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Billet de blog 19 mars 2024

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Vers la société zéro services

Au fil du temps, la communication à sens unique s’est imposée à nous. Les numéros de téléphone, les adresses mail ont disparu. Nous sommes entrés dans la société du noreply et des robots répondeurs. Le prix à payer est immense : déshumanisation, stress, exclusion d’une part importante de la population. N’est-il pas temps que l’État intervienne pour protéger les citoyens ? Par Michel Gevers

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Expériences de la vie quotidienne

Je téléphone à la banque ING pour savoir si ma sœur, domiciliée en Australie, peut ouvrir un compte en Belgique. Après l’inévitable « Le temps d’attente est exceptionnellement long aujourd’hui », je suis invité à aller sur le site internet où se trouve la solution à mon problème. Elle ne s’y trouve évidemment pas. Je téléphone. Un robot me dit : « décrivez votre problème ».  Je dis : « je veux ouvrir un compte chez ING ». Le robot me dit qu’il a compris et il me demande mon numéro de client. J’en reste bouche bée. Demander à un futur client son numéro de client relève du surréalisme. J’attends, espérant qu’un humain finira par venir à ma rescousse. Mais c’est le robot qui revient : « le numéro de client que vous avez encodé n’est pas correct ». Je n’ai rien encodé. Le robot répète la même chose. Je raccroche.

Ma compagne achète un abonnement dans une boutique Proximus. Le lendemain, je l’appelle et j’entends : ce numéro n’est pas autorisé. Ne pouvant la prévenir, je veux appeler la boutique Proximus. Mission impossible : comme pour la plupart des enseignes, ce numéro est tenu secret. Je trouve un numéro Proximus national. Après l’inévitable « Le temps d’attente est exceptionnellement long aujourd’hui », suivi d’une litanie de clics, je tombe sur un robot qui me présente des options dont aucune ne correspond à mon problème. Sans aucun espoir qu’un humain ne me réponde, il ne me reste plus qu’à me rendre au magasin Proximus.

Je pourrais prolonger ces exemples à l’infini, tout comme vous qui me lisez. Depuis une quinzaine d’années, l’objectif de réduction des coûts à outrance a éliminé l’être humain de la communication. Il a éliminé la possibilité pour le client de s’adresser à l’entreprise, si ce n’est via un formulaire sur un site ou via un « chat » avec un robot qui, le plus souvent, ne comprend pas votre question et vous renvoie sans arrêt la même réponse.  N’est-il pas étrange qu’aujourd’hui un robot demande à un humain de prouver qu’il n’est pas un robot en cliquant sur des images ?

Les numéros de téléphone et les adresses mail ont disparu des sites internet. Si par chance vous trouvez le numéro de téléphone d’un magasin, vous tombez sur une opératrice au Maroc ou en Tunisie qui ne pourra pas vous dire si le livre que vous voulez acheter est de stock. Le pire est à venir, puisqu’on nous annonce l’arrivée de « l’humain numérique »[1] ; il ne vous sera plus possible de savoir si la « personne » qui vous répond est un humain ou un robot.

La société du noreply

Dans le même temps, votre boite est inondée de mails qui vous sont envoyés par noreply. Je vous écris, mais vous n’avez pas le droit de me répondre. Ces mails proviennent aussi bien de sociétés privées que d’administrations. Cette pratique s’est imposée de manière tellement insidieuse que nous nous sommes habitués à l’idée que le consommateur ou le citoyen n’a plus le droit que de se taire. Pour comprendre la violence de cette pratique, imaginons qu’à l’époque où l’humain gérait la communication, l’employé que vous aviez en face de vous récite son monologue et qu’il vous interdise ensuite de poser une question. Nul doute que cela aurait engendré une énorme agressivité et qu’il eût fallu protéger ces employés. Aujourd’hui, on doit se contenter d’injurier son ordinateur.

Il est étonnant que les services publics indispensables que sont les banques, les opérateurs de téléphone, les mutualités, les assurances, la poste, les chemins de fer et autres soient autorisés à utiliser des méthodes d’une telle violence sans qu’aucune autorité ne légifère pour l’empêcher.

Le développement de cette société de la communication à sens unique s’est accompagné d’un discours perfide. Chaque annonce d’une réduction des services commence par l’inévitable « Pour mieux vous servir ». C’est ainsi que Fortis Banque écrit à ses clients que, pour mieux les servir, leur agence sera désormais fermée, sauf sur rendez-vous. C’est aussi « pour mieux vous servir » que les quatre plus grandes banques belges ont fermé environ 60% de leurs agences en 12 ans, qu’elles ferment leurs distributeurs de billets, et qu’elles ont confié la gestion de ces distributeurs à une société appelée Batopin. Avec à la clé une diminution de plus de 50 % du nombre de distributeurs. Le gouvernement fédéral n’a pas voulu imposer à ces banques un cadre réglementaire sur l’accès aux distributeurs, préférant signer un protocole non contraignant, que ces banques se sont empressées de ne pas respecter. Il n’a pas voulu s’opposer à la reprise par Fortis de la banque Bpost, dont les clients sont traités avec un mépris et une violence que Le Soir a bien décrits dans son enquête publiée ce 6 mars.

La dégradation des services publics privatisés

Les banques, les assurances, les chemins de fer, la poste, pour ne citer que ceux-là, sont des services publics universels. Le privé n’a pas vocation à gérer des services publics universels. Il n’offre des services qu’à celles et ceux qui en ont les moyens. La privatisation a entrainé une dégradation progressive de la notion même de service, l’objectif premier étant la réduction des coûts en vue d’un accroissement des bénéfices. On pourrait croire que ces bénéfices accrus profiteraient aux clients, mais il n’en est rien. En 2022, les quatre grandes banques belges[2] ont versé 3,2 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires, soit 14 fois plus que les 228 millions versés à titre d’intérêts sur les comptes d’épargne de leurs clients.

La descente aux enfers

Cette disparition de l’humain et des services engendre un stress considérable dans la vie quotidienne, dans toutes les catégories de la population. Abordez le sujet et les passions se déchainent, les frustrations se révèlent. Mais, pour les 46% de la population entre 16 et 74 ans qui ont des difficultés avec le numérique, pour ceux qui ne maitrisent pas les démarches administratives ou la langue, cette disparition a souvent de lourdes conséquences.

Ces citoyens se retrouvent seuls face à un ordinateur (lorsqu’ils en ont) à rechercher le site d’une administration ou d’une entreprise dont ils n’ont pas l’adresse. On leur demande un mot de passe qu’ils ne connaissent pas. S’ils arrivent à passer ce cap, ils se retrouvent face à des pages web qui ne signifient rien pour eux, mais où ils doivent cliquer sur une succession de boutons dans un ordre précis. Ils finissent par abandonner, et les conséquences peuvent être lourdes : l’emploi qui leur échappe ; l’assurance qui n’est pas renouvelée ; la facture envoyée par mail qui n’est pas payée ; la menace d’expulsion qui n’est pas contestée dans les délais. On ne compte plus les personnes pour qui l’absence de services, qui étaient auparavant fournis par des êtres humains, signifie le début d’une lente descente aux enfers. Les études du think tank InES et de la Fondation Roi Baudouin sur la numérisation des services et les inégalités sont éclairantes sur le sujet.

Il est temps que l’État joue son rôle

La dégradation progressive des services, publics et privés, s’est accompagnée d’un discours visant à faire croire que ce sont les citoyens qui le demandent. « Les gens ne veulent plus de billets de banque… Ils veulent payer avec leur smartphone…Ils veulent faire leurs achats le dimanche, et être livrés le jour même ». Le profil adopté pour « les gens » correspond à cette minorité qui est parfaitement adaptée à l’offre numérique. Point ne leur est besoin de parler à un humain puisque l’offre a été conçue pour eux.

En dehors de cette minorité, la population souffre. Il suffit d’aborder le sujet pour que votre interlocuteur se lance dans une litanie de cas auxquels il a été confronté et qui ont déclenché sa colère. Le sentiment d’impuissance domine. La disparition des services et de l’humain est perçue comme une fatalité, inhérente au système capitaliste, qui pousse chacun d’entre nous à se trouver seul face à la machine, qu’elle soit administrative ou commerciale.

Mais où donc est l’État ? Son rôle est de veiller à ce que les services auxquels chaque citoyen est obligé d’avoir recours fonctionnent, que ce soient les banques, les administrations, les mutuelles, les hôpitaux. N'est-il pas temps que l’État interdise la pratique du noreply ? Qu’il n’accorde de licences d’exploitation aux fournisseurs de services que si ceux-ci respectent des conditions visant à ce que le citoyen ne soit plus écrasé par la machine numérico-administrative qui ne communique que dans un sens ?

Michel Gevers, Professeur émérite à l’UCLouvain, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] « L’avenir de l’expérience client est à la fois humain et numérique », La Libre Eco week-end, 18 novembre 2023, p.7.

[2] BNP Paribas Fortis, ING, KBC, Belfius

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