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Tous les jeudis après-midi (enfin presque) je me rends avec mon ordinateur dans un tout petit bureau qui ne paie pas de mine, à quelques rues de chez moi à Malakoff. Ce sont les locaux de l’association Zinzolin. Devant l’entrée, des hommes surtout mais souvent des familles entières font la queue et attendent, parfois toute une après-midi. A l’intérieur, pareil, ceux qui ont de la chance quand il pleut de pouvoir patienter, assis sur une chaise.
Je m’installe à une table encombrée de paperasses, de stylos, de jouets à côté de Valérie, pilier de l’association, qui répète avec une patience d’ange que non, on ne peut rien faire, que si le site de la CAF est encore en panne, on ne peut pas les appeler, non vraiment pas. Tout est sur internet à présent, de la préfecture jusqu’aux impôts et les sites sont souvent en panne. L’homme, un Pachtoune de Kunar, appelons le Ibrahim, en face d’elle la contemple, incrédule, tandis que Ramatullah traduit. Ibrahim ne sait ni lire ni écrire mais retrouve quand même toutes ses données administratives françaises sur son téléphone parce que sans portable, on ne peut pas prétendre à survie.
Lui aussi a cru au mirage occidental et a fait la longue route par la Turquie, le canot gonflable, la Grèce en toute illégalité arrivant en France à pied par les Balkans pour la dernière étape. Son épouse et ses cinq enfants attendent de le rejoindre à Téhéran où l’ambassade de France peut théoriquement donner des visas au nom de la réunification familiale Encore un désastre en préparation. Sans compte que sur la route, ces réfugiés peuvent se faire tabasser, voir tirer dessus comme l’ont dénoncé de nombreuses enquêtes émanant de la Lighthouse Reports
Au centre de la pièce règne Irena Havlicek avec ses cheveux rouges, la présidente de l’association Zinzolin qui se décrit comme ‘journaliste à la retraite’. Fille d’exilés politiques de Tchécoslovaquie et arrivée en France en 1972, elle tente d’aider d’innombrables réfugiés au statut de légalité variable et désespère devant ces Afghans de plus en plus nombreux à venir avec ce regard halluciné de ceux qui dorment dans la rue. Non, faudrait rappeler le 115 dès le matin, on n’a pas de logement répond-elle mécaniquement en soupirant.
Ramatullah sort et appelle la personne suivante : une femme afghane sans âge qui porte tout le désespoir de son errance sur ses traits tirés et la honte de demander de l’aide devant tous ces hommes.
Irena a dernièrement envoyé un mail adressé à ceux et celles qui voudraient bien aider cette « petite association de rien du tout qui racle des fonds de tiroirs tous les mois pour continuer à exister, payer le loyer, l’électricité, le papier et le toner de l’imprimante, des fournitures scolaires, quelques nuitées d’hôtel, des tickets de métro, des lettres recommandées, des couches ou du lait maternisé… »
Comme moi elle tente d’aider les femmes afghanes- si moi j’agis sur le terrain (cf mon association FemAid), elle fait un travail aussi précieux que désespéré. Je tiens à la citer, tant ses propos m’ont bouleversée :
« Il y a celles dont on ne parle jamais. Celles qui arrivent dans le cadre de la réunification familiale et pour lesquelles rien, RIEN, n’est prévu. A qui, souvent, on n’a rien demandé. Qui se retrouvent ici car le mari, le frère, ou l’oncle a tout arrangé. Parachutées au milieu de nulle part, sans la moindre possibilité de comprendre ce qui leur arrive. Avec, pour seul interlocuteur – et traducteur – un mari que certaines ont à peine connu. Et celles qui n’ont pas le droit d’exister. À qui on refuse même le droit d’espérer. Qui sont arrivées en France au terme d’un voyage terrifiant et qui ne peuvent pas demander l’asile (au moment même où l’OFPRA leur accorderait le statut de réfugiée de façon quasi-automatique). La faute à la procédure Dublin.
Je l’appellerai B, comme « belle » même si ce n’est pas le premier adjectif qui m’est venu en tête à son arrivée… Mais comment pourrait-on désigner quelqu’un par M, en référence du mot malheur ? – me tend sa pile de papiers. Attestation de demandeur d’asile. Arrêté de transfert vers la Bulgarie (ses empreintes ont été enregistrées là-bas, quand elle s’est fait attraper par la police). La réponse négative du tribunal administratif quand elle a fait un recours.
Pas de bol. Le TA, c’est un peu la roulotte russe. Là, le juge a estimé qu’on pouvait bien la renvoyer en Bulgarie, pays notoirement connu pour les traitements inhumains infligés aux demandeurs d’asile. Parce que c’est la procédure. Ce n’est pas notre problème, c’est celui de la Bulgarie. Circulez, il n’y a rien à voir. Et là, c’est à moi de lui expliquer cette ignominie. De lui expliquer qu’au cours du rendez-vous au « bureau d’éloignement », la semaine prochaine, on risque de lui remettre un « routing », à savoir une convocation à l’aéroport. Ou, si la préfecture est particulièrement aux taquets, l’emmener directement à Roissy. Voilà. Et que si elle ne va pas au rendez-vous, elle sera automatiquement placée « en fuite ». Privée des conditions matérielles d’accueil (hébergement, allocation de demandeur d’asile, suivi social, renouvellement de son attestation de demandeur d’asile… bref, de tout). « Sans-papiers » à la merci du moindre contrôle. Pendant 18 mois. Priée de disparaître jusqu’en mars 2024. Elle ne comprend pas. Elle me dit qu’elle est en France depuis bientôt 5 mois. Le traducteur est gêné. Car il faut lui expliquer que ça ne compte pas. Que le délai « Dublin » repart à la date de notification de la décision du tribunal.Elle tente d’encaisser. Moi aussi, mais sans succès.
Il y a un long moment de silence, puis je dis que je lui demande pardon pour notre non-accueil. Pour cette procédure Dublin, qui est du bull-shit, pour ces juges au TA qui n’ont ni un cœur, ni un cerveau bien fait, pour cette foutaise de papiers qui décident de nos vies, putain de bordel de merde de papiers, qui sont désormais plus importants que notre existence d’êtres humains. Le « tarjuman » fait ce qu’il peut. Heureusement, c’est M. Un trésor de bonne volonté et de droiture. Qui sait quand il faut sortir au prétexte de fumer une clope.B. pleure dans mes bras. Je connais maintenant suffisamment de mots en dari pour comprendre qu’elle dit qu’elle est terriblement seule. Que sa mère lui manque. Alors j’essuie ses larmes. J’essaie de cacher les miennes. Peine perdue. Je lui dis qu’elle est belle. Qu’elle est une héroïne car elle est déjà arrivée ici. Qu’elle va encore trouver du courage. Je lui dis que ça ira. Que, quoi qu’il arrive, je ne la laisserai pas tomber. Puis il n’y a plus de mots.
Bizarrement, dans ma tête, j’essaie de trouver un truc rassurant. Du genre « T’en fais, pas mon petit loup, c’est la vie, ne pleure pas. T’oublieras, mon petit loup, ne pleure pas… » Je ne peux pas lui promettre de l’emmener sécher ses larmes au vent des quat’points cardinaux, juste tenter de reconnaître, dans son visage boursouflé par la souffrance, la belle jeune fille aux yeux clairs qui figure sur la photo d’identité prise lors de son arrivée en France, il y a à peine 5 mois. Elle n’arrête pas de s’excuser pleurer, je lui dis qu’il y a pas de mal et que de temps en temps, ça fait du bien. Elle se mouche dans son foulard, à moins que ce soit dans le mien.
Voilà comme la France accueille les femmes afghanes. Hors champ médiatique. Et voilà comment je fais, une fois de plus, de promesses que je suis bien dans l’incapacité de tenir sans votre aide. »
Ce sont justement ces femmes afghanes là, celles dont on ne parle jamais. Certes les médias évoquent- pour les oublier aussitôt- la vie de ces autres femmes condamnées à un enfer de misère et de silence par les Talibans- une existence justement à laquelle B. a tenté d’échapper. Ce n’est pas une intello, elle a été ramenée par son frère après un périple effrayant où elle failli mourir plusieurs fois. Elle ne fait pas partie de ces journalistes, ces militantes, ces artistes qui ont pu s’échapper par avion militaire pendant la parenthèse qui a suivi l’arrivée des Talibans en août 2021. Comme dit Irena, les médias aiment à en parler (en temps en temps) parce que « ça fait du bien », un semblant de Happy End (jusqu’au moment où il faut commencer à chercher un boulot pour survivre).
Irena Havlicek, clope au bec et bougonne, le cœur gros comme une pastèque, fait partie de ces optimistes indécrottables (comme moi, comme Valérie, c’est peut-être une question de génération) qui refusent de croire à la noirceur absolue du monde, qui tiennent à tout prix de sauver les quelques étincelles de dignité et d’humanité en ce bas monde. Et une association comme Zinzolin, enfouie dans notre bonne vieille banlieue (encore) communiste, c’est le sel de la terre, le chausson dans la porte, envers et malgré le pire.
Zinzolin, Malakoff.