Comme tous les matins, les élèves de grande section se retrouvent tous ensemble assis en cercle autour de leur institutrice. « Aujourd’hui, nous allons parler des monuments de Paris. Qui peut me dire ce qu’on voit quand on se promène à Paris ? » demande-t-elle. Clara lève la main en premier : « La Tour Eiffel ! Je l’ai vue quand j’y suis allée avec mes parents ! ». L’enseignante sourit et acquiesce : « Très bien, Clara. Qui connaît d’autres monuments ? ». Raphaël, avec enthousiasme, enchaîne : « Le Louvre, il y a plein de tableaux là-bas ! ». Pendant ce temps, Emma et Mehdi écoutent en silence. Ils n’ont jamais visité Paris et se sentent un peu à l’écart de la discussion. Pourquoi semblent-ils moins à l’aise pour participer alors que d’autres élèves connaissent déjà tant de choses sur ces monuments ?
Ce moment de regroupement quotidien pourrait se dérouler dans n’importe quelle école maternelle de France (ou de Belgique). À première vue, ces instants paraissent anodins, empreints de joie et de bienveillance et incarnent l’image enfantine que l’on associe à l’école maternelle.
Pourtant, des travaux montrent que ces situations, en apparence ordinaires, sont vécues de manière très différente selon les élèves. Derrière cet exercice quotidien qui vise à encourager l’expression orale des enfants se jouent des rapports sociaux complexes et souvent invisibles. Les enfants grandissent dans des milieux très différents, avec des habitudes éducatives, des ressources culturelles et des expériences variées. Une fois réunis dans la salle de classe, ces univers économiques, culturels et symboliques se rencontrent, mais cette confrontation ne se fait pas à armes égales : les opportunités de participer et de briller dans ces échanges collectifs restent fortement conditionnées par l’origine sociale de chaque enfant.
Les enseignants, qui conçoivent et animent ces moments avec bienveillance, savent bien que ce qui se joue dans la famille influence ce qui se passe dans la classe. Pour autant, ils peuvent être pris à leur insu dans ces dynamiques. En 2023, nous avons mené une étude qui révèle que, lors de ces échanges collectifs, les enfants issus de milieux populaires sont ainsi moins souvent interrogés par les enseignants et prennent également la parole spontanément moins fréquemment et plus brièvement. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces écarts ne s’expliquent pas par une moindre aisance à l’oral ni par un déficit de maîtrise du français par rapport aux enfants issus de milieux plus favorisés. Malgré la conscience des enseignants des inégalités et leur engagement à les réduire, les dynamiques qui émergent dans la salle de classe participent parfois involontairement à la reproduction des inégalités scolaires. Comment comprendre ce paradoxe ?
Des chercheurs en psychologie sociale s’efforcent de comprendre comment les inégalités scolaires prennent forme au quotidien dans la salle de classe. Il est désormais établi que les contextes dans lesquels évoluent les élèves jouent un rôle déterminant dans leurs apprentissages : de nombreuses études révèlent que des éléments apparemment insignifiants des environnements d’apprentissage peuvent influencer les performances scolaires et accentuer les inégalités préexistantes à l’école. Par exemple, les différences de participation en classe peuvent générer des « comparaisons sociales » entre les élèves. En effet, les élèves sont particulièrement attentifs aux performances de leurs camarades, et voir un autre réussir mieux qu'eux peut menacer leur image de soi. Comme les écarts de réussite sont souvent interprétés comme le reflet de différences stables d'intelligence ou de motivation, la réussite d’autrui peut nuire à l'estime de soi. Ainsi, les élèves, en particulier ceux issus des classes populaires, qui arrivent à l'école avec une moindre familiarité avec les attendus et les savoirs scolaires, risquent de se percevoir comme moins intelligents ou moins à leur place. Cette menace pour l'image de soi génère du stress, des pensées intrusives et des émotions négatives, perturbant leur concentration sur la tâche. L’élève se retrouve ainsi à jongler entre l'exécution de la tâche et la gestion de la peur d’être perçu comme incompétent, ce qui altère ses performances. Ces situations de comparaisons sociales vont ainsi avoir pour conséquence d’amplifier les inégalités de réussite entre les élèves. De manière similaire, des contextes de compétition entre élèves peuvent produire des effets comparables.
Les enseignants ont, dans une certaine mesure, le pouvoir d'influencer les pratiques au sein de la classe et les interprétations que les élèves font de ces différences de réussite. Des pratiques telles que concevoir l'erreur comme une étape normale du processus d’apprentissage, envisager l'intelligence comme malléable, ou encore limiter la compétition entre élèves, ont prouvé leur efficacité, en particulier auprès des élèves en difficulté. Il est également important que les enseignants prennent en compte le fait que les élèves arrivent en classe inégalement préparés aux apprentissages et que, par conséquent, ce qui a été acquis à travers l’expérience familiale pour certains doit faire l’objet d’un travail explicite en classe pour les autres. Plus généralement, il existe bien un « effet maître » qui est aujourd’hui largement reconnu : à configuration de classe équivalente (taille, diversité), certains enseignants réussissent mieux à favoriser les progrès de leurs élèves et à réduire les inégalités. Ainsi, il est nécessaire de former davantage les enseignants sur leur connaissance des mécanismes susceptibles de construire des inégalités en classe ainsi que sur la mise en place des pratiques qui permettent de limiter ces inégalités.
Toutefois, faire reposer sur les enseignants la lutte contre les inégalités scolaires revient à leur attribuer une responsabilité disproportionnée, alors que les causes de ces inégalités et les processus qui les perpétuent dépassent largement leur seule action en classe. En effet, il existe des facteurs structurels liés à l’organisation et au fonctionnement du système éducatif et plus généralement de la société qui jouent un rôle dans la construction des inégalités scolaires. Pour ne prendre que l'exemple de l'école maternelle – les mécanismes de construction des inégalités pouvant varier à différents stades du système éducatif – réduire les inégalités de participation orale en classe nécessite en amont de s'attaquer aux inégalités sociales qui existent en dehors de l'école, notamment les disparités matérielles et culturelles entre les familles. D’autre part, le poids donné à l’école dans la réussite professionnelle et personnelle future est tel que la pression à réussir commence dès l’école maternelle où chaque classe est vécue comme la préparation à la suivante. Dans cette compétition, les élèves et leurs familles sont inégaux, que ce soit en raison de leurs ressources, mais aussi des conditions d’enseignement. Les croyances culturelles comme celle du mérite individuel ou des supposées inégalités de talents entre groupes sociaux ne font que renforcer ces dynamiques. C’est pourquoi la lutte contre les inégalités scolaires ne peut se limiter à l’action et à la formation des enseignants seuls, aussi importantes soient-elles. Elle nécessite une approche systémique, qui implique une réflexion sur la manière dont l’ensemble du système éducatif, ainsi que les politiques publiques, peuvent mieux soutenir les élèves et leurs familles, en particulier ceux issus de milieux défavorisés. Cela passe par des réformes structurantes, dont une amélioration des conditions d’enseignement. Ce n’est qu’en agissant sur ces différents leviers que nous pourrons espérer réduire les inégalités scolaires et offrir à chaque enfant les mêmes chances de réussir.
Sébastien Goudeau, Professeur des Universités en psychologie sociale de l’Université de Poitiers, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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