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Billet de blog 23 mai 2024

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Droit à l’avortement : quelles perspectives pour décrisper le débat ?

La réforme éventuelle de la loi belge sur l’interruption volontaire de grossesse pourrait, grâce au rapport du comité scientifique multidisciplinaire, bénéficier d’un climat plus propice lors de la prochaine législature, tout comme la question de la constitutionnalisation du droit à l’avortement grâce à l’ouverture à révision d’une partie du Titre II de la Constitution. Par Stéphanie Wattier.

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Le séisme mondial engendré par l’arrêt Dobbs rendu par la Cour suprême des Éats-Unis le 24 juin 2022 n’aura échappé à personne. Par cet arrêt, la majorité conservatrice de la plus haute juridiction américaine a renversé la jurisprudence Roe qui avait, pendant près de 50 ans, reconnu à toutes les femmes le droit de recourir à l’interruption volontaire de grossesse jusqu’au stade de la viabilité du fœtus, pour renvoyer désormais cette compétence aux seuls États.

Si ce renversement jurisprudentiel a profondément marqué les droits des femmes, il touche aussi de nombreuses personnes dans leur vie de couple et/ou dans leur vie sexuelle, avec comme conséquence insolite, dans les jours qui ont suivi le prononcé de l’arrêt, une augmentation sans précédent du nombre de recherches à propos de la « vasectomie » sur Google[1].

Parmi les différentes réactions à l’arrêt Dobbs a germé l’idée, au sein de plusieurs pays européens comme la Belgique, de consacrer le droit à l’avortement dans la Constitution, plutôt que de laisser uniquement à la loi le soin de régler la possibilité pour les femmes de recourir à l’IVG. 

La Constitution française s’en remet à la loi

En France, il n’a pas fallu attendre l’arrêt Dobbs pour qu’une telle proposition de constitutionnalisation soit mise sur la table de l’Assemblée nationale. En 2019 avait déjà été déposée une proposition d’insertion d’un nouvel article qui serait libellé comme suit : « Nul ne peut entraver le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse »[2]. Faute d’avoir été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée, la proposition avait toutefois été abandonnée. À la suite de l’arrêt Dobbs, pas moins de quatre nouvelles propositions de loi constitutionnelle ont été déposées à l’Assemblée nationale, ainsi que deux au Sénat. La volonté de l’Assemblée de consacrer le droit à l’avortement et celle du Sénat de s’en tenir plutôt à ce que la loi règle la liberté de la femme de recourir à l’IVG ont donné lieu à un texte de « compromis », déposé par le gouvernement le 12 décembre 2023. Finalement voté début mars 2024, le nouvel alinéa 4, de l’article 34 de la Constitution française dispose désormais comme suit : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».

S’il est inédit en Europe, l’on regrettera néanmoins que ce nouvel alinéa de la Constitution française laisse à la loi le soin de déterminer les conditions d’accès à l’interruption volontaire de grossesse. En effet, si, par exemple, la loi réduisait drastiquement le délai dans lequel l’avortement est possible, cela ne contreviendrait pas au texte constitutionnel.

Un climat de crispation  

Mais pourquoi la perspective de constitutionnaliser le droit à l’avortement crispe-t-elle autant au sein du débat public, en ce compris en Belgique ? Trois éléments – évidemment non-exhaustifs – nous semblent pouvoir en partie l’expliquer.   

D’abord, certains jugent une telle constitutionnalisation inutile, soi-disant parce que la remise en question de la loi sur l’avortement et/ou son durcissement n’est pas à l’ordre du jour en Belgique. L’expérience américaine démontre à suffisance le caractère infondé d’un tel argument, tout comme la montée en puissance des partis extrémistes, souvent anti-avortement et antiféministes, dans plusieurs pays du monde.  

Ensuite, certains auteurs y voient une dérive du constitutionnalisme moderne, qui tendrait à vouloir « tout » insérer dans la Constitution[3]. Pourtant, n’est-ce pas précisément le rôle d’une Constitution que celui d’affirmer les libertés et droits fondamentaux des individus ? Grâce à une consécration constitutionnelle, la remise en cause du droit à l’avortement deviendra beaucoup plus compliquée dans le futur, et ce, à condition bien sûr d’éviter l’écueil du texte de compromis « à la française » et de consacrer réellement le droit à l’avortement, par exemple en l’insérant dans l’article 23 de la Constitution. Cette disposition se voit, en effet, reconnaître un effet de standstill qui empêche de légiférer à rebours des droits acquis.

Enfin, certains ne veulent tout simplement pas que ce débat ait lieu, probablement en raison des enjeux moraux, éthiques et philosophiques qu’il sous-tend.

Directement en lien avec ce dernier élément, l’on se souviendra d’ailleurs qu’en dehors du débat relatif à une constitutionnalisation éventuelle, la question d’une réforme de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse avait été mise en « stand-by » par l’accord de Gouvernement De Croo de septembre 2020, tant qu’un comité scientifique multidisciplinaire indépendant désigné par les partis du gouvernement n’aurait pas mené une étude et une évaluation de la pratique et de la législation en la matière.  

L’origine de la crispation du débat concernait une proposition de loi déposée par le PS et approuvée par la commission de la Justice fin 2019 qui avait, durant le printemps et l’été 2020, fait l’objet – de façon tout à fait historique – de quatre renvois auprès de la section de législation du Conseil d’État, même si le texte avait été validé dès le stade de son premier avis rendu. Deux aspects centraux étaient à l’origine du désaccord entre les différents partis : d’une part, la question de l’allongement du délai dans lequel l’IVG est autorisée (la proposition visait à passer de 12 à 18 semaines de grossesse) et, d’autre part, le raccourcissement du délai de « réflexion » obligatoire (la proposition visait au raccourcissement de 6 jours à 48 heures).  

Les perspectives au sortir des élections du 9 juin 2024 

En avril 2023, le comité scientifique multidisciplinaire désigné par le Gouvernement fédéral a présenté officiellement son rapport extrêmement détaillé, dans lequel sont formulées 25 recommandations. Parmi celles-ci figurent notamment l’extension du délai dans lequel l’avortement est autorisé « au minimum jusqu’à 18 semaines post-conception (20SA) » et la suppression du « délai légal d’attente de 6 jours »[4]

Le Parlement fédéral qui sera nouvellement installé à la suite des élections du 9 juin prochain disposera donc de deux voies pour améliorer la protection du droit et de l’accès des femmes à l’avortement. Premièrement, les chambres constituantes pourraient, sur la base de la déclaration de révision de la Constitution récemment adoptée[5], utiliser l’ouverture assez large du Titre II de la Constitution « Des Belges et de leurs droits » pour y insérer le droit à l’avortement. À cet égard, l’on se souviendra que les chambres constituantes ne sont pas tenues par la volonté émise dans la déclaration de révision, mais uniquement de respecter le cadre des articles ouverts à révision. Deuxièmement, les parlementaires disposent désormais d’un rapport d’expertise détaillé à propos de l’IVG leur permettant, avec davantage de sérénité faut-il espérer, de faciliter l’accès des femmes à l’avortement.

Par Stéphanie WATTIER, Professeure à la faculté de droit de l’Université de Namur, Codirectice du Centre de recherche Vulnérabilités et Sociétés, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] N. Sellke, K. Tay, H. H. Sun, A. Tatem, A. Loeb & N. Thirumavalavan, « The unprecedented increase in Google searches for “vasectomy” after the reversal of Roe vs. Wade », Fertility and Sterility, 2022.

[2] Proposition de loi constitutionnelle n° 2086 visant à protéger le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse, enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 1er juillet 2019.

[3] M. Koskas, « Faut-il tout mettre dans la constitution ? », Pouvoirs, 2023, pp. 55-63. Voy. aussi : S. Mouton et S. Paricard, « La constitutionnalisation de l'avortement : une fausse bonne idée », Recueil Dalloz, 2022, n° 29, p. 1475.

[4] https://vlir.be/wp-content/uploads/2023/03/Evaluatie-van-abortuswetgeving-en-praktijk_FR_versie.pdf

[5] https://www.dekamer.be/FLWB/PDF/55/4018/55K4018001.pdf

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