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Billet de blog 21 novembre 2023

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Notre responsabilité face aux problèmes pernicieux de l’anthropocène

Depuis 60 ans, nous savons que nous devons changer notre comportement dévastateur à l’égard de l’environnement. Pourquoi ne le faisons-nous pas ? Sans doute parce que nous nous trouvons empêtrés dans un problème pernicieux qui peut tantôt être mis en doute ; tantôt constituer un véritable piège pour l’action. Et pourtant il nous faut agir au plus vite démocratiquement. Par Nathalie Frogneux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dès 1962, dans son livre Silent Spring, Rachel Carson alertait le public quant aux dangers que faisait peser la pollution chimique sur la biodiversité. Pourquoi cette alerte n’a-t-elle pas été suivie d’effet ? Est-ce parce que notre cadre de pensée est inadapté ? Et si nous étions face à un type de problème nouveau qui requiert que l’action responsable ne soit plus celle qui apporte la solution ?  Certains problèmes aujourd’hui apparaissent comme tellement complexes qu’ils sont qualitativement différents et qu’il faut les qualifier de problèmes « pernicieux », (wicked problems)[1], c’est-à-dire dangereux et malfaisants pour la santé et la vie, mais aussi pour l’action. Alors qu’ils exigent une mobilisation complète et courageuse, ils semblent pourtant nous paralyser et nous démobiliser. Comment lever le paradoxe ? Si nous les concevions mieux, sans les minimiser ou les simplifier, nous pourrions sans doute y réagir mieux. Telle est notre hypothèse.

Changer de cadre de pensée

Les problèmes pernicieux se distinguent des problèmes classiques et complexes, même s’ils s’inscrivent tous dans un continuum.

(1) Les problèmes classiques sont circonscrits et pris en charge par les sciences dont la méthode consiste à les isoler pour étudier et vérifier une ou plusieurs suites causales, afin de prévoir l’évolution future (comme la chute d’une comète). Sur cette base, les solutions peuvent être identifiées objectivement et recommandées par les experts dont l’analyse s’avèrera vraie ou fausse.

(2) Les problèmes complexes se caractérisent par des causes multifactorielles aux composantes multiples à la fois naturelles (physiques, chimiques, biologiques, etc.), mais aussi humaines (sociales, politiques, économiques, institutionnelles, psychologiques, etc.) interagissant entre elles. Les acteurs interfèrent aussi entre eux en anticipant parfois la réaction des autres. Dès lors, des comportements conflictuels ou paradoxaux résultent de la description elle-même et modifient la situation (comme dans les sondages pré-électoraux). Ainsi, l’effet rebond anéantit les effets d’autres actions. (On s’autorise à rouler davantage de km avec une voiture au prétexte qu’elle ne consomme pas beaucoup,- et finalement on consomme tout autant voire plus). Ces conflits, les anticipations compensées et les réajustements entrainent des boucles de rétroaction et des points de bascule dans les systèmes concernés. Dès lors, une prévision précise de l’avenir est impossible ; tout au plus peut-on prédire les évènements futurs en y intégrant l’effet performatif de l’annonce qui vise à les déjouer. Pourtant, quelle que soit leur complexité, une solution est claire : par exemple mettre fin à la guerre ou éteindre un méga-feu.

(3) Un seuil de complexité est franchi avec les problèmes pernicieux, qui se caractérisent par l’indétermination de leur définition et leur ouverture, car ils sont composés d’un nombre de problèmes eux-mêmes complexes qui se chevauchent. Nous ne pouvons pas les affronter, car nous y sommes plongés. Ils sont tantôt définis par leurs causes (le réchauffement de la température moyenne à la surface du globe), tantôt par leurs conséquences (la longévité des déchets nucléaires). La difficulté de les nommer et de les décrire est constitutive du problème et l’approfondit. Si le problème à saisir est mal défini, n’est-ce pas par manque d’information ou parce que l’on ne nous dit pas tout (complotisme) ? Deux réactions sont alors possibles : l’étudier davantage pour trouver sa solution ou le nier faute de pouvoir le cerner. Aux risques de répétitions lassantes et de désinformation, font face le doute et le scepticisme, ainsi que des boucles interprétatives qui mènent à la peur, l’angoisse, l’éco-anxiété, la sidération ou la démobilisation.

Caractéristiques des problèmes pernicieux

Selon Michel Fabre[2], quatre critères permettent de repérer les problèmes pernicieux : leur polysémie, leur conflictualité, leur temporalité et leur ouverture.

  • La polysémie tient au fait que l’on peut y voir plusieurs sens et les comprendre de manières différentes, selon les perspectives, les échelles temporelles et spatiales ou les cadres interprétatifs adoptés. Est-ce un risque d’effondrement que nous redoutons à tort ou à raison ? Mais lequel ? De la civilisation thermo-industrielle ? De la biodiversité ? Des formes complexes de vie ? Vivons-nous une crise du rapport entre les humains et la terre, ou plutôt de notre civilisation technologique ? Une crise de la modernité et de l’anthropocentrisme ? Est-ce l’humanité comme espèce (prédatrice) qui est la source du problème ou le système économique (capitaliste, extractiviste ou des plantations[3]) ? Est-ce la philosophie de l’exception humaine ?
  • Selon les diagnostics et les perspectives des acteurs, les solutions et les remèdes peuvent engendrer des conflits et même des apories indépassables. Comment ne pas opposer « la fin du monde et la fin du mois » ? Comment éviter les mesures qui aggravent les injustices sociales et les conditions de vie des plus précaires ? Comment articuler les incitants et les interdits ? Faut-il capturer les derniers individus d’une espèce pour les reproduire ou laisser la nature trouver un équilibre par elle-même ? Faut-il créer des bactéries pour dépolluer ? Les méga-bassines sont-elles une réponse à la sècheresse ou une solution aggravante ? Comme l’hydre de Lerne, le problème de l’anthropocène est à la fois un et multiple, puisqu’il présente 9 têtes sous autant de limites terrestres que nous ne parvenons à dominer ni séparément ni ensemble.
  • La temporalité spécifique des problèmes pernicieux croise l’urgence et le long terme. Dans le cas de l’éradication de la pauvreté et de la criminalité, il s’agit de sauver des vies vulnérables singulières en même temps que de traiter le fond. Étant donné la gravité du problème, la procrastination n’est pas une option. Dans le cas du bouleversement climatique, nous n’avons plus le temps de nous accorder sur des priorités et toute tentative de préciser le diagnostic risque d’être une manière d’aggraver la situation en ne la traitant pas. Pourtant l’urgence ne recommande pas de mesures radicales prétendument plus efficaces qui sont souvent porteuses d’effets pervers, car la complexité et l’interconnexion des facteurs provoquent des boucles de rétroaction et des effets aussi inattendus qu’irréversibles, à grande ou très grande échelle. Les mesures radicales peuvent ainsi s’avérer totalement ruineuses. Jusqu’à quel point pouvons-nous différer une réorientation de notre civilisation ? Aucune compréhension exhaustive n'étant possible, il faudra accepter l’opacité de l’action pourtant guidée vers un soulagement.
  • Ouverts, les problèmes pernicieux ne peuvent avoir une solution satisfaisante et définitive mesurée par des critères objectivables. C’est le cas de la crise de la COVID 19 : certains pensent que la pandémie a déplacé le problème sanitaire sur le plan social et économique. Un ensemble de solutions plus ou moins bonnes ou mauvaises, ont été choisies sans qu’aucune ne soit parfaite ou pleinement satisfaisante. Ainsi, le traitement des problèmes pernicieux engendre lui-même des effets secondaires indésirables qui sont autant de nouveaux problèmes provoquant de nouveaux conflits d’interprétation. Et pourtant, l’inaction serait irresponsable. Face à un problème ouvert, seules des solutions qui ouvrent à leur tour des auto-corrections possibles seront adéquates, car aucune option unilatérale et définitive ne peut prétendre le traiter. Il faudra compter sur la complémentarité des vues et des actions, et surtout la possibilité future de nouvelles mesures complémentaires.

Agir dans l’opacité

Comment ne pas se décourager face aux problèmes pernicieux ? Sur le plan de la compréhension et du diagnostic, il faudrait intégrer la réflexivité des pensées, des paroles et des émotions qui les constituent et qui sont des facteurs tantôt d’allègement, tantôt de détérioration. Croiser les perspectives des personnes, théoriciennes ou praticiennes, mais aussi des savoirs, scientifiques ou vécus, occidentaux et non-occidentaux, entendre les traditions porteuses de sagesse et les imaginaires issus d’ontologies divergentes. Alors, prévoir et même prophétiser ne suffit plus, il faudra modéliser le futur ou futuriser en décrivant des scénarios probables et des réactions possibles, en prenant en compte la multiplicité des perspectives ouvertes, avec d’éventuelles boucles récursives, afin de dégager des voies d’avenir qui seront sans cesse réajustées selon les variables. Ce sont les célèbres objectifs du GIEC. « Si » nos informations sont correctes et si nous le comprenons (bien qu’imparfaitement), si les réactions sont telles à telle échelle, « alors » il en ira ainsi. La trajectoire inclut des fluctuations sur chaque courbe, et par conséquent aucune ne peut prétendre être un savoir prévoyant l’avenir.

Face à la question des seuils et des effets pervers, il serait inadéquat de prétendre à des solutions radicales et extrêmes, si tentantes face à l’urgence et à la gravité de la situation. Seule la modération de nos actions et notre retenue dans les choix dévastateurs doivent être radicales. En effet, face au risque que nos actions soient détournées ou perverties dans des séries causales inattendues, deux principes s’imposent : la modération et la pluralité. La modération pour éviter de jouer son va-tout et de provoquer un effet pervers total (avec une prétendue solution technologique miracle). Et la pluralité, car aucune option qui refermerait définitivement les autres ne devrait être choisie. Mais cela suppose la mobilisation courageuse du sentiment de responsabilité de chacun dans ses petits gestes et ses actions aux larges effets. La responsabilité se joue bien en première personne et nul ne peut s’en défausser au prétexte que d’autres devraient agir. Cultiver la responsabilité suppose alors de cultiver la démocratie qui vise à réduire des injustices et des lieux de fracture, de façon à réduire le sentiment d’impuissance de chacun face à une tâche continue. Seule une culture de la responsabilité collective permet de trouver rapidement des options acceptables auxquelles nous serons capables d’adhérer comme à autant de « seuils de soulagement » du problème pernicieux. Et vivre démocratiquement, c’est éprouver sa liberté et renforcer celle des autres, qui renforce aussi la mienne[4]. En maintenant le sens de la lutte quotidienne pour la vie dans les conditions les plus favorables possibles malgré l’adversité, nous pourrons prendre les options diverses pour ouvrir l’avenir. Le problème pernicieux de l’anthropocène appelle donc au quotidien une culture démocratique[5] de la responsabilité et du sens de la vie.

Par Nathalie Frogneux, Professeure de Philosophie à l’UCLouvain,

pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Horst W. J. RITTEL, & Melvin M. WEBBER, « Dilemmas in a general theory of planning » in Policy Sciences, Issue 2, vol. 4, (1973), pp. 155-169.; John Alford & Brian W. Head (2017) Wicked and less wicked problems: a typology and a contingency framework, Policy and Society, 36:3, 397-413.

[2] Voir M. Fabre, Un avenir problématique. Éducation et responsabilité d’après Hans Jonas, Dijon, Ed. Raison et Passions, 2021, pp. 262-276.

[3] Anna Tsing et Donna Haraway utilisent le terme de « plantationocène » pour souligner que les monocultures dont l’environnement souffre aujourd’hui sont liées au contexte  politique et social de l’esclavage qui les a rendues possibles. Voir A. Tsing, Le champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte, 2017.

[4] Voir Cornelius Castoriadis, De l'écologie à l'autonomie, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. « Documents », 2014.

[5] Voir Joëlle Zask, Ecologie et démocratie, Premier Parallèle, 2022.

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