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La question se pose de savoir si pareille représentation est possible, voire décente dans des circonstances aussi tragiques. Il arrive à Oriane Zerah d’être accusée de sentimentalité gratuite, voire de propagande pour les Talibans. De quel droit aurait-on de montrer des personnages riant en pleine Terreur, version afghane ?
Il est vrai que les photos dont nous abreuve la presse (enfin, plus maintenant, le sujet est passé de mode) ont pour thème la misère et le malheur, maisons en ruines, bambins au regard poignant auprès de mère voilées de pied en cap, gamins mendiant dans la rue poussiéreuse, vieillards édentés, ce qui bien entendu correspond à la réalité : oui, on meurt de faim en Afghanistan, oui on vend des fillettes pour payer des dettes, oui, l’éducation des filles est interdites et la peuple hazara menacé de génocide.
Mais rien de tout cela n’est nouveau. Cette situation n’est pas arrivée d’un coup après le retrait des forces américaines et alliées, il y a bientôt un an, le 15 août 2021. Cependant, les milliards investis en Afghanistan n’ont pas fondamentalement changé la vie de la majorité rurale de la population pour qui l’avènement des Talibans n’a pas modifié grand-chose non plus. Par temps de disette, c’est uniquement le niveau de misère qui varie, car la misère, elle, perdure depuis des siècles.
Ceux et particulièrement celles qui ont réellement profité de la présence occidentale à Kaboul, c’est une minorité urbanisée et surtout nouvellement urbanisée qui a découvert les possibilités offertes par l’éducation et l’ouverture aux possibilités de la modernité et les métiers modernes dans la santé, les arts, le journalisme et la technologie de pointe. Ces jeunes souffrent le plus actuellement, en particulier les jeunes femmes qui n’ont pas eu les moyens de fuir le pays et vivent désormais cloîtrées. Le destin des garçons n’est pas pour autant enviable, leur éducation réduite aux études coraniques avec le chômage comme perspective. On le sait, on les plaint, mais pas grand-chose est entrepris pour changer leur sort.
Oriane Zerah, photographe, écrivaine et grande voyageuse, vit en Afghanistan depuis onze ans et connaît très bien les complexités de la société afghane. Elle a souvent réalisé des reportages pour les ONG internationales.
Pour un travail personnel qu’elle poursuit déjà depuis deux ans et demi, elle a a choisi de documenter un aspect particulier de la vie quotidienne, la relation des Afghans aux fleurs. Chez nous, nous connaissons les fleurs surtout sous forme de bouquet, rarement achetés pour soi-même ou alors une plante verte quelconque reléguée dans un coin d’un appartement surchargé. En Afghanistan, les fleurs font partie du quotidien, en particulier pour les hommes qui ne se contentent pas de les offrir mais les portent sur eux, coquettement derrière l’oreille, en ornent leurs pakols (béret en laine traditionnel), voire leurs fusils. Les nombreux check-points, que les Talibans ont installés sur la route sont souvent ornés de fleurs ; les soldats qui les gardent sont heureux des compliments et enchantés qu’Oriane Zerah les prenne en photo.
Dans la culture régionale, y compris en Iran, les jardins sont omniprésents, reproduits symboliquement dans les décors de tapis et dans d’innombrables poèmes. Des pétales de roses accompagnent les fêtes, on en consomme, une fois séchées, et l’eau de rose est distillée- d’autant que leur cultivation est aisée et n’exige pas de soins particuliers, contrairement au pavot. Ce travail, dans les champs, les jardins et les serres, est un métier d’homme, surtout chez les Pachtounes, au sud du pays. Dans le Khost, ils les portent toujours piqués dans leur pakol. Deux frères, connus sous le nom de « Flower Brothers » ont construit un jardin fleuri pour les villageois locaux. On les voit ici, posant fièrement dans leur maison peinte de couleurs vives, du rose fuchsia au jaune fleur de souci.
C’est pourquoi les hommes rencontrés dans la rue, chez eux, sur la route n’ont pas refusé quand la jeune photographe a proposé de les immortaliser avec le bouquet qu’elle leur a tendu. Au contraire, ils sont ravis par ce bref retournement de situation qui, in fine, ne met pas en cause leur virilité, même dans cette société brutalement patriarcale. C’est toute la complexité de la problématique locale du genre qu’Oriane Zerah a mis en scène ici, en plus de la profonde humanité qui a permis à ce peuple de survivre en dépit du pire. Prendre le bonheur là où il se trouve, ne fut-ce le temps d’une floraison, profiter d’une étincelle d’amour, comme ce vieux couple qui éclate de rire en se regardant dans les yeux, un bouquet à la main. Car en Afghanistan, tout n’est pas souffrance, de même que tous les hommes ne sont pas des Talibans féroces. La beauté, comme l’amour peuvent exister, de façon éphémère et clandestine, indépendamment des circonstances politiques.
Les autorités actuelles de Kaboul, très vigilantes quant à leur image donnée par les médias, ont exigé régulièrement de voir le travail d’Oriane Zerah. Il semblerait qu’elles en soient plutôt satisfaites (dans le sens où ni le travail n'a été interdit, ni la photographe expulsée) devant une image du pays (sinon précisément du régime) qu’elles jugent positive.
L’approbation dans le sens d'une non-interdiction des autorités talibanes signifie-t-elle qu’Oriane elle-aussi cautionnerait leur gouvernement, quitte à leur faire de la publicité jusque sur les cimaises d’une galerie connue pour son engagement féministe ? Tant s’en faut, ces images empreintes de dignité démontrent une résilience quotidienne qui traverse le temps.
On peut se demander quel a été l’effet réel de nombreux (non pas la totalité) reportages sans nuances réalisés par des photographes peu informés reproduisant les stéréotypes misérabilistes d’un monde dépourvu du confort occidental. La pitié peut attendrir momentanément mais ne fait pas agir. Ainsi, les dirigeants de Kaboul sont invités à des réunions internationales dans des hôtels de luxe et repartent en avion classe affaires sans que rien ne soit conclu.
Dans une situation extrême, la reconnaissance de la dignité de l’Autre, l’admiration sont des moteurs autrement plus puissants pour l’action, puisqu’ils elles invitent à une identification avec les victimes. Et les magnifiques photos d’Oriane Zerah relèvent exactement ce défi et ne peuvent que forcer notre respect pour cette population meurtrie
Oriane Zerah, Afghanistan : des roses sous les épines, Espace des femmes, 35 rue Jacob 75006 Paris, jusqu'au 27 juillet 2022, mardi à samedi, 14-18h

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