nord du Kurdistan et Chypre. Il n’est pas exclu que l’Iran voie ce projet d’un bon œil. Quid d’Israël alors que ce projet devrait en principe intéresser ? Il semblerait que même la mégalomanie certifiée de Netanyahou n’aille pas jusque-là…

De plus, dans la périphérie d’Afrin se sont installés au moins 10 000 Palestiniens du camp de Neirab, jadis le plus grand et le plus misérable de Syrie établi en 1948. C’est une véritable enclave palestinienne qui semble être prévue dans cette zone, comme une nakba qui se répète à l’infini et qui continuera à priver les Palestiniens du retour tant rêvé sur leurs terres… et des Kurdes des leurs…

Notez que l’égérie palestinienne de Jean-Luc Mélenchon, Rima Hassan a grandi justement dans ce camp de Neirab. Celle qui a arboré fièrement le keffieh palestinien à l’annonce des résultats des élections législatives récentes n’a pas voulu évoquer cette situation effrayante qui a fait que ses proches déjà réfugiés depuis trois générations en Syrie sont devenus, bon gré, mal gré, des occupants d’une terre kurde colonisée. Les Palestiniens comme elle ont fait les frais d’une politique coloniale qui n’est plus le fait d’Israël mais bien de la Turquie, dont il faut taire le nom, en connivence avec le Hamas islamiste que la bien-pensance actuelle interdit de critiquer sous peine d’être taxée d’islamophobie et/ou de sionisme impérialiste.

Pourquoi ce silence complice du pire ? Qu’un nettoyage ethnique ne chasse pas l’autre, voilà ce que Rima Hassan et ses compagnons de route au LFI, théoriquement de gauche et anti-impérialiste, auraient dû avoir l’honnêteté et la dignité d’admettre.

Illustration 2
Le président Erdogan avec Khaled Meshaal,le dirigeant de la branche syrienne du Hamas

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