Des pannes post-électorales à répétition
Le très regretté Bernard Manin posait une question pertinente : quand une exception se répète, ne devient-elle pas la règle ? En Belgique, depuis 2010, la panne gouvernementale fédérale menace de devenir la règle. On se rappelle la crise des 541 jours après les élections de juin 2010, soit 18 mois. À cette époque, cette panne suscitait encore ce qu’elle doit provoquer : l’indignation[1]. Par la suite, l’indignation s’émousse. Entre la démission du Gouvernement Michel (fin décembre 2018) et le Gouvernement De Croo (début octobre 2020), il y a … 21 mois ! 21 mois pendant lesquels il se passe beaucoup de choses : des élections (mai 2019), la pandémie covid-19 (mars 2020-mars 2022), le Gouvernement provisoire Wilmès (mars-septembre 2020)[2]. Mais pas ce qui devrait se passer en démocratie : le respect rapide des suffrages émis par les électeurs. Aujourd’hui, la panne gouvernementale se répète et elle s’étend à la Région bruxelloise. En ce XXIe siècle, trois scrutins sur six ont mené à des pannes[3]. Quelle est la norme ? Et l’exception ?
Imposer des règles aux partis politiques
La Belgique se distingue par la place qu’elle laisse aux partis politiques au sein de l’État. La formation des exécutifs en est un exemple frappant. L’article 96 de la Constitution dispose que le Roi nomme les ministres. Les lois institutionnelles prévoient que ce sont les parlements qui élisent leur gouvernement. Mais en pratique, ce sont les présidents de parti qui sont à la manœuvre pour négocier un accord et un casting ministériel. Aucune règle juridique ne vient encadrer ce moment crucial. Seuls les statuts de chaque parti balisent plus ou moins étroitement les prérogatives exorbitantes qu’exercent les présidents de parti. Comme les partis politiques se vident de leurs militants, le contrôle interne – quand il existe – est un contrôle endogame. Enfin, aucune règle de transparence ne permet à l’opinion publique d’exercer un quelconque contrôle sur ce qui se passe au lendemain des élections. En démocratie, les partis politiques sont indispensables[4]. Pour jouer leur rôle, ils reçoivent en Belgique des moyens financiers considérables. Leur financement public, organisé depuis la loi du 4 juillet 1989, est un acquis démocratique crucial. Tout en reconnaissant cela, il faut aussi pouvoir dénoncer que trop peu de contraintes juridiques pèsent sur leur fonctionnement interne, leurs missions et les obligations mises sur leurs épaules. Actuellement, la Belgique est aux partis politiques ce que les Iles vierges britanniques sont aux sociétés offshores : un paradis.
La montée du césarisme
Dans ce contexte, faut-il s’étonner que les intérêts stratégiques de chaque parti prennent le pas sur des impératifs qui dépassent leurs seuls intérêts partisans : l’efficacité et la continuité du service public, ou encore le respect rapide dû au suffrage universel (même s’il est compliqué à articuler) ? En particulier, rien ou si peu ne vient freiner la tendance des partis à l’oligarchisation épinglée par Roberto Michels il y a un siècle[5]. Cette tendance transforme le débat d’idées en combat en cage d’une poignée de chefs. En témoignent les échauffourées locales au lendemain du scrutin du 10 octobre qui ont retardé d’autant les négociations gouvernementales. Quel drôle de pays celui dans lequel l’avenir de douze millions d’habitants est suspendu aux tractations de telle ou telle localité, aussi charmante soit-elle ! Cela révèle la confusion d’intérêts et la concentration de pouvoir qu’accumulent les responsables de partis. Parce que les chefs, tels des Bonaparte en campagne, veulent garder la main sur toute la carte, les combats de bastion ralentissent leurs pourparlers de paix.
Des conséquences lourdes pour la population
Derrière les bruits des escarmouches locales, la limitation de la gestion d’un pays ou d’une région aux affaires courantes a des conséquences graves sur la population. D’abord, elle est de nature à réduire la confiance des citoyens envers le monde politique déjà mise à rude épreuve, comme l’illustre le Baromètre social 2023 de l’IPWS. Ensuite, cette gestion a minima empêche le déploiement de politiques volontaristes en faveur de ceux et celles qui en ont le plus besoin. La très grande inquiétude du secteur associatif bruxellois l’illustre : une part substantielle des moyens du secteur non-marchand, déjà aux abois, risque de passer à la trappe. Enfin, un État sans capitaine, c’est un État faible, incapable d’exercer un quelconque rapport de force, sur le plan interne ou international. Le drame social chez Audi Brussels l’illustre. Pendant que les présidents de parti se chamaillent sur des fiefs, l’absence d’interlocuteur fédéral et régional de plein exercice empêche l’État fédéral et la Région bruxelloise d’exercer un quelconque rôle de régulation, de protection, de médiation. Conséquence : les conflits s’aiguisent. On pourrait multiplier les exemples : sans capitainerie fédérale, la Belgique-fantôme est incapable de peser dans les débats de la Cop-29 sur le climat, ou encore sur le traité Mercosur.
Un État (fédéral) qui s’évapore
Est-il certain que nous sommes tous éplorés au chevet de nos gouvernements moribonds ? L’État-fantôme belge plairait beaucoup au libertarien Elon Musk : les forces économiques peuvent s’y déchaîner sans entrave ni contrepoids. De même, les paralysies fédérale et régionale bruxelloise déplaisent-elles au premier parti de Belgique, la NVA ? La vidéo consternante de Bart De Wever postée le 6 décembre 2024 sur les réseaux sociaux ne laisse aucun doute. Depuis l’Hôtel de Ville d’Anvers, déguisé en Saint-Nicolas et brandissant une enseigne romaine, celui qui, depuis plus de six mois, échoue dans la mission confiée par le Roi de former un gouvernement fédéral, réveille les conflits linguistiques et stigmatise la Région bruxelloise. « Panem et circenses » ? Manifestement, cela sera surtout des jeux. Dans le même temps, les 4 partis flamands autour de la table des négociations bruxelloises oublient qu’ils ne représentent que 10 sièges sur 89, et mènent une offensive institutionnelle sans précédent. En exigeant la fusion des 19 communes sur le modèle anversois, ils violent la Constitution, les lois institutionnelles et le droit international applicable, ainsi que tous les accords de pacification communautaire conclus sur Bruxelles depuis sa création. Ce faisant, ils menacent de supprimer le relais institutionnel le plus accessible pour les Bruxellois, en particulier les plus fragiles, à savoir les communes et les CPAS, au milieu de cet univers représentatif tordu et opaque imposé par le reste du pays aux Bruxellois.
Les pannes belgo-belges ne sont désolantes que quand on investit l’État d’un rôle central. Elles ne sont inefficaces que quand on tient au maintien de nos institutions. Imposer des règles aux partis politiques en général, au lendemain des élections en particulier, est donc une condition essentielle du respect de la démocratie sortie des urnes. Mais aussi du maintien du rôle des pouvoirs publics et de nos institutions par-delà les ambitions césaristes, les agendas cachés et les coups de minorité.
Anne-Emmanuelle Bourgaux, constitutionnaliste à l’UMons, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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[1] Cette indignation avait pris une tournure créative (rassemblement festif, engagement de ne pas se raser la barbe, …)
[2] Rappelons que ce gouvernement est constitué en urgence sur les restes du Gouvernement Michel.
[3] Élections législatives de 2003, 2007, 2010, 2014, 2019 et 2024.
[4] Hans Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur (1932).
[5] Les partis politiques - Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (1914).