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Billet de blog 19 décembre 2023

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Neutralité inclusive ou laïcité au sein des universités

Pour faire face aux défis du 21e siècle, nous avons plus que jamais besoin de produire et d’enseigner au sein des universités une solide expertise scientifique. Ces missions requièrent une liberté académique qui est incompatible avec la présence de communautés religieuses organisées. Par Éric Muraille.

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Pour faire face aux défis du 21ème siècle, nous avons plus que jamais besoin de produire et d’enseigner au sein des universités une solide expertise scientifique. Ces missions requièrent une liberté académique qui est incompatible avec la présence de communautés religieuses organisées.

Récemment, le refus de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) d’accorder une salle de prière aux étudiants musulmans a été publiquement condamné par 16 cercles étudiants[1], dont le Cercle du Libre-Examen et le Mouvement des Jeunes Socialistes. Ceux-ci n’y ont vu qu’une stigmatisation et une manifestation d’islamophobie. Cette interprétation témoigne d’un manque inquiétant de compréhension des motifs ayant conduit à la sécularisation des sociétés et des effets d’un environnement religieux sur la recherche et l’enseignement des sciences.

La révolution intellectuelle des Lumières

Les sanglantes guerres de religion engendrées par la réforme protestante ainsi que le mouvement philosophique des Lumières ont conduit au 18ème siècle à une transformation radicale des sociétés et des universités. Les Lumières sont caractérisées par le rejet de l’obscurantisme et du dogmatisme religieux ainsi que par la promotion de la raison et des sciences. Ces dernières sont vues comme source d’innovation technique, d’autonomie intellectuelle pour les citoyens et de légitimation des décisions politiques.

Sous l’influence des Lumières, la production des connaissances connait une révolution et les universités se transforment en lieux accueillant la pensée critique. Une nouvelle vision du monde s’impose. Celle d’un monde moniste, composé uniquement de matière, et dont la réalité est indépendante de nos perceptions. Dans cette vision, tous les phénomènes ont des causes naturelles et s’expliquent par des interactions matérielles. Ses partisans affirment que des connaissances objectives sur le réel peuvent être acquises en combinant observations, expériences et analyse mathématique et en soumettant sans cesse ces connaissances à l’épreuve de la réfutation expérimentale. Les explications divines et surnaturelles, typiques de l’approche théologique, sont systématiquement rejetées. Par son efficacité, cette nouvelle approche scientifique va s’imposer comme la seule source de connaissances vraies et universelles. « Vraies » au sens où elles décrivent correctement la réalité et où il est possible de les justifier par une confrontation avec le réel. « Universelles » parce qu’elles sont censées être valables pour tous, indépendamment des circonstances spécifiques ou des contextes culturels. Le positivisme d’Auguste Comte est représentatif de cette approche et souvent cité en référence de celle-ci.

Parallèlement à cette révolution épistémique, la pensée politique subit elle aussi une transformation radicale. Avec notamment Locke, Voltaire, Diderot, d'Holbach, Helvétius et Montesquieu, une pensée libérale émerge, mettant en avant la liberté individuelle, l'égalité entre tous les citoyens, la tolérance religieuse, la séparation de l'Église et de l'État et la primauté de la raison dans la légitimation des décisions politiques.

Ainsi, la perte d’influence des religions sur la société, la sécularisation, est le fruit d’une révolution intellectuelle. Elle n’est pas la conséquence d’un désir d’exclusion de qui que ce soit. Au contraire, elle nait de la volonté de tolérer un pluralisme de point de vue et d’accorder à tous les citoyens une égalité en droit. Elle garantit aussi une liberté académique permettant aux chercheurs des universités de produire et d’enseigner des connaissances même si celles-ci sont en rupture avec les dogmes religieux.

La contestation académique de la sécularisation

Une critique libérale du sécularisme a été développée par John Rawls[2]. Celui-ci considère que l’exclusion des raisons religieuses en politique viole le principe libéral de neutralité de l’État et fait des religieux des citoyens de seconde zone. Afin de concilier liberté religieuse et refus de voir une religion dicter ses valeurs à toute la société, Rawls prône une neutralité inclusive, en rupture avec une laïcité à la française excluant les religions des débats politiques et des structures de l’État. Dans cette approche inclusive, les arguments laïcs ne sont plus considérés comme supérieurs aux arguments religieux. Comme le fait remarquer la philosophe Catherine Audard, cette approche implique que « le libéralisme contemporain abandonne le monisme arrogant de la philosophie des Lumières qui espérait démontrer la vérité universelle de ses principes » et rejette « la laïcité et son soubassement épistémique positiviste » [3].

Le courant marxiste a développé une critique radicale de la neutralité et de l’objectivité de la science. Dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Marx et Engels ont développé l’idée que la science n’est pas neutre et qu’il existerait une science bourgeoise qui contribuerait à légitimer le système capitaliste. Ils font l’hypothèse que les prolétaires, de par la domination de classe dont ils sont victimes, peuvent développer un point de vue épistémologique privilégié, plus objectif, sur la société. Ce qui mène à l’idée d’une science prolétaire, mieux à même de contribuer au progrès social. Dans ses Cahiers de prison, le philosophe marxiste Gramsci a introduit le concept d’hégémonie culturelle pour décrire la domination culturelle qu’impose la classe dirigeante. Celle-ci manipulerait la culture de sorte que sa vision devienne la norme culturelle acceptée par la société dans son ensemble.

Même si la politisation de la science et le principe d’une science prolétaire ont conduit à la catastrophe que fut le Lyssenkisme en URSS sous Staline[4], ces concepts marxistes ont fortement influencé les courants philosophiques postmodernes, constructivistes, féministes et décoloniaux qui dominent aujourd’hui les sciences humaines. Ceux-ci ont recyclé, sous une forme compatible avec le libéralisme, l’idée que toute connaissance est subjective, c.-à-d. que son contenu et sa valeur sont dépendants de l’identité de celui qui la produit (théorie du point de vue, de la philosophe féministe Nancy Hartsock[5]). L’acceptation de ce postulat a conduit à la promotion de « sciences communautaires », liées à un sexe, un genre ou à une ethnie, à une politisation accrue de la science et à la revalorisation de la spiritualité et des discours religieux.

Certains théoriciens du courant critique décolonial, comme l’anthropologue Talal Asad, en s’appuyant sur les concepts de Gramsci, ont également critiqué la sécularisation. Sous couvert de neutralité et d’universalisme, celle-ci aurait participé à la domination coloniale et à la promotion de valeurs eurocentrées. Elle dévaloriserait les traditions religieuses non occidentales comme l’islam et encouragerait les discriminations : « les principes de la représentation politique en Europe ou aux États-Unis rendent quasiment impossible la représentation des musulmans en tant que musulmans » [6]. Il serait donc impératif de combattre la sécularité au nom de l’antiracisme.

Ainsi, pour de nombreux courants de pensée contemporains, nos sociétés devraient faire preuve de plus d’inclusivité et évoluer vers une meilleure intégration des communautés religieuses, par l’abandon du primat de la raison et de la science et par une revalorisation de la parole religieuse. Les critiques de la sécularisation et de l’objectivité des sciences sont donc devenues de véritables lieux communs en sciences humaines, ce qui pourrait expliquer l’incompréhension de nombreux étudiants progressistes face au maintien d’une sécularité perçue comme profondément réactionnaire et emblématique du colonialisme occidental au sein des universités.

Notons que cette critique véhémente de l’objectivité des sciences et du sécularisme est quasi absente des Facultés de sciences naturelles. Les chercheurs de ces disciplines y sont conscients que les sciences ne peuvent prétendre à une parfaite objectivité. Mais la résistance à la réfutation expérimentale de leurs théories ainsi que le succès des applications techniques qui en dérivent rendent généralement ces chercheurs confiants dans la véracité et l’universalité des connaissances produites. De plus, plusieurs siècles de censure et de procès leur ont également appris la difficulté de faire coexister les représentations scientifiques du monde et celles des textes religieux.

Plus de religion, c’est moins de science

Certains auteurs populaires, comme Olivier Bonnassies et Michel-Yves Bolloré [7], vantent la fécondité d’un dialogue entre sciences et religions. Les études sociologiques ne soutiennent pas cette vision optimiste. L’analyse par Yves Gingras et Kristoff Talin[8] d’enquêtes réalisées dans l’Union européenne et aux USA montre que plus les individus s’identifient à une religion et plus ils la pratiquent intensément (fréquence de prières) et moins ils ont de connaissances scientifiques. Une étude du Wellcome Trust[9] montre que, quand la science contredit les croyances religieuses, le croyant fait confiance à la science dans seulement 29% des cas. Si la religion affecte la maitrise et la confiance dans la science, elle n’épargne pas les enseignants. La croyance dans le créationnisme et le rejet de la théorie de l’évolution dépasse les 90% chez les enseignants dans les pays non sécularisés comme l’Algérie, le Maroc, le Sénégal, le Liban et la Tunisie, alors qu’elle est inférieure à 10% dans les pays sécularisés européens[10]. Même constat aux USA où, suite à l’activisme politique des protestants évangélistes, 46% des enseignants en biologie adhèrent à la théorie pseudoscientifique du dessein intelligent et 16% au créationnisme[11].

L’antagonisme entre religions et sciences n’a rien de surprenant. D’une part, les représentations du monde prônées par les religions ont toutes été invalidées par les sciences. D’autre part, le processus de production collectif des connaissances scientifiques implique une critique raisonnable et argumentée de toute théorie, ce qui est profondément incompatible avec le dogmatisme religieux. Enfin, les sciences rejettent toute forme de représentation dualiste du monde ou de l’humain associant un esprit (ou une âme) à de la matière, un dualisme qui est indissociable de la pensée religieuse.

Repenser notre conception du fait religieux

Dans "Darwin's Cathedral” (2002), le théoricien de l’évolution David Sloan Wilson a présenté les religions comme le produit d’une "sélection de groupe". Les groupes religieux qui promouvaient la coopération entre leurs membres auraient disposé d’un avantage compétitif par rapport aux autres groupes. Ainsi, rites et normes sociales religieuses seraient des marqueurs identitaires permettant aux membres d’une même communauté de s’identifier entre eux. Afin d’éviter les « passagers clandestins » (individus ne contribuant pas à la communauté mais profitant de sa solidarité), ces marqueurs doivent être visibles et coûteux à exprimer afin de ne pas pouvoir être facilement imités. Leur absence ou altération doit entrainer une réaction d’exclusion par la communauté.

En produisant des marqueurs identitaires, les religions auraient contribué à stabiliser la coopération entre des individus qui n’étaient pas membres d’une même famille, du même clan ou de la même ethnie, ce qui fut une étape indispensable au développement des civilisations. Toutefois, elles sont inadaptées à un monde globalisé et interconnecté qui met en présence une pluralité de conceptions religieuses, philosophiques et politiques. Si elles imprègnent l’État, les universités ou l’espace public, elles peuvent y être source de communautarisme et donc de discriminations et de conflits.

La post-sécularisation à l’épreuve des faits

La neutralité inclusive contribue-t-elle à pacifier les sociétés démocratiques ? Les présidents Trump[12], Bolsonaro[13], Modi[14] et Nétanyahou[15] ont en commun de s’être imposés grâce au soutien de communautés religieuses. Sous leur présidence, les tensions communautaires se sont radicalisées. Aux USA, le point culminant de la présidence de Trump a été sans conteste l’attaque du Capitole[16]. Au Brésil, les élections présidentielles de 2022 ont été marquées par des explosions de violences [17]. En Inde, ce sont les conflits entre hindous et musulmans qui s’intensifient[18]. Et l’aggravation dramatique du conflit israélo-palestinien en 2023 est largement corrélée avec la montée en puissance des ultra-orthodoxes au sein du gouvernement israélien[19] et du fondamentalisme islamique à Gaza.

Les gouvernements intégrant une forte composante religieuse sont-ils associés à un meilleur respect des valeurs humanistes ? C’est grâce à l’électorat évangélique que le parti républicain a réussi en 2022 à annuler l’arrêt Roe vs Wade, qui, depuis 1973, accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays[20]. Ce qui a permis à de nombreux États de restreindre ou d’interdire le droit à l’avortement [21]. Depuis lors, certains États comme le Texas semblent également tentés par la pénalisation des relations homosexuelles[22].

Il semble donc périlleux, sur une base factuelle, d’argumenter qu’une dé-sécularisation permettrait de promouvoir l’égalité, l’inclusivité et la paix sociale. Il reste vital, pour garantir le vivre ensemble, le pluralisme politique ainsi que la production et l’enseignement des connaissances scientifiques, de maintenir vivants les idéaux des Lumières et la sécularisation. Ceci est particulièrement vrai au sein des universités où les étudiants d’aujourd’hui feront la société de demain.

Eric Muraille, Biologiste, Directeur de recherches FRS-FNRS attaché à l’ULB, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] https://www.lalibre.be/etudiant/2023/08/31/priere-collective-a-lulb-des-associations-etudiantes-critiquent-la-reaction-du-rectorat-et-denoncent-une-polemique-islamophobe-47ZMBWKH6VCWVDN6OJOFDD7CQQ/

[2] John Rawls, The Idea of Public Reason Revisited, 1997. https://doi.org/10.2307/1600311

[3] Catherine Audard. John Rawls et les alternatives libérales à la laïcité, 2009. Dans Raisons politiques, pages 101 à 125. https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2009-2-page-101.htmAttention

[4] Walter Gratzer, L’affaire Lyssenko, une éclipse de la raison, 2005. Med Sci. https://doi.org/10.1051/medsci/2005212203 

[5] Nancy C. M. Hartsock, The Feminist Standpoint: Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism, dans Discovering Reality Feminist Perspectives on Epistemology, Metaphysics, Methodology, and Philosophy of Science, 1983.

[6] Talal Asad, Formations of the Secular: Christianity, Islam, Modernity, 2003

[7] Michel-Yves Bolloré, Olivier Bonnassies. Dieu - La science Les preuves: L'aube d'une révolution, 2021

[8] Yves Gingras, Kristoff Talin. More religion means less science: An International comparison of the

relations between religious beliefs and levels of and attitudes to scientific knowledge. 2020. Hal-03033685

[9] https://wellcome.org/sites/default/files/wellcome-global-monitor-2018.pdf

[10] Pierre Clément. Les conceptions créationnistes d'enseignants varient-elles en fonction de leur religion ? 2014. https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2014-1-page-113.htm

[11] Michael B Berkman, Julianna Sandell Pacheco, Eric Plutzer. Evolution and Creationism in America's Classrooms: A National Portrait. PloS Biology, 2008. https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.0060124

[12] https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/11/comment-les-chretiens-evangeliques-s-organisent-pour-faire-gagner-donald-trump_6055595_3210.html

[13] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/10/la-vague-evangelique-deferle-sur-le-bresil_6204968_3210.html

[14] https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/23/en-inde-le-nationaliste-narendra-modi-emporte-une-victoire-historique_5466190_3210.html

[15] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/29/netanyahou-revient-a-la-tete-du-gouvernement-le-plus-a-droite-de-l-histoire-d-israel_6155974_3210.html

[16] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/05/05/l-attaque-du-capitole-est-la-marque-de-la-guerre-civile-politico-culturelle-qui-dechire-les-etats-unis_6124866_3232.html

[17] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/01/09/emeutes-au-bresil-sur-les-reseaux-sociaux-une-tentative-d-insurrection-organisee-a-ciel-ouvert_6157164_4408996.html

[18] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/03/en-inde-des-violences-religieuses-eclatent-aux-portes-de-la-capitale_6184323_3210.html

[19] Alain Dieckhoff. Les religieux en force en Israël. Études : revue de culture contemporaine, 2023,

2023/7-8 (4306), pp.19-28. ffhal-04163496f

[20] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/24/droit-a-l-avortement-la-cour-supreme-des-etats-unis-revient-sur-l-arret-roe-vs-wade-et-laisse-les-etats-americains-libres-d-interdire-l-ivg_6131955_3210.html

[21] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/15/avortement-aux-etats-unis-quels-etats-americains-ont-interdit-ou-protege-l-interruption-volontaire-de-grossesse_6132776_3212.html

[22] https://www.liberation.fr/international/amerique/le-texas-pourrait-interdire-la-sodomie-si-la-cour-supreme-revient-sur-les-droits-des-homosexuels-20220701_YCVYR3KEI5C7PGAS6V2FIB6VSA/

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