
Selon la Banque, Mondiale, la RDC (République démocratique du Congo), dont la superficie est celle de l’ensemble de l’Europe occidentale, serait une des cinq nations les plus pauvres du monde.
Douloureux paradoxe, ce pays qui fut jadis le royaume privé du très sanguinaire empereur roi des Belges, Léopold II, est un des plus riches d’Afrique en termes de ressources. Les gisements minéraux de son sous-sol, dont le cobalt et le coltan, les fameux « minéraux de sang » approvisionnent presque toute l’électronique mondiale. Leur exploitation se réalise quasiment sans règlementation et s’organise par le biais de la violence exercée par des groupes armés à la solde des pays voisins et des complexes industriels multinationaux. En attendant, 73% de la population « survit » avec moins de $1.90 par jour. Le taux catastrophique de mortalité maternelle et infantile, le niveau de scolarité (67% terminent tout au plus l’école primaire), l’inégalité des chances, les épidémies récurrentes avec la réticence aux vaccins ont suscité une crise humanitaire continue depuis des années.
Le tout dans un contexte de guerre et de violence spectaculaire : c’est bien ce pays, en particulier à l’Est où est concentré tout le capital minier, que Mary Wallstrom, l'envoyée spéciale de l'ONU, a désigné comme capitale mondiale du viol.
C’est que la RDC est la victime de ses invraisemblables richesses qui ont suscité le plus gigantesque réseau de pillages et de corruption aux ramifications internationales : selon l’organisme Transparency, au moins 80% de la population considèrent qu’ils ont été obligés de passer par la corruption pour obtenir même les services de bases et 85% estiment que la corruption est en train d’augmenter.
Dans ce véritable magma politique social et économique, soutenu par une succession de régimes aussi autoritaires que corrompus qui se sont succédé depuis l’assassinat de Patrice Lumumba et l’arrivée au pouvoir du général Mobutu, on aurait pu croire que la population a été totalement réduite à une forme de passivité désespérée. Pourtant la volonté de changement n’est pas absente, tant s’en faut, ce qu’on a pu voir quand le Dr Denis Mukwege, gynécologue « l’homme qui répare les femmes », s’est vu octroyer le prix Nobel de la paix en 2018. Le monde a découvert– du moins la partie qui n’en avait pas encore pris conscience- avec effroi le véritable coût de leur téléphone portable…
En vérité, à l’ombre de Dr Mukwege s’agite toute une classe intellectuelle et activiste menant une lutte pour les Droits Humains, en dépit d’une répression arbitraire, kafkaïnenne.La trajectoire d’Alphonse Maindo, natif de Kisangani né en 1967, est emblématique. Second fils d’un modeste instituteur décédé précocement d’une morsure de serpent - à 9 km de l’hôpital qui n’a pas pu dépêcher une ambulance pour le sauver, Maindo prend conscience très jeune des injustices flagrantes d’une gestion urbaine défaillante.
A 14 ans, il prend la responsabilité de la famille aux côtés de sa mère : les dix enfants partent travailler dans les champs dès l’aube avant et après l’école quand leur mère part au marché vendre les modestes productions de leur lopin de terre. « Le repas du soir n’était jamais garanti, raconte Maindo, mais le ventre creux ou non, la priorité était justement l’école, c’est ce que nous avons reçu de notre père pour qui l’éducation était la seule façon de se sortir de la misère - ce qu’il avait lui-même compris ayant grandi durant l’ère coloniale, à l’époque où notre ville s’appelait Stanleyville ». A l’aide d’une lampe tempête, d’une torche à l’huile de palme ou dans la salle paroissiale éclairée, les enfants font leurs devoirs sous la surveillance de ce grand frère où gronde une conscience aigüe de l’injustice. A coup de travail acharné et de bourses d’études, tous les membres de cette nombreuse fratrie arriveront aux études supérieures.
Si pareille situation est rare partout, elle n’est pas exceptionnelle en Afrique. Le problème, c’est que quand ces bons élèves prennent conscience de l’injustice outrancière de leur gouvernement, ils sont tentés par un activisme inacceptable pour les autorités. Et c’est ainsi que le pays se prive de leur élite, forcée d’émigrer si elle veut survivre. C’est certainement le cas en RDC comme ce l’a été pour Maindo et une partie de sa fratrie dont son frère Gabriel, avocat militant.
Dès ses dernières années au lycée, Alphonse Maindo milite pour la justice. Membre fondateur d’un groupe de Défense de Droits Humains (Horeb), formateur des groupes de jeunes et organisateur de campagnes de sensibilisation (notamment sur la démocratie et la dignité humaine) et de monitoring des violations des droits humains pour toute sa vaste région, il se retrouve presqu’accidentellement à devenir jeune bourgmestre de sa commune de Kabondo à Kisangani en 1997. Il est évident que quand un activiste des droits humains détient même une parcelle de pouvoir, le Congo n’est plus un long fleuve tranquille.
Pareille situation ne pouvait pas durer. Un soir, des membres de l’armée rwandaise, lourdement armés, font irruption pour l’arrêter et vraisemblablement le faire disparaître, mais ils ne reconnaissent pas ce très jeune homme en jeans qui dévale l’escalier et leur indique que le bourgmestre est en haut dans son bureau. Mais ils finiront par l’arrêter et le torturer quelques semaines plus tard. Alphonse Maindo aura la vie sauve grâce à la mobilisation des jeunes de sa commune et des commandos tigres.
C’est que sous le règne du tout-puissant Mobutu puis de son successeur Laurent-Désiré Kabila, les droits humains passent pour être une sinistre importation occidentale apte à corrompre une jeunesse désobéissante et Maindo en est considéré un agent, comme toute cette jeunesse apte à manifester et plus tard à s’engager dans ce qu est appelé « la grande marche nationale du 16 février » qui réclamait la re-ouverture de la Conférence Nationale Souveraine qui aurait pu instaurer enfin un état de droit. Cette marche pacifiste s’est terminée dans un bain de sang et on compte, de source non-gouvernementale, des centaines de morts.
Maindo, comme d’autres jeunes militants, comprend qu’il est temps de se replier temporairement. Encouragé par celui qui restera un grand ami, le prélat activiste Emmanuel Lafont, proche de Desmond Tutu, il décide de poursuivre ses études à Paris, grâce à une bourse du gouvernement français. C’est dire qu’il n’a rien en commun avec la jeunesse dorée congolaise qui gravite autour du pouvoir et s’offre ainsi des voyages au nom de projets humanitaires pour le moins flous. Maindo, lui, tout en poursuivant ses études découvre le monde des SDF parisiens et des migrants africains désillusionnés en extrême précarité.
Le sujet de son doctorat prend la suite d’articles et d’un ouvrage publié et pose la question de savoir comment la violence participe à la reconfiguration des représentations du pouvoir à la fin du règne de Mobutu, entre la guerre dite de libération et la guerre dite de rectification.
Car une violence multiforme est effectivement au cœur de toutes les relations de pouvoir non seulement en RDC mais ailleurs en Afrique où les gouvernements reproduisent des versions caricaturales des structures coloniales avec une parade de respectabilité pour mieux cacher un enchevêtrement de rivalités et d’ambitions personnelles. C’est ce qu’il découvre à Yaoundé, à APDHAC (Association pour la Promotion des Droits de l'Homme en Afrique) et à l’Observatoire Politique d’Afrique Centrale, qu’il finit par diriger, ainsi que le programme Démocratie et Développement au prestigieux Gorée Institute. S’il n’ose pas rentrer tout à fait au pays, il vient donner des cours et des conférences aux universités de Kisangani, Goma, Bukavu, Bunia.« A la fin, ça fulminait tellement en moi, que je devais rentrer pour aider mon pays, je me suis dit si c’est partout pareil dans les 15 pays africains que je connais à présent, il faut commencer par chez moi. »
Voilà Alphonse Maindo qui rentre chez lui, en 2008 en tant que professeur de science politique. Joseph Kabila est au pouvoir et rien n’a sensiblement changé, ce qui le pousse plus que jamais à publier des articles discrètement incendiaires mais soigneusement documentés, à poursuivre une sensibilisation aux Droits Humains.
Dans un premier temps, on lui offre un poste au gouvernement, même des sommes d’argent non-négligeables, histoire de le faire taire. Rien n’y fait. Le recteur de l’UNIKIS, Université de Kisangani lui octroie le poste de Doyen de la faculté de Sciences Sociales, Administratives et Politiques. « On espérait à nouveau me maîtriser et on savait que j’avais un beau carnet d’adresses ». Rien n’y fait, Maindo s’insurge contre le trafic des points, les injustices flagrantes contre les étudiants et les enseignants qui ne sont pas acquis au gouvernement. On le harcèle, ce professeur adoré par ses étudiants qui les défend et il finit par se mettre en grève pendant deux ans, tout en assurant ses cours hors campus.
C’est alors que la pression augmente. La direction exige de lui qu’il donne des notes avec appréciations positives à un tout-puissant général, celui qui est à la tête de la du 31e région militaire, autrement dit toute la province. Seul hic de l’affaire, c’est que le général en question n’a jamais dépassé l’école primaire et il n’est pas question pour Maindo de lui donner un accès direct à un Master, un Bac+5, acquis grâce à quelques bulletins fictifs.
La direction universitaire insiste lourdement, Maindo refuse d’obtempérer et le général, furieux, lui intente un procès pour diffamation, avec imputation dommageable- basé sur une lettre privée envoyée par Maindo au recteur pour expliciter son refus.
De toute évidence, cet homme qui refuse des offres d’argent, ne cède pas aux menaces et n’affiche pas le respect dû à un puissant militaire ne peut être qu’un dangereux opposant au régime.
Lé général et l’université également lui intentent donc un procès ou du moins quelque chose qui en a tout l’air- mais « tout est boutiqué », autrement joué d’avance. La peine maximale de douze mois de prison ferme est requise ainsi que d’importantes réparations financières (sans doute le manque à gagner du général s’il avait obtenu son diplôme).
Pendant ce temps, il subit des vexations continues : sa maison est attaquée la nuit par les forces de l’ordre, la colle versée dans la serrure de sa grille, son pare-brise cassé, même son chien tué. En vérité, ce n’est pas seulement la colère d’un militaire que l’on veut assouvir mais, un opposant que le pouvoir cherche à éliminer
Maindo saisit la cour de cassation à Kinshasa- là aussi il est attaqué physiquement dans la rue, mais il s’en sortira certes ruiné, mais ayant gagné gain de cause. Le général est condamné à payer des frais d’instance, ce qu’il ne fera jamais ; certains cercles minoritaires s’émeuvent mais comme le déclare à peine dépité un ministre que rencontre Maindo « Je connais cette situation, c’est normal ici, je suis bien placé pour le savoir- pour conclure avec une citation d’une fameuse fable de la Fontaine « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés[ ». Dans les ministères comme dans les cercles de combattants pour la liberté, chacun connaît la nature véritable de la peste qui détruit le pays- jusqu’à en citer des vers appropriés. C’est justement contre cette fatalité pestilentielle qu’Alphonse Maindo s’insurge.
Aujourd’hui, il accumule des postes prestigieux : professeur de Science Politique, Directeur du Centre de recherche politique et sociale d’Afrique noire à l’Université de Kisangani, Directeur de Tropenbos International RDC, un organisme consacré à la défense de la forêt. Pour continuer à vivre à peu près tranquillement, il a placé des caméras de vidéosurveillance et des spirales de fil de fer barbelés autour de sa maison- non pas contre des voleurs éventuels.
En continuant jour et nuit sa lutte pour les droits humains dans son pays, Maindo sait qu’il n’est pas seul. En 2017, il fait la rencontre de l’homme avec lequel il pourra pleinement s’allier pour imaginer une véritable libération de leur pays : le Dr Denis Mukwege. Ce médecin, basé à Bukavu, est un des plus célèbres au monde, depuis que son engagement auprès des femmes violées lui a valu le prix Sakharov (2014), puis le Prix Nobel (2018), co-luréat avec Nadia Murad, l'activiste yézidie.
Dès la première rencontre, « ça matche, c’est une figure d’un intellectuel engagé au plus haut point, d’une autorité morale absolue, un référent éthique, un aîné, un frère, on se comprend instantanément, instinctivement ». Cet « homme qui répare les femmes » rêve aussi à la réparation de son pays, non pas avec un bistouri mais par des mesures qui rendraient son travail inutile. Car ces centaines de milliers de viols dont il constate quotidiennement les dégâts sur les femmes de tout âge, des plus anciennes jusqu'au bébés, sont imputables aux énormes trafics de ressources autour des mines de minerais dans sa région du Kivu et des violences perpétrées par des miliciens de tout bord.
Si le Dr. Mukwege ne s’est pas prononcé quant à son engagement dans la politique (les élections doivent avoir lieu en 2023), pour Maindo « La révolution gronde, on atteint la masse critique. Nous avons cru que le président Tshisekedi gouvernerait autrement, mettant les droits des hommes au centre de son action, il n’a fait qu’emboiter le pas à ses prédécesseurs, on retrouve les mêmes conseillers qu’avant, encore des membres des diaspora sans expérience, nos ressources sont pillées et les accords avec le Rwanda font craindre le pire. »
Le 6 juin dernier, on commémore la fameuse Guerre de six jours qui a été appelée la Première Guerre Mondiale d’Afrique qui s’est déroulée il y a exactement 22 ans et qui demeure une plaie ouverte. C’est à Kisangani que se sont confrontées les forces rwandaises et ougandaises avec quelques 1 200 tués locaux et des milliers de blessés par obus et tirs des balles. Aucun responsable, ni civil ni militaire rwandais ou ougandais, n’a jamais été inquiété. En RDC aussi, précise Maindo, un personnage comme le général Zacharie Balengele Kazadi qui a collaboré aux massacres aux côtés des Rwandais est même devenu commandant de la région militaire basé à Kisangani. « Le bourreau nargue la victime » une fois de plus, déplore Maindo.
Faut-il s’étonner ces commentaires valent à Maindo une véritable contre-attaque, quatre jours après à son propre domicile. A 3h du matin, on frappe à sa grille. Par les caméras de vidéosurveillance, il dénombre quelques 120 militaires armés jusqu’aux dents. Apprenant qu’ils n’ont pas de mandat, Maindo fait dire à son gardien qu’ils reviennent pendant la journée avec les papiers appropriés et se met au téléphone tout de suite ; il fait circuler les photos et un appel à l’aide sur les médias sociaux. Les militaires en état d’alerte entourent la maison de tout côté. C’est un véritable siège.
Quand un responsable revient au petit matin avec un mandat de perquisition, les avocats de Maindo et un représentant du Bureau conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme l’attendent devant la grille. Le mandat brandi par un officier des renseignements, le colonel Benjamin Kapiamba Kapios, accuse Maindo d’héberger dix terroristes ougandais et ordonne une fouille de la maison entière, jusque dans les portefeuilles et les enveloppes. Ne trouvant personne, on emporte, entre autres, le matériel de vidéosurveillance et des uniformes des gardiens. Le colonel, tente de lui arracher son téléphone et l’oblige à le suivre à l’Etat Major où son supérieur, hors de lui, le sermonne « Il m’accuse d’avoir exigé un mandat pour faire échapper les terroristes et se félicite d’avoir envoyé une véritable armée pour les empêcher de s’enfuir ». Sur ce, arrivent les étudiants de la fac qui manifestent bruyamment leur soutien à leur professeur bien -aimé. Mieux que tous, ils savent bien que les autorités veulent la peau d’Alphonse Maindo.
En dépit de la parade d’une enquête officielle, chacun sait que cela ne donnera rien, et que l’indifférence coutumière des institutions écrasera les responsabilités. Le professeur reçoit tout de même un coup de fil du Ministre des droits humains : « Il me dit qu’il m’apporte son soutien et surtout m’enjoint d’appeler un certain membre d'une délégation étrangère en poste à Kinshasa pour l’informer qu’on m’avait bien contacté ». C’est que pareil ministère dépend des financements européens et il faut avoir l’air de faire quelque chose, ne fut-ce qu’un coup de fil de courtoisie. « Ce coupé-collé des institutions occidentales ne sont qu’autant de coquilles vides pour berner le monde, histoire de d’offrir au monde une image de sérieux, comme au Rwanda, une véritable farce pour laquelle des millions de Congolais paient de leur vie »
C’est bien cette colère et ce refus de passivité qui rapprochent Alphonse Maindo et Denis Mukwege. Ni l’un ni l’autre n’en peuvent plus d’une situation qu’ils jugent à présent insupportable. « Comment un des pays les plus riches du monde arrive à être un des plus pauvres, non, trop c’est trop » fait le professeur, des chiffres à l’appui.
Mais si son compagnon de route célèbre semble pour le moment intouchable aux yeux du monde, il n’en est pas de même pour ce courageux enseignant. Et pourtant vaillamment, il poursuivra d’autant qu’il sait qu’il a derrière lui des générations d’étudiants qu’il a formés à la réflexion et une jeunesse qui a commencé à prendre conscience de leurs droits. Et, qui sait, ce grand homme congolais qui, s’il décide d’entrer en politique, pourra l’encourager à mettre en pratique leurs idéaux partagés.
