Depuis les années 1980, la médiation connait un engouement certain dans le monde occidental. A l’époque, certains estimaient que nous étions entrés dans « le temps des médiateurs »[1] et, de fait, la médiation s’est développée dans divers domaines de la vie sociale : médiation familiale, médiation civile et commerciale, médiation pénale et réparatrice, médiation locale, médiation hospitalière, on ne compte plus les scènes sur lesquelles on croise aujourd’hui des médiateurs chargés d’aider à résoudre des litiges.
D’où vient ce mouvement et pourquoi cet engouement (plus marqué dans le discours que dans les pratiques, il est vrai) pour un « mode alternatif de résolution des conflits » ? Quelles en sont les sources et les caractéristiques, les difficultés mais aussi les limites ?
Aux origines de la médiation : un traité hollandais sur le rôle d’ambassadeur au XVIIe siècle
La médiation est parfois considérée comme le « plus vieux métier du monde »[2], tant le modèle de règlement des conflits qu’elle incarne est associé dans notre imaginaire à des pratiques ancestrales fondées sur la « palabre » ou l’échange langagier informel. Pour autant, la paternité d’une première conceptualisation de la médiation est attribuée à un auteur hollandais de la fin du XVIIe siècle, Abraham de Wicquefort.
La référence serait anecdotique si, dans un ouvrage publié en 1681, cet auteur féru de diplomatie n’y dessinait avec une surprenante actualité dans un ouvrage intitulé De la médiation et des Ambassadeurs médiateurs, la trame du métier de médiateur[3]. L’accent est mis sur l’impartialité et la neutralité du médiateur, son indépendance à l’égard des parties et sa volonté d’aider celles-ci à trouver elles-mêmes une solution à leur conflit plutôt que de le trancher lui-même.
De Wicquefort met d’emblée l’accent sur trois fondamentaux du paradigme de la médiation : c’est aux parties elles-mêmes et non à un tiers, mis en position de juge ou d’expert, à dénouer le conflit qui les oppose ; l’issue passe par un dialogue, le plus souvent verbal, entre les parties et non par une décision imposée au nom d’une loi de surplomb ou d’un savoir (expert) ; enfin, la posture du médiateur est un art subtil et difficile, puisque ce dernier ne doit s’impliquer en aucune manière dans le conflit, ne jamais sortir de son rôle de tiers, sous peine de très vite se disqualifier auprès des parties. On perçoit d’emblée tout ce qui sépare le logiciel de la médiation de celui du juge ou de l’expert.
Le retour de la médiation à la fin du XXe siècle : répondre à la crise du modèle classique de justice
Il faudra attendre deux siècles et les années 1970 pour que la médiation refasse surface. Elle émerge d’abord dans le monde anglo-saxon, plus réceptif à des Modes Alternatifs de Résolution des Conflits (MARC) laissant une place aux acteurs de la société civile, que le monde romano-germanique plus marqué par une tradition « jupitérienne » de la justice incarnée par l’État et ses institutions. La première expérience a lieu au Canada : en 1974, un juge mennonite propose à deux jeunes auteurs de préjudices matériels de rencontrer leurs victimes et de leur offrir une réparation plutôt que de subir une peine classique[4]. Le mouvement, initié par les Mennonites et les Quakers, deux minorités issues du protestantisme, s’amplifie aux Etats-Unis et au Canada, se diffuse ensuite en Australie et en Nouvelle-Zélande où il prend appui sur des modes ancestraux de résolution des conflits pratiqués, par exemple, par les Inuits au Canada ou les aborigènes en Océanie. Il touchera plus tard le monde francophone européen, via le Québec qui, comme dans d’autres domaines, fait souvent office de « passeur » entre le monde anglo-américain et la francophonie européenne.
Plusieurs facteurs expliquent l’intérêt suscité par la médiation, de même que par d’autres MARC comme la conciliation ou l’arbitrage dont la médiation se rapproche mais avec lesquels elle ne se confond pas[5]. De manière générale, ces modèles de justice négociée traduisent une forme de désenchantement à l’égard du modèle judiciaire de résolution des conflits, fondé sur une référence verticale à la loi et l’intervention d’un acteur en position d’autorité (le juge). Ce modèle judiciaire est critiqué au nom de son abstraction et de sa déconnection avec la réalité vécue du conflit par les parties. Réduit au rang d’objet passif de justice, le justiciable est dépossédé de son conflit dès que le système judiciaire s’en empare. En outre, la décision rendue au terme du procès contribue, dans un modèle « gagnant-perdant », à accroitre le fossé entre les parties plutôt qu’à pacifier leurs relations.
Si l’efficacité de ce modèle judiciaire est questionnée - il est lent et bureaucratique -, c’est plus fondamentalement sa légitimité qui est mise en cause dans un monde où notre rapport à la norme, à l’autorité et aux institutions s’est considérablement modifié. Pour le dire platement, dans nombre de domaines, le mode de pilotage de l’action publique a changé. Imposer des règles ou des solutions « d’en haut » ne fonctionne plus et le recours à des modes de gouvernance partenariaux, contractuels et consensuels s’est largement déployé. Que ce soit dans le monde scolaire, dans la vie locale ou, de manière plus large, dans l’élaboration des politiques publiques, il est devenu nécessaire d’associer les destinataires à l’élaboration de la règle et d’obtenir leur adhésion à la décision. La justice n’échappe pas à cette inflexion et la médiation ne fait que traduire, dans le champ de la régulation des conflits, un mouvement plus large de démocratie participative qui déplace le fondement de la légitimité de l’État et des institutions (largement mise en causes aujourd’hui) vers l’individu[6].
Le pari de la médiation et la posture du médiateur
À rebours du modèle judiciaire, emblème d’une régulation verticale et autoritaire, la médiation incarne un modèle de justice horizontal, privilégiant la participation des parties et leur « empowerment », terme difficile à traduire qui renvoie à une « prise de pouvoir sur soi » ou à un processus d’autonomisation. Il s’agit de rendre aux parties leur place dans la lecture du conflit et la recherche d’une solution. La médiation traduit l’idéal d’un modèle de régulation qui restitue le conflit à ses protagonistes pour permettre à ceux-ci de chercher par eux-mêmes à trouver une issue négociée. Ce dispositif fait donc le pari de « sujets réflexifs », capables de construire eux-mêmes une solution au litige qui les oppose, dans une perspective revendiquée de pacification. Si elle ne fait pas l’impasse ni sur l’écrit ni sur l’existence d’un cadre, la médiation privilégie le dialogue oral se déroulant dans un processus fluide, mené sous l’égide d’un tiers facilitateur, le médiateur.
Enjeu essentiel, la posture du médiateur est loin d’être aisée. Certes, elle peut être différente en fonction des domaines d’intervention : la médiation en matière commerciale, portant sur des conflits financiers, ne suppose pas nécessairement la même manière d’habiter la position de tiers-médiateur que la médiation familiale, centrée sur des conflits inter-individuels sensibles. Mais, dans ces divers cas, la posture du médiateur repose sur un principe de base : en médiation, la vérité du conflit appartient aux parties. Le médiateur doit faire le deuil de la vérité. Il n’est ni un juge, ni un expert, ni un conseiller. En position basse, équilibriste sur un fil, il est un « passeur », un « facilitateur » ou un « accoucheur », chargé d’aider les parties à trouver elles-mêmes la solution à leur différend.
Cette posture est délicate. Elle suppose que le médiateur, tiers impartial, neutre et indépendant, soit capable d’assumer une position de non-savoir et de non-décision. Sa mission est d’accompagner les parties dans un processus souple, qui peut se dérouler, selon les modèles et les domaines de médiation, de manière plus fluide, suivant le rythme des parties, ou de manière plus structurée quand c’est nécessaire. Mais, en aucun cas, le médiateur, passeur de ponts, ne décide pour autrui.
La médiation, une panacée ?
Comme tout autre modèle de régulation des confits, la médiation n’est pas une solution miracle. Elle rencontre également des limites ou fait l’objet de critiques. Elle suppose, par exemple, que des parties en conflit soient prêtes à entrer dans une démarche de discussion. La médiation est volontaire et ne peut être imposée, ce qu’oublient parfois certains décideurs qui veulent faire de la médiation une étape préalable obligatoire à l’intervention judiciaire. De même, elle suppose des parties susceptibles d’entrer dans le point de vue de l’autre et de se décaler de leur lecture initiale du conflit, ce qui n’est pas toujours le cas dans des situations conflictuelles.
Émergeant d’abord dans le domaine familial, la médiation s’est diffusée ensuite dans d’autres champs. Elle existe également aujourd’hui dans des domaines où le médiateur intervient à l’ombre d’institutions publiques. On pense ici à la médiation pénale, à la médiation locale dans les quartiers, à la médiation scolaire ou hospitalière. Dans ces domaines, où la médiation a été encouragée par les pouvoirs publics, le problème de l’indépendance du médiateur, un des fondements de la médiation, se pose avec plus d’acuité : plus qu’ailleurs, les médiateurs sont susceptibles d’être confrontés à des demandes spécifiques des institutions qui les emploient, mettant en cause leur statut d’indépendance et d’impartialité. Le risque d’instrumentalisation des médiateurs à d’autres fins que la médiation existe et, pour y résister, une solide formation aux principes et à l’éthique de la médiation ainsi que la construction d’une identité professionnelle forte apparaissent nécessaires. De manière générale, la métier de médiateur reste un métier « jeune » qui demande à se développer et à se structurer.
Par Yves Cartuyvels (UCLouvain site Saint-Louis – Bruxelles),
Responsable du Certificat interuniversitaire en Médiation Locale, Scolaire, Pénale et Soins de santé (MLSPSS),
pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
[1] J.F. Six, Le temps des médiateurs, Paris, Seuil, 1990.
[2] G.O. Faure, Le traitement négocié du conflit dans les sociétés traditionnelles, Négociations, 2011, n°15, 71-87.
[3] A. de Wicquefort, L’ambassadeur et ses fonctions, section XI, De la médiation et des Ambassadeurs médiateurs, Lahaye, Veneur, 1682.
[4] J. Faget, Médiations. Les ateliers silencieux de la démocratie, Paris, Erès, 2010, 35-49.
[5] L’arbitrage suppose que deux ou plusieurs parties en conflit confient à un arbitre le soin de décider ou de trancher le conflit. La conciliation est une procédure judiciaire par laquelle un juge (de paix, par exemple) cherche à obtenir un accord entre les parties sur le litige qui les oppose. La force de proposition du conciliateur est plus importante que celle du médiateur.
[6] J. Faget, Médiations. Les ateliers silencieux de la démocratie, Paris, Erès, 2010.