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Billet de blog 26 juin 2024

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Leçon de puissance des indiens Kogis : la paix par la nature

Crise socio-écologique, guerre mondialisée, tensions politiques… Les tempêtes se diversifient. En réponse, la tentation sécuritaire du repli sur soi ne fait qu’amplifier la polarisation sociale, et donc les turbulences. Il est temps de dérailler de cette trajectoire mortifère. Comment ? Et si les « peuples racines » nous donnaient un nouvel ancrage dans les turbulences ? Par Olivier Hamant

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Retour sur une visite hors du commun. Dans un contexte lourd de catastrophes plurielles, une délégation d’Indiens Kogis des cimes colombiennes, et aux racines précolombiennes multimillénaires, ont partagé leur regard sur nos territoires et le monde, en polycrise[1]. Cinq Kogis – Arregocès, Carmen, José, Luciano et Luis – ont proposé un contre-modèle où notre rapport à la nature est inversé. Il ne s’agit pas de « pleurnicher le vivant »1, mais bien de changer de posture, c’est-à-dire basculer du pouvoir à la puissance. Cela mérite un point de définition.

Le pouvoir rend impuissant

Dit brutalement, le pouvoir individuel c’est d’abord le contrôle et la prédation. Un leader mobilise un collectif ou un territoire au service de sa volonté. C’est le monde du « vouloir » et du « savoir » : le leader sera dans une posture de meneur et dira « je veux » et « je sais comment faire »2. Bien qu’excluante, cette posture n’est pas nécessairement négative. Elle peut permettre de profiter d’une situation difficile pour accélérer une transition. Par exemple, pendant la crise covid, des pistes cyclables temporaires se sont multipliées en ville pour répondre aux contraintes de distanciation physique dans les transports3. À la fin de la crise covid, de nombreuses municipalités ont décidé de sanctuariser ces pistes cyclables4. Il s’agit d’un quasi abus de pouvoir puisque cette accélération n’était pas dans le programme électoral de ces équipes municipales, mais cela a favorisé la transition des mobilités en ville. Le risque associé au pouvoir n’est pas son existence, c’est plutôt sa prolongation, car il finit par ne plus laisser la place à la participation citoyenne, et il finit par démobiliser.

Avec cette définition du pouvoir, la puissance peut apparaître comme un contre-modèle. La puissance fait émerger la mobilisation d’un collectif au lieu de l’imposer d’en haut. C’est le monde du « désir » et de l’humilité : le leader dans le monde de la puissance dira « j’ai envie » et « je ne sais pas comment faire ». Le manque devient ici une force mobilisatrice. Dans le cas de la puissance, le leader n’est pas un meneur, c’est un facilitateur. Un exemple pour l’illustrer est la Convention Citoyenne pour le Climat, organisée en France, dans l’esprit de la plateforme belge G1000[2] pour l’innovation démocratique. Des citoyens tirés au sort ont produit des propositions de loi plus ambitieuses que ce que les députés auraient pu envisager, et plus légitimes que ce que des experts auraient pu produire[3]. On notera d’ailleurs en quoi le pouvoir s’oppose à la puissance dans ce cas : À la fin du processus, Emmanuel Macron décida, verticalement, de trier, d’ajuster et de refuser de nombreuses propositions, stérilisant de fait la puissance de cet effort collectif. Le pouvoir rend impuissant. Réciproquement, un point faible de la puissance est la possible lourdeur et lenteur de la transformation, si les pratiques de coopération ne sont pas bien appropriées.

Finalement, il s’agit de trouver un équilibre entre pouvoir et puissance, comme on trouve un équilibre entre performance et robustesse5. Par exemple, les pompiers volontaires seront nécessairement dans le pouvoir et la performance au moment d’éteindre un incendie. En effet, quand la maison brûle, il n’est pas temps de développer une longue approche participative pour identifier les différents maillons de la chaîne hiérarchique. Il faut être rapide et efficace, grâce à une forme de contrôle élevé et en dominant la situation et les ressources disponibles. Au contraire, dans la préparation préalable à l’incendie, ces mêmes pompiers seront dans la puissance et la robustesse. Il s’agira notamment de se former aux bons gestes par essai-erreur, d’apprendre à connaître les compétences de ses collègues, d’explorer de nouvelles méthodes, ou de se préparer à répondre à des imprévus le jour J6.

Se reconnecter à la Terre pour construire la robustesse

Ce préambule sémantique étant établi, pourquoi la dichotomie entre pouvoir et puissance résonne-t-elle si fort aujourd’hui ? Nous sommes dans un monde extractiviste obnubilé par la performance7. Ce monde-là avalise la posture du pouvoir sur les plus défavorisés et sur les milieux naturels. La performance étant relative, elle alimente la compétition, qui elle-même alimente la violence. La polycrise actuelle signe l’échec de cette voie. Comme le disait Albert Einstein, « nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec la même pensée que nous avons utilisée lorsque nous les avons créés ». Peut-être est-il temps d’écouter les recettes de puissance des Kogis. 

Nos sociétés modernes sont encore fondées sur le postulat que tout projet doit d’abord être viable économiquement. Si ce socle économique est garanti, alors il autoriserait une stabilité sociale, et dans le temps qui reste, nous permettrait de prendre soin des milieux naturels. Cette pyramide économie – social – environnement est très fragile, puisque sa fondation, l’économie, est une abstraction. La fondation physique de ce modèle est en fait plus profonde : des ressources matérielles et énergétiques bon marché. Dit autrement, le primat donné à la viabilité économique fait une hypothèse forte : le monde serait stable et abondant en ressources. Une hypothèse de plus en plus fausse à mesure que nous épuisons les ressources et alimentons la compétition. Cette posture, c’est celle du pouvoir, sur les autres, sur nos ressources, sur nos territoires. Nous ne pouvons que constater que sa prolongation nourrit la compétition et la guerre, dans une spirale sans fin. L’analyse des limites planétaires indique désormais que cette stratégie ne garantit plus l’habitabilité de la Terre pour les humains à terme8. L’urgence mondiale est donc d’inverser cette pyramide mortifère. C’est le message principal des Kogis. Explorons-le. 

Notre socle sociétal, notre racine, n’est pas constitué de quelque balance commerciale ou quelque performance financière que ce soit. La fondation de toute civilisation dépend du soin porté aux milieux naturels9. Le lien social qui en résulte peut à son tour faire émerger des modèles économiques robustes. L’économie n’est donc pas une contrainte d’entrée, c’est le produit de sortie. Ainsi inversée, notre relation au milieu peut nous permettre d’habiter un monde fluctuant, et en pénurie chronique de ressources. Il s’agit de puissance co-construite avec les non-humains. Une forme de « santé commune »10 qui nourrit la robustesse socio-économique, comme contre-modèle aux mirages du pouvoir et de la performance. Par exemple, c’est apprendre comment faire des forêts nourricières en ville, c’est faire sortir les enfants des quatre murs de leurs chambres ou de leurs écrans, c’est construire l’école de la coopération et du partage. Finalement, c’est commencer à répondre à la question que les Kogis nous adressent de façon presque subversive, à nous les peuples si déracinés : « Comment faites-vous pour apprendre ? »

Dans un monde fini, ouvrir un infini 

Comme le propose la philosophe Delphine Horvilleur, on trouve dans la bible, non pas une, mais deux Genèses. Le chapitre un, le plus connu, invite les humains à soumettre le monde : « Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre ». Le chapitre deux invite au contraire les humains à cultiver et à prendre soin du jardin d’Eden. La première Genèse est celle du pouvoir, et donc celle de la polarisation politique qui mène inévitablement à la guerre. La seconde est celle de la puissance, qui est fondée sur les liens et la coopération. C’est la seule à même d’ouvrir des sociétés viables, et enviables. Dans un monde en tension géopolitique, en impasse socio-économique et dépassant les limites planétaires écologiques, là s’ouvre notre nouvel infini.  

Les Kogis nous mettent face à l’impuissance de notre pouvoir. Ils nous invitent aussi à passer de la déprime à la « déprise ». Car il s’agit bien d’une déprise sectaire, tant notre culte de la performance nous tient toujours sous emprise et nous empêche de voir les vertus de la puissance. Les Kogis nous engagent à accueillir la puissance du vivant et ses foisonnants effets générateurs. À l’heure des guerres débridées sans droit ni loi, voici une leçon de paix avec la Terre et les humains. Une vision qui n’a rien de naïf, mais qui au contraire nous oblige. Au fond, nous savons bien que les jeux de pouvoir nous étranglent, alors que la puissance, celle de nos racines et du vivant, ouvre tous les chemins.

Olivier Hamant est biologiste, directeur de l’institut Michel Serres et chercheur à l’INRAE, au sein de l’école normale supérieure de Lyon, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/). En 2024, Il publie De l’incohérence – Philosophie politique de la robustesse (Ed. Odile Jacob).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Références 

  1. Lordon, F. Pleurnicher le Vivant. Le Monde diplomatique (2021).
  2. philomag. “Ai-je besoin des autres pour savoir ce je désire vraiment ?” La réponse de Charles Pépin | Philosophie magazine. https://www.philomag.com/articles/ai-je-besoin-des-autres-pour-savoir-ce-je-desire-vraiment-la-reponse-de-charles-pepin (2023).
  3. Aménager des pistes cyclables temporaires post COVID. Aides-territoires https://aides-territoires.beta.gouv.fr/aides/7616-amenager-des-pistes-cyclables-temporaires-pos/.
  4. Poisson, L. C. & S. D. & B. F. & A. L. & M. L. & N. O. & A. Urbanisme tactique cycliste et crise sanitaire. Métropolitiques (2023).
  5. Hamant, O. Antidote Au Culte de La Performance. La Robustesse Du Vivant. (Gallimard, Paris, 2023).
  6. Comment penser nos organisations pour éteindre les incendies qui nous menacent l’expérience d’un pompier du Sud. La Coopérative Tiers-Lieux https://coop.tierslieux.net/document/comment-penser-nos-organisations-pour-eteindre-les-incendies-qui-nous-menacent-lexperience-dun-pompier-du-sud/.
  7. Hamant, O. La Troisième Voie Du Vivant. (Odile Jacob, Paris, France, 2022).
  8. Steffen, W. et al. Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science 347, 1259855–1259855 (2015).
  9. Dorst, J. La force du vivant. (Flammarion, Paris, 1981); Diamond, J. M. Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed. (Penguin Books, New York, 2011); Barnosky, A. D. et al. Approaching a state shift in Earth’s biosphere. Nature 486, 52–58 (2012).
  10. Collart Dutilleul, F., Hamant, O., Negrutiu, I. & Riem, F. Manifeste pour une santé commune: trois santés en interdépendance : naturelle, sociale, humaine. (Les Editions Utopia, Paris, 2023).

[1] https://www.tchendukua.org/shikwakala/

[2] https://www.g1000.org/fr

[3] https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/

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