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(Photo prise dans une école secrète dans un faubourg de Kaboul, mise en scène par des élèves de la 9ème classe. Sur la tableau on lit: nous apprenons même par terre, pas de pupitre, pas de chaise, pas de peur. Le sol est notre salle de classe. Ils nous a pris nos écoles mais pas nos RÊVES)
Elles ont entre 19 et 25 ans et enseignent dans des écoles secrètes à Kaboul, Hérat et Mazar-e-Sharif. Pour les aider à perfectionner leur anglais parlé, nous avons mis en place des discussions (en anglais) tous les jeudis sur des sujets les plus divers, y compris ce jeudi 14 août, veille de la commémoration du retour des Talibans. Nos échanges toujours très animés et se déroulent par téléphone et ordinateur interposés pour se poursuivre par mail. C’est que ces jeunes femmes d’un courage inouï en ont gros sur le cœur.
En ce moment, sévit une canicule extrême et insupportable, d’autant que l’accès à électricité et l’eau se raréfie : deux à trois heures par jour dans la capitale et cela vers minuit. Inutile de préciser que ce cours – en vérité cette conversation a débordé et aurait pu continuer des heures encore si la batterie de leurs téléphones ne s’était pas éteinte.
Bahara : Le retour au pouvoir des Talibans, c’est une journée de deuil pour nous. Demain ils vont faire la fête avec des drapeaux, des feux d’artifice et ils vont tirer dans l’air à tous les coins de rue. Et comme d’habitude, ils vont bloquer les cartes SIM comme pour toutes les fêtes, on ne pourra pas communiquer entre nous, ni se renseigner. Ça tombe un vendredi, donc on sera en famille, j’aurais préféré être avec mes élèves pour partager notre peine.
Khatera : Je viens de voir passer un garçon à vélo dans la rue avec un grand drapeau taliban. Il a l’air tout excité et crie quelque chose, il vaut mieux qu’on se planque à partir de ce soir, les filles. Je vais fermer la fenêtre, je préfère ne pas l’entendre. En face, les voisins ont été obligés de murer les fenêtres parce qu’ils pourraient nous apercevoir, moi et mes sœurs, ce qui est maintenant un crime. Pour le moment, mon père tient tête aux Talibans et refuse de faire de même.
Omida : En vérité, c’est une journée triste pour nous tous. Mon père et mes quatre frères ont perdu leur travail puisqu’ils étaient militaires dans l’armée de la république. À cause de ça, ils ne trouvent plus de boulot. Le pouvoir les soupçonne d’être des traîtres et dans le quartier, on a peur de les embaucher — sauf mon plus petit frère qui vend des légumes au marché. Il se fait payer en pommes de terre. Encore heureux que je travaille, je suis la seule qui ramène de l’argent et pourtant on est huit à la maison, tous sauf moi au chômage.
Sadia : En fait, on est toutes comme ça, nous sommes les seules à travailler dans nos familles, même si nos frères ne veulent pas le reconnaître et continuent à vouloir nous dominer. Je ne dis rien, mais je ne les écoute plus.
Zainab : Nous toutes, on appartient à la jeune génération d’Afghanistan, celle dont la vie s’est arrêtée le 15 août 2021. Il y a quatre ans, je débutais ma troisième année de médecine quand les Talibans ont fermé les universités aux filles. Je pense tous les jours qu’à l’heure actuelle, j’aurais dû être Docteur Zainab dans une maternité, soignant les mères et les bébés… Aujourd’hui c’est interdit, si ça continue comme ça, il n’y aura plus de médecins pour guérir les femmes, elles accoucheront seules comme nos grands-mères au village.
Atia : Moi aussi, j’aurais dû être diplômée mais je ne préfère pas y penser ; aujourd’hui j’enseigne dans une classe secrète située dans la cave de notre appartement à Kaboul. J’ai vingt-cinq élèves ; le programme est ardu, il faut faire des maths, de la physique, de l’Anglais. Je les pousse, même quand elles demandent « À quoi bon ? ça fait déjà quatre ans que rien ne change et la vie est de plus en plus dure pour nous » ». Je leur réponds : « tu as le droit de rêver, d’avoir un avenir. Une porte se ferme, une autre s’ouvre. Ce ne sera pas ce que tu as imaginé mais il y a tant de cours que tu pourras suivre en ligne, tant de choses à découvrir ». Moi aussi, j’étudie tout le temps.
Nasima : On passe beaucoup de temps à les encourager et ça nous remonte le moral en même temps. Nous aussi on désespère, je me demande tous les jours comment on va s’en sortir. En classe, quand j’entends frapper à la porte d'entrée, mon cœur s’arrête de battre, celui des élèves aussi. On retient notre respiration, on fait comme si personne n’était là parce que les Talibans pourraient nous arrêter et nous emprisonner, ce qu’ils font très souvent en ce moment. Mais mes élèves n’ont pas peur de venir dans notre petite classe, elles prennent des risques tous les matins mais arrivent à l’heure.
Omida : C’est que chaque classe est devenue une petite famille. Nous les enseignantes, on est des grandes sœurs, parfois des mamans, même si on a presque le même âge que nos élèves; les filles peuvent nous raconter ce qu’elles n’osent pas avouer à la maison. Par exemple, une élève de 13 ans a subi des attouchements dans la rue hier matin. Elle est arrivée en classe en sanglotant, elle avait tellement honte qu’elle ne voulait plus revenir à l’école. Si elle avait raconté ça à sa mère, elle aurait été punie et interdite de sortir, et pourtant elle était en hijab, en noir de la tête aux pieds, crevant de chaleur…
Atia : La même chose s’est passée dans ma classe, les garçons harcèlent souvent les filles et les miliciens du Marouf [le Ministère pour la Promotion de la Vertu et la Répression du Vice qui a remplacé celui des Affaires féminines] laissent faire. J’ai eu du mal à la persuader que non, ce n’était pas elle qui a pêché, mais ce garçon mal élevé. En classe, on parle d'ailleurs de tout ce qui est honteux, en particulier des règles qui font tellement peur aux filles. On est tout à fait à l’opposé des profs qui nous terrorisaient à l’école à leur âge
Khatera : Je sais que nos élèves transmettent ce qu’elles apprennent à leurs petites sœurs, on leur a appris que l’ignorance est le crime véritable, l’éducation est la seule chose qui peut nous sauver et nous permettre d’imaginer un avenir. C’est bien pourquoi les Talibans nous craignent, nous les femmes instruites ambitieuses!
Zainab : De plus, ils savent bien qu’ils ne seront jamais reconnus par les puissances étrangères tant qu’ils ne nous laissent pas apprendre et travailler. Ils ne peuvent pas nous mentir comme ils l’ont fait à nos parents la première fois qu’ils étaient au pouvoir. Nous, on a accès à l’internet, on s’informe, on sait. Demain, on sera nombreuses à poster un carré noir sur les réseaux sociaux
Bahara : Nous sommes la nouvelle génération de femmes d’Afghanistan. Nous devons rester ici pour construire ce pays, pour empêcher que notre patrie sombre dans l’ignorance et la mort. On sait se battre, et ils le savent, non pas avec des fusils mais avec nos paroles, notre savoir. En fait, je suis très fière de représenter le problème principal des Talibans !
(Les noms ont été modifiés pour raisons de sécurité)
Carol Mann est la présidente de FemAid, association active dans le secteur d’éducation secrète des filles en Afghanistan