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Sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, activiste, chercheuse associée au LEGS (Paris 8), directrice de 'FemAid'et 'Women in War'.

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Billet de blog 11 février 2023

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Quand les images parlent trop fort : le cas du journaliste Mortaza Behdoudi

Que signifie l’arrestation et l'incarcération dans les geôles de Kaboul de ce journaliste franco-afghan accusé d’espionnage ? Ses origines et son esprit critique, fondement du métier de journaliste, lui ont permis de décoder les apparences et révéler le secret d’État du nouveau gouvernement afghan : l’échec à tous les niveaux du projet social et politique des Talibans.

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Illustration 1
Mortaza Behdoudi au travail © Mathias Benguigui

En plein Kaboul, pas loin du Ministère de l’Éducation se trouve une prison et des plus sinistres. C’est le lieu où sont incarcérés les prisonniers politiques considérés dangereux. Comme l’accès à l’éducation et à la connaissance d’ailleurs de l’autre côté de la rue. La même rigueur, le même refus de toute réflexion. Des deux côtés, on bâillonne. Jusqu'à l'étouffement.
Faut-il s’étonner, c’est là qu’est incarcéré depuis un mois le jeune journaliste franco-afghan Mortaza Behdoudi. Son crime ? Avoir fait son métier de journaliste. Montré des aspects de la réalité afghane actuelle : la misère, l’opium, la vente des petites filles, la migration . Il a fait de même sur d’autres terrains y compris le sinistre camp de réfugiés de Moria, sur l’île de Lesbos.

Mortaza n’a pas besoin de parler, de dire quoique ce soit, les images parlent à sa place. Bien entendu, il les a choisies mais il n’invente rien. C’en est déjà trop pour les Talibans qui ont immédiatement mis en place une censure féroce, contraignant 153 médias à fermer dès leur arrivée au pouvoir.

Certes d’autres journalistes étrangers ont été menacés, voire détenus dont Lynne O’Donnell de Foreign Policy ou le journaliste et cinéaste américain Ivor Shearer  (incarcéré pendant 4  longs mois)– sans parler des journalistes afghans, ceux et celles qui n’ont pas pu partir à temps et ont continué à travailler.
Le cas de Mortaza est devenu un casse-tête pour les Talibans : certes il a la nationalité française, très connu et respecté travaillant pour la presse et la télévision. Mais, il y a 28 ans, il est né afghan et qui plus est hazara. Autrement dit de l’éthnie la plus haïe et persécutée en Afghanistan, traditionnelement l''untermensch' de la classe regnante pachtoune. La persécution de cette communauté s’est accrue depuis le retour des Talibans en août 2021. La plupart des attentats meurtriers (maternité, centre d’examen, mosquée entre autres) est commise par la branche locale de l’EI, sans la moindre intervention des Talibans. À tel point qu’il est même possible de parler d’un véritable génocide 

 Bien entendu, en Chine, au Myanmar en Iran, en Turquie- partout où les journalistes sont persécutés, le pouvoir dira que ce sont des activistes politiques dangereux. Et pourtant les journalistes ne lancent pas de bombes, n’organisent ni manifestation ni émeute. Ils se contentent de révéler des pans d’une actualité que leur gouvernement tente de cacher. Comme en ce moment en Turquie où Erdogan est allé jusqu’à interdire Twitter à cause des critiques au sujet de son inaptitude à gérer les conséquences du tremblement de terre. Alors que c’est justement un des canaux utilisés par les malheureux ensevelis sous les décombres de bâtiments construits sans respecter les normes anti-séismiques. Tout individu, à plus forte raison tout journaliste qui oserait critiquer le Reis est menacé de poursuites. Ce qu’on ne dit pas assez, c’est que les victimes de ce malheur sont surtout ces Kurdes habitant des deux côtés de la frontière turco-syrienne. Haïs par Erdogan, il a d’ ailleurs a profité du désarroi pour aller bombarder une localité kurde déjà sinistrée Tel Rifaat, la nuit suivant le tremblement de terre. Le racisme d’État, la répression sans bornes vont de pair, que ce soit contre les Hazaras en Afghanistan ou les Kurdes en Turquie et au Rojava syrien.

La prison où est incarcéré notre ami Mortaza se trouve pas très loin du Ministère de l’Éducation. A vol d'hirondelle, deux modes d’assujettissement tyrannique. L’une immédiate et féroce avec des tortionnaires, des conditions de survie abjectes, encore pire que d’habitude puisqu’il y fait un froid glacial. L'autre,  édictée par le soi-disant Ministère de l’Éducation, la mise à mort lente d’un monde qui s’estompe, en particulier pour les filles privées de toute forme d’éducation au-delà d’une scolarité primaire qui est déjà minime. Les garçons aussi n’ont droit qu’un enseignement approximatif puisque les institutrices ont été remerciées. Le programme scolaire a été reformaté:  toute représentation d’un être humain est désormais interdite dans les manuels, y compris l’anatomie dans les cours de biologie. La musique, les beaux-arts, la danse bannis ainsi que toute référence aux médias ou même des inventeurs et personnalités non musulmanes . En bref l’interdiction du savoir domine la doctrine des Talibans.
Et pourtant en Afghanistan, on résiste, au nom justement de ce droit à savoir. Les journalistes, les écolières privées d’école, les étudiantes interdites d’université et sans doute quelques garçons excédés par les limites de ce qu’on veut bien leur inculquer. Cette résistance s’exprime non pas par la lutte armée mais par des smartphones, des ordinateurs et des crayons, guidés par des cerveaux en éveil, des yeux qui veulent voir, des oreilles qui veulent entendre. Les lumières pour éblouir la nuit sans fond de l’obscurantisme.
Tel est le double crime de Mortaza : citoyen français, on ne lui pardonne pas ses origines, ni son désir de savoir, de comprendre et de révéler une réalité que les Talibans auraient voulu taire. Comme si son incarcération arbitraire réunissait officiellement deux institutions qui auraient dû demeurer séparées : le monde pénitentiaire et celui de l’éducation, la fermeture et ce qui aurait dû signifier l’ouverture au monde

CM

Deux associations françaises viennent en aide aux écolières et étudiantes en Afghanistan : Nayestane (https://nayestane.org/) et Femaid (https://femaid.netlify.app/)

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