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Billet de blog 6 novembre 2023

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Une nuit à Haïfa

Parce qu'on ne parle pas des enfants pris dans le conflit israélo-palestinien, j'ai imaginé ce qu'endure actuellement une petite fille à Haïfa.

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Le sol roule, le ciel tremble. C’est une nuit comme tant d’autres depuis le 7 octobre à Haïfa, où j’habite avec ma mère et ma sœur cadette. J’ai peur. Mon père a été pris par les forces du Hamas il y a déjà plusieurs jours, Maman dit qu’on le reverra bientôt mais je sais qu’elle ment, ça fait longtemps que je ne crois plus aux promesses des adultes. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il y ait vraiment une différence entre enfants et adultes ici. Comment être un enfant quand tout ce qui nous entoure sent le sang et la mort ? Ce qu’il se passe chez nous en Israël, je l’apprends par mon frère, il est infirmier et il porte désormais secours bénévolement aux milliers de civils touchés. Je l’admire pour son geste, mais je le sais bien faible face aux bombardements et aux tortures. Quels soins mon frère pourrait-il apporter à un bébé brûlé au troisième degré ou à une mère qui a perdu l’usage de ses jambes ? Il en est conscient, mais il continue. Pour ne pas devenir fou, pour ne pas s’effondrer devant la folie des hommes. 

Cette nuit, comme toujours, je cherche le sommeil dans la chaleur suffocante. Je sais que ce n’est qu’un répit, que bientôt il va peut-être falloir fuir. Notre maison n’est plus un refuge, mais nous avons internet. Souvent, le paradoxe de cette situation me frappe en plein cœur ; la connexion peut être assurée partout, alors que nous nous levons chaque matin sans savoir si nous serons encore en vie à la fin de la journée. Depuis quelques jours, ma mère et moi relatons notre situation sur les réseaux sociaux, sur ce qui nous arrive. Nous le faisons en mon nom, car une petite fille génère plus d’empathie. Quand nous avons commencé, j’étais pleine d’espoir. J’imaginais que le Président français en personne me sauverait et m’emmènerait au Château de Versailles où ma famille et moi vivrions heureuses pour toujours. Mais ça c’était avant. Quand j’avais encore des rêves. Des rêves qui ont été rapidement détruits à coup de bombes – un à un, jours après jours. Aujourd’hui, je me rends bien compte de l’hypocrisie des gens qui nous lisent. Ils « likent », ils « retweetent » en disant qu’ils nous soutiennent, mais lorsqu’il s’agit de nous accueillir chez eux, ils se barricadent, ils nous insultent, ils nous condamnent. D’un côté, je les en blâme, mais de l’autre je sais que beaucoup se sentent démunis face à notre détresse.

Cette nuit, comme souvent, le sommeil ne vient pas. Je me lève doucement pour ne pas réveiller ma sœur et me dirige vers la fenêtre. J’appuie le front contre la vitre poussiéreuse et je dessine un cœur destiné à mon père qui, je le crois, nous attend là-haut – pas trop vite, Papa, j’aimerais savoir ce que c’est la paix, ce que c’est l’innocence. J’aimerais rire et chanter, j’aimerais aller à l’école, j’aimerais devenir pompier. Laisse-moi le temps de faire tout ça, dis à ceux qui sont là-haut et pour qui les adultes se déchirent que je veux juste un peu de temps, juste un peu de temps. S’il te plaît.

Je regarde dehors. Un vieux lampadaire fait danser des ombres sur les murs qui cernent l’immeuble. Sur ces formes noires, j’imagine des dinosaures, j’invente un zoo, je chevauche une girafe, je dessine une place de jeux où je pourrais avoir des copains et des copines et jouer, jouer, jouer encore. Je ne veux plus tweeter – je veux une poupée, je veux un ballon, je veux rêver. Parce que c’est la seule façon de le faire, je retourne me coucher et je ferme les yeux. Cette fois-ci le sommeil m’atteint et me libère pour quelques heures des atrocités qui m’entourent.

Tout est noir. Tout à l’heure, comme chaque matin, je suis allée faire la queue à la boulangerie. Quand je suis sortie, le jour se levait. Pour combien de temps encore, me suis-je demandé. Les premiers rayons du soleil m’ont caressé le visage. La beauté du ciel m’est apparue soudain comme une insulte face à l’infamie des scènes qui nous entourent. A peine cette pensée a-t-elle parcouru son chemin dans mon esprit que le ciel s’est voilé, assombri, déchiré. Je tombe. Je brûle. Tout est noir. Tout est blanc. Je vois mon père au loin qui me tend la main.

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