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Billet de blog 14 décembre 2022

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Objectiver le débat sur l’apprentissage du néerlandais ? Non, peut-être ?!

Dans le cadre du Pacte d’excellence, la Ministre Désir a prévu d’imposer prochainement le néerlandais à une bonne partie des petit·e·s Wallon·ne·s. Bien qu’actée, cette décision fait l’objet d’un débat politique et citoyen féroce sur fond de tensions communautaires. Le débat peut-il être objectivé ? Par Eloy Romero Munoz

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Dans le cadre du Pacte d’excellence, la Ministre Désir a prévu d’imposer prochainement le néerlandais à une bonne partie des petit·e·s Wallon·ne·s. Bien qu’actée, cette décision fait l’objet d’un débat politique et citoyen féroce sur fond de tensions communautaires. Le débat peut-il être objectivé ?

Distinguer langue maternelle et langue étrangère

Toute personne a appris à parler sa langue maternelle au contact de ses proches. Cet apprentissage s’est effectué naturellement, dès la naissance[1], sans effort apparent et de manière remarquablement identique quelle que soit la langue. Apprendre sa langue maternelle est presque une fatalité. Cette constance dans l’apprentissage de sa langue maternelle est problématique quand on la met en perspective avec l’enseignement des langues étrangères. L’enseignement d’une langue étrangère débute plus tardivement, avec une exposition moindre et dans un contexte artificiel malgré toutes nos stratégies pédagogiques. En définitive, le raccourci intellectuel qui veut que l’on apprenne une langue étrangère comme on apprend sa langue maternelle est de nature à placer des attentes irréalistes sur l’enseignement des langues modernes. La probabilité de devenir « bilingue » au sortir de l’enseignement traditionnel relève donc de la pensée magique plus que de la réalité.

Que sait-on de l’enseignement des langues étrangères ?

Comme nous le rappelle le philosophe des sciences Etienne Klein[2], nous vivons à l’ère de la post-vérité, laquelle se caractérise par la primauté des croyances sur les connaissances. Les croyances passent bien trop souvent pour des faits, alors qu’elles ne sont par définition que la représentation d’un point de vue ancré dans notre expérience personnelle, donc subjectives. Le débat sur le néerlandais n’y fait pas exception.

On entend souvent que les enfants ont besoin d’acquérir « les bases », faute de quoi le reste ne suivra pas. Il existe pourtant des données objectives concernant l’apprentissage d’une langue étrangère, c’est-à-dire qu’elles ont fait l’objet d’un examen rigoureux. Cette croyance n’est pas fondée. En effet, nous savons que la meilleure manière d’enseigner une langue est de se focaliser sur le sens (le message) tout en accordant de temps en temps un peu d’attention à la forme (la grammaire, si on simplifie un peu)[3]. Il ne s’agit pas ici de proscrire l’enseignement grammatical ; cela relèverait d’une logique binaire. Cependant, accorder trop d’importance à l’enseignement « des bases » pourrait s’avérer contre-productif pour l’apprentissage des langues étrangères en général, et du néerlandais en particulier[4].

Il serait préférable d’aborder la grammaire non comme une succession de règles à connaitre, mais plutôt comme une manière de « créer du sens »[5]. Une approche basée sur la mémorisation d’expressions « toutes faites » que l’on apprend en contexte semble donner de bons résultats[6]. Ces expressions sont souvent centrées sur un verbe qui illustre une structure grammaticale. Par exemple, quand on veut exprimer une préférence en néerlandais, on utilise un verbe avec GRAAG. Il se trouve que le verbe ETEN est très fréquemment utilisé dans cette structure ; il devrait donc être appris en priorité. Ensuite, il ne reste plus qu’à varier le complément : ik eet graag kaas, ik eet graag snoepjes, etc. Plus tard, on pourra introduire d’autres verbes qui se comportent de la même manière (DRINKEN par exemple).

Notons toutefois que la didactique des langues n’aura jamais une réponse définitive à proposer aux practicien·ne·s. Ce qui fait que nos connaissances sur l’enseignement des langues sont « scientifiques » découle justement du fait qu’un autre scientifique peut, à tout moment, les réfuter, montrer que nous nous sommes trompés[7]. L’honnêteté intellectuelle nous oblige à préciser que, si la science peut se contenter de vivre avec une forme d’incertitude, l’enseignement ne le peut pas. C’est peut-être là une des raisons principales de l’incompréhension entre chercheur·euse·s et practicien·ne·s[8] tout autant que de la persistance de certaines croyances axiomatiques, donc irréfutables.

Apprend-on le néerlandais comme une autre langue?  

Dans le débat sur la place du néerlandais dans nos écoles, de nombreux facteurs doivent être pris en compte, et ces facteurs ne sont parfois liés à la pédagogie que de manière marginale. 

Il y a tout d’abord la question de la proximité entre la langue que l’on apprend et notre langue maternelle. Dans le cas du néerlandais, on est en présence d’une langue germanique et d’une langue romane. Ce n’est pas aussi complexe que d’apprendre l’arabe ou le chinois, mais c’est plus difficile que l’espagnol ou l’italien. 

Pour simplifier l’enseignement du néerlandais, nous pourrions opter pour le mot ou la structure qui se rapprochent le plus de notre langue quand cela est possible. Par exemple, il existe (au moins) trois mots pour dire content en néerlandais : blij, tevreden et content. On voit tout de suite que l’une des possibilités est plus proche de ce que nous connaissons que les autres. L’argument que ce mot (content donc) n’est pas compris par tous les néerlandophones ne tient pas la route. On met parfois trop l'accent sur les différences, au dépens des similitudes, et sur la correction au dépens de la communication.

Si on fait abstraction de l’aspect typologique de la question (c.-à-d. des caractéristiques de chaque langue), on ne peut que constater que le néerlandais ne jouit pas d’une image positive auprès des francophones. Les travaux de Laurence Mettewie à l’UNamur l’ont montré abondamment[9]. Le néerlandais est souvent perçu comme « une langue peu attractive, régionale et assez difficile » en Wallonie[10]. Les tensions communautaires qui caractérisent notre « très petit » pays sont indéniables et semblent impacter l’image du néerlandais[11]. Or, on sait que l’attitude d’une personne détermine en partie ses actions[12]. Une attitude négative va faire en sorte que la personne ne voudra pas volontiers se mettre à apprendre une langue. Une grande enquête de la Taalunie, organe de promotion du néerlandais dans le monde, semble mitiger les constats peu engageants énoncés ci-dessus.[13] En effet, l’image du néerlandais ne serait pas aussi négative auprès des élèves francophones qu’on aurait pu le croire et ces derniers sembleraient percevoir l’utilité de l’apprentissage du néerlandais.

Un dernier paramètre mérite notre attention. On traite souvent les élèves comme des objets plutôt que des sujets dans la problématique de l’apprentissage. Or, on oublie que nos enfants devraient aussi être acteurs et actrices de leur présent et de leur avenir. C’est du moins l’un des points clés du Décret « missions » qui sous-tend notre système d’enseignement tout entier[14]. Il n’y a aucun problème à interroger la pertinence ou la méthodologie de l’enseignement tel qu’il est prodigué aujourd’hui. L’enquête de la Taalunie mentionnées ci-dessus suggère d’ailleurs aux enseignant·e·s d’améliorer leur connaissance de la langue et de la culture, mais cela ne devrait pas nous inciter à faire l’économie d’une réflexion sur les apprenant·e·s également. En effet, la Génération Z, c’est-à-dire les jeunes nés entre 1997 et 2010, ont des aspirations professionnelles bien différentes de celles de leurs ainés. Il semble donc que si l’enseignement peut ne pas être intrinsèquement motivant, il est toutefois nécessaire aussi de voir dans quelle mesure ce constat n’est pas en partie lié au profil de celles et ceux qui sont en classe en ce moment.

Obligation ou pas ? 

Au final, l’obligation d’apprendre le néerlandais (ou l’allemand, qu’on oublie souvent dans le débat) sera une décision politique ou ne sera pas. Certains y verront des avantages comme le fait que l’on « sera bien obligé d’apprendre » une de ces langues s’il n’y a pas d’autres choix. Le scepticisme est pourtant de mise. L’obligation de choisir le néerlandais ou l’allemand ne changera rien au déficit d’image de ces langues. Un enfant n’aime pas plus les brocolis parce qu’on en met davantage dans son assiette. De plus, on peine à recruter des enseignant·e·s qualifiés et les sections pédagogiques se vident chaque année davantage. Comment imaginer qu’on pourra assurer encore les périodes de cours supplémentaires annoncées dans le Pacte d’excellence ? La décision de la ministre Désir d’imposer le néerlandais ou l’allemand (dans certaines zones géographiques) sera-t-elle assortie d’une forme d’obligation de choisir le néerlandais pour les futurs enseignant·e·s de langues ? On peut en douter. Concluons en regardant vers Bruxelles, cette ville où le néerlandais est déjà obligatoire dans l’enseignement francophone. Les étudiant·e·s y sont-ils tout aussi peu motivés ? Non, peut-être ?! 

Eloy Romero Muñoz – Université Sorbonne Nouvelle / École Royale des Sous-Officiers (Saffraanberg)

Pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/)

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] La question des capacités d’apprentissage in utero est même posée dans la littérature scientifique (cf. Chanquoy, L. & Negro, I. (2004). Psychologie du développement. Hachette supérieur.

[2] Klein, E. (2020). Le goût du vrai. Tracts Gallimard.

[3] Kang, E. Y., Sok, S., & Han, Z. (2019). Thirty-five years of ISLA on form-focused instruction: A meta-analysis. Language Teaching Research, 23(4), 428–453. https://doi.org/10.1177/1362168818776671

[4] Romero Muñoz, E. & Anckaert, Ph. (2018). Quel néerlandais enseigner dans nos écoles ? Éduquer 141, 20-22.

[5] Thornbury, S. (2001). Uncovering Grammar. Macmillan.

[6] Learning language in chunks. Cambridge paper in ELT series. (n.d.). Consulté le 9 novembre, 2022, URL : https://www.cambridge.org/elt/blog/wp-content/uploads/2019/10/Learning-Language-in-Chunks.pdf

[7] Popper, K. R. (1959). The logic of scientific discovery. Stanford University Press.

[8] Sato, M., en Loewen, S. (2018). Do teachers care about research? The research–pedagogy dialogue. ELT Journal Volume 73/1, 1-10.

[9] Mettewie, L. (2015). Apprendre la langue de « l’Autre » en Belgique: la dimension affective comme frein à l’apprentissage. Le Langage et l'Homme, VOL. L, Numéro 2, 23-42.

[10] Mettewie, L., & Mensel, L. V. (2020). Understanding foreign language education and bilingual education in Belgium: a (surreal) piece of cake. International Journal of Bilingual Education and Bilingualism, 1–19. https://doi.org/10.1080/13670050.2020.1768211

[11] Dassargues, A., Perrez, J. & Reuchamps, M. (2014). Les relations entre langue et politique en Belgique : linguistiques ou communautaires ?. Revue internationale de politique comparée, 21, 105-128. https://doi.org/10.3917/ripc.214.0105

[12] Voir par exemple: Fishbein M, Ajzen I. (2010). Predicting and changing behavior: the reasoned action approach. Psychology Press.

[13] Halink, R. (2020). Étude de perception : l’enseignement du néerlandais dans les régions linguistiques voisines - la parole à l’élève, Taalunie.org. https://taalunie.org/publicaties/192/belevingsonderzoek-de-leerling-aan-het-woord

[14] Ce document, qui n’a pas été abrogé par le Pacte, est disponible à cette adresse : http://www.enseignement.be/index.php?page=23827&do_id=401

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