3 juillet 2016. Nous avons rendez-vous à 11h sous la coupole du Grand Hôtel de Paris avec Jean-Pierre Gouzy, ancien président de l'Union européenne des fédéralistes (UEF). Très vite, il nous plonge dans ses souvenirs du lendemain de la Guerre – « j’avais alors 22 ans et étais journaliste » - à l’heure où tout était à (re)faire en Europe. À l’époque, raconte-t-il, il régnait une grande attraction pour le fédéralisme. L’objectif était l’organisation de la paix, il fallait éviter de réitérer les bêtises faites avant la Guerre et transcender les clivages gauche-droite. Parmi les pays impliqués, la Suisse était très présente dans les discussions et faisait office d’exemple pour les fédéralistes. C’est donc tout naturellement que suite à deux premières conférences qui eurent lieu en septembre 1946 à Hertenstein, puis en octobre de la même année à Luxembourg, que les fédéralistes décidèrent de fonder l’Union européenne des fédéralistes (UEF) et de se réunir pour un premier Congrès à Montreux en Suisse en 1947.
Deux cents délégués et observateurs de seize nationalités participèrent à ce congrès. Jean-Pierre Gouzy l’évoque avec animation : l’Allemagne et l’Autriche étaient représentées pour la première fois depuis la Guerre dans un congrès international sur un pied d’égalité avec d’autres européens (et non en simples observateurs). La France était venue avec 17 groupes, l’Italie 7. Quant à la Suisse, elle avait des représentants de Bâle et de Lausanne et présidait le Congrès. Jean-Pierre Gouzy souligne également que les Britanniques étaient certes présents, mais « en curieux », respectant ainsi la volonté énoncée par Winston Churchill dans son discours de Zurich en 1946 selon laquelle la Grande-Bretagne devait rester un observateur bienveillant : « la Grande-Bretagne, le Commonwealth des nations britanniques (…) doivent être les amis et les protecteurs de la nouvelle Europe et défendre son droit à la vie et à la prospérité. »
Lors du Congrès, une motion de politique générale fut adoptée, revendiquant la constitution d’un gouvernement fédéral européen. En outre, le professeur suisse Denis de Rougemont énuméra les principes du fédéralisme dans un discours que M. Gouzy décrit comme capital : renoncement à toute hégémonie et à tout esprit de système, sauvegarde des minorités, préservation des qualités propres à chaque entité fédérée. À noter également que les textes adoptés à Montreux furent précurseurs sur plusieurs points. Ainsi, Jean Monnet fut inspiré par l’idée de collectivité européenne de richesse pour la fondation de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, alors que la notion de « fédération économique de l’Europe » fut reprise en 1957 pour le traité de Rome et en 1968 pour l’Acte unique européen.
Nous quittons Jean-Pierre Gouzy en milieu d’après-midi, après trois heures d’un retour passionnant 70 ans en arrière, sans savoir que ce serait la dernière fois que nous aurions la chance d'entendre cette histoire de vive voix. Par ses souvenirs, il nous a rappelé que c’est dans une Europe en ruine, remplie d’espoir(s) européen(s) que s’est tenu le Congrès de Montreux. Denis de Rougemont y avait alors déclaré : « les États prétendus souverains sont impuissants à résoudre leurs problèmes et, en cherchant des solutions purement nationales, ont réussi seulement à plonger leurs peuples dans la misère, à faire perdre aux citoyens leurs libertés personnelles et à créer ainsi une situation dangereuse qui peut mener à chaque instant à une catastrophe terrible et peut-être définitive. » En 2017, à l'aune d'un nationalisme grimpant, ces paroles sont plus actuelles que jamais.