Une nouvelle condamnation de l’État belge en 2024
Le 27 août 2024, dans un arrêt B.D. Contre Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme, organe de contrôle juridictionnel de la Convention européenne des droits de l’homme, condamnait la Belgique pour détention irrégulière d’un auteur d’infraction atteint d’un trouble mental. De 2011 à 2015, la personne ayant fait l’objet d’une décision d’internement suite à son infraction a été maintenue de manière continue soit dans les sections de défense sociale des prisons de Merksplas et de Turnhout, soit dans l’annexe psychiatrique de la prison de Gand. Ce n’est qu’à l’issue de cette période d’un peu moins de 4 ans qu’elle sera finalement transférée au centre de psychiatrie légale de Gand, établissement a priori adapté à sa situation et à ses besoins de soin.
Dans son arrêt, la Cour souligne deux manquements importants relatifs à la période de détention entre 2011 et 2015 : d’une part, l’intéressé n’a pas été en mesure de faire appel des décisions de prolongation de son internement alors qu’il le souhaitait, en raison du refus ou de l’absence de volonté de ses avocats successifs de le faire. La Cour note ici que si un État prévoit un tel recours – ce qui était le cas pour la Belgique à cette période –, il doit s’assurer que ce recours soit rendu effectif pour la personne internée qui souhaite le faire jouer. Ce ne fut pas le cas ici et la Cour, constatant que l’interné avait été « de manière répétée, privé de la possibilité de faire contrôler la légalité de la prolongation de son internement et d’en obtenir la cessation », conclut à la violation de l’article 5§4 de la Convention (droit d’introduire un recours en cas de privation de liberté). D’autre part, la Cour souligne, dans le fil d’une jurisprudence antérieure abondante, que le maintien prolongé de l’interné dans des sections de défense sociale de prison ou en annexe psychiatrique (souvent dans l’attente d’un transfert hypothétique vers un établissement de soins plus adapté) est irrégulier : la détention de ces personnes qui souffrent d’un trouble mental dans un cadre pénitentiaire n’est pas de nature, en Belgique, à leur offrir des soins et traitements appropriés, ce dont la Cour fait une condition de la régularité de leur privation de liberté. En conséquence, l’État belge est ici condamné pour violation de l’article 5§1er de la Convention (régularité de la privation de liberté).
Une condamnation dans le fil de la jurisprudence antérieure de la Cour
Cette décision de la Cour s’inscrit dans le fil de sa jurisprudence antérieure. Depuis les années 2010, la Cour a très régulièrement condamné la Belgique pour sa politique de détention des internés, principalement dans les annexes psychiatriques de prison. Dans son arrêt W.D. contre Belgique du 6 septembre 2016, la Cour dénonçait à cet égard, derrière le cas d’espèce qui lui était soumis, un problème structurel beaucoup plus large, et rappelait que l’internement ne pouvait se réduire à une mesure purement sécuritaire mais devait comporter une dimension de soin, adapté à la situation de la personne internée.
L’arrêt de 2024 ne fait que rappeler ce point, soulignant au passage que le problème ne concerne pas que la détention prolongée en annexe psychiatrique de prison, mais également celle qui serait effectuée en Section de Défense Sociale de prison. La Cour mentionne ici que, dans divers arrêts antérieurs, elle « a jugé que la situation des personnes internées dans ces établissements n’était pas différente de celle des nombreuses personnes internées dans une annexe psychiatrique de prison ». En clair, c’est l’internement dans un contexte carcéral qui est mis en cause, au motif qu’en Belgique, il ne permet a priori pas d’offrir un niveau de soin adapté et suffisant aux internés.
Comme elle le souligne dans son arrêt Rooman contre Belgique du 31 janvier 2019, la Cour n’en déduit pas que le placement dans une structure psychiatrique suffit par lui-même à garantir que des soins adaptés sont dispensés. Elle considère néanmoins, qu’a priori, il y a plus de chances que ce soit le cas, même si la preuve contraire peut en être apportée. Pour la Cour, au fil de sa jurisprudence, c’est le « niveau de soin » qui est le critère de régularité de la détention et, en Belgique, ce niveau-là, estime-t-elle, n’est pas atteint dans des structures à caractère carcéral.
La Cour, favorable à une prise en charge désinstitutionnalisée ?
La Cour de Strasbourg n’est pas favorable à la détention des internés en prison. Si sa condamnation sur ce point n’est pas absolue – elle n’exclut pas formellement que des soins adaptés puissent y être dispensés – , sa jurisprudence laisse clairement entendre qu’elle n’y croit pas. Pour les internés, la Cour privilégie la prise en charge dans des institutions psychiatriques, fussent-elles à sécurité renforcée.
Cette position n’est pas nécessairement évidente : héritière d’une autre tradition et d’une autre lecture du trouble mental, le Comité des droits des personnes handicapées, organe de contrôle de la Convention onusienne relative à la protection des droits des personnes handicapées de 2006, est lui particulièrement critique à l’égard d’un système d’internement en institution psychiatrique : pour cet autre acteur, lui aussi en charge d’assurer le respect du droit des droits fondamentaux, placer les auteurs d’infraction atteints d’un trouble mental (ou, dans le vocabulaire du Comité, d’un « handicap psychosocial »), dans des institutions spécialisées serait contraire à un principe d’égalité, de non-discrimination et d’inclusion. Ces derniers doivent, quel que soit leur état mental, être considérés comme responsables sur le plan pénal et jugés comme tout autre citoyen. Ils ont « droit » au procès pénal, quitte à ce qu’une peine de prison, assortie de soins, soit au bout du chemin.
La position du Comité de droits des personnes handicapées peut sembler curieuse. Elle repose sans doute sur un pari : favorable à une logique globale de « désinstitutionnalisation » – et dès lors d’accompagnement en milieu ouvert – des personnes en situation de handicap, le comité mise probablement sur le recours à des peines alternatives et autres suivis probatoires en milieu ouvert pour les auteurs d’infraction atteints d’un trouble mental. Dans le contexte de renforcement sécuritaire qui est le nôtre actuellement, face à des personnes largement étiquetées pour leur « dangerosité », le pari est risqué. La Cour de Strasbourg en fait un autre : si, à la différence du Comité Onusien, elle ne rejette pas par principe tout recours aux institutions psychiatriques, dans plusieurs de ses arrêts, elle appelle à une forme de désescalade institutionnelle pour prendre en charge les personnes internées. Elle regrette ainsi, pour la Belgique, la « frilosité » des institutions intermédiaires, plus ouvertes, à prendre en charge des internés ainsi que l’impossibilité pour l’État belge d’imposer le placement dans ce type de structures moins fermées sur elles-mêmes. La Cour appelle ainsi elle aussi à une « désinstitutionnalisation », mais par paliers ou en privilégiant des structures moins marquées par cette culture institutionnelle que le sociologue Goffman qualifiait de « totale », dans son ouvrage de référence, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux.
Empruntant des voies différentes, non sans paradoxes, ces deux vigies du droit des droits fondamentaux que sont la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité onusien des droits des personnes handicapées assurent la promotion de modes de prise en charge désinstitutionnalisés. L’évolution en Belgique ne va clairement pas en ce sens : la recrudescence du nombre d’internés placés dans un cadre pénitentiaire comme la création programmée de nouveaux centres de psychiatrie légale à sécurité renforcée traduisent une tendance exactement inverse. La saga des condamnations de la Belgique à Strasbourg n’est pas prête de s’arrêter.
Yves Cartuyvels, Professeur émérite, UCLouvain Saint-Louis - Bruxelles, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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