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Billet de blog 27 décembre 2023

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La séduction du discours poutinien

Vladimir Poutine a mis fin à l’insoutenable suspens : il est candidat à sa réélection. En mars 2024, de nombreux citoyens voteront probablement en sa faveur, comme précédemment. Pour mieux cerner les mécanismes d’adhésion au Kremlin, esquissons quelques éléments de réflexion centrés sur l’analyse du discours poutinien, et interrogeons, par ricochet, le positionnement occidental. Par Anne Delizée.

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Un système de croyances rassurant[1]

Les rouages du discours officiel russe constituent un système de croyances extrêmement persuasif, car il permet de se sentir membre d’un groupe dont les normes et les valeurs sont défendues. Il convainc parce qu’il répond à un besoin de repères pour vivre dans un monde rassurant et soutenant. Ces croyances peuvent être résumées par la triade Valeurs traditionnelles, Verticale du pouvoir et Principe de la Nation : Nous, peuple multiethnique et multiconfessionnel de la Fédération de Russie, mus par des valeurs universelles et unis dans la diversité, suivons loyalement notre Président, qui nous conduit d’une main sûre pour le bien de notre Nation[2]. Il s’agit d’une reviviscence de la triade dite d’Ouvarov, à savoir « Orthodoxie, Autocratie, Principe national »[3]. L’adhésion à cette néo-triade poutinienne repose sur la polarisation : l’inclusion dans le groupe, le « Nous » patriote, sécurise car elle permet de se sentir protégé face à « l’Autre ». Cet « Autre » recouvre à la fois ceux que le Kremlin appelle les nazis ukrainiens, l’Occident collectif belliqueux et la cinquième colonne traîtresse dont il faut purifier le pays[4]. La Russie mène un combat de libération pour elle-même et pour les autres pays, contre la dictature mondiale d’un seul État hégémonique ; elle lutte pour la sécurité de son peuple et pour la création d’un monde multipolaire plus juste et plus stable[5]. Le pilier « Valeurs traditionnelles » protège les membres du groupe de la décadence occidentale, tout particulièrement des mariages homosexuels, de la diversité de genre, ainsi que de la pédophilie érigée en norme[6]. La foi orthodoxe en est le socle. Le pilier « Verticale du pouvoir » signifie la reconstruction d’un État fort et centralisé, après l’effritement de la puissance soviétique et le chaos des années eltsiniennes. La notion de verticale de l’exécutif, utilisée par Poutine dès 2000[7], implique que le Président sait ce qu’il convient de faire, comment, et à quel prix[8]. Puisqu’il porte sur ses épaules le lourd fardeau de la protection de son peuple, ce dernier peut se sentir dédouané des conséquences des décisions qui sont prises. Cette énorme responsabilité lui a été confiée d’En-Haut[9]. Le pilier « Principe de la Nation » pose que la Nation est une, et que cette unité nécessite de se rassembler sur ses terres historiques et de protéger ses frères au prix de sa vie[10]. La Grande Russie partage une destinée commune avec la Petite Russie (l’Ukraine) et la Russie Blanche (le Bélarus), et leur population slave est unie au sein du « peuple russe trinitaire »[11]. La Russie suit une voie qui lui est propre, la seule voie juste, inconditionnellement soutenue par l’Église orthodoxe russe. Kirill, le Patriarche de Moscou et de toutes les Russies, a ainsi notamment mis en lien mobilisation et rédemption, déclarant que le sacrifice de celui qui remplit son devoir militaire le lave de tous ses péchés[12].

Une responsabilité occidentale

Ce discours convainc car il est valorisant : le « Nous » est très nettement distingué de « l’Autre », et ce « Nous » lumineux est du côté du Bien et lutte contre le Mal[13]. Il est très souvent balayé d’un revers de main en Occident car tissé, à nos yeux, de mensonges, de révisionnisme historique et d’arguments fallacieux. Cependant, les Occidentaux n’ont-ils pas eux aussi alimenté ce narratif manichéen ? Les États-Unis interventionnistes se permettent de donner des leçons, mais ils ont foulé aux pieds le droit international en Irak en 2003, dit-on souvent en Russie. Puisque la guerre froide a pris fin, l’OTAN aurait dû connaître le même destin que le Pacte de Varsovie et être dissoute, y entend-on en écho. Les « dommages collatéraux » entraînés en 1999 par les bombardements de la Serbie par l’OTAN sur fond de guerre au Kosovo, effectués sans mandat de l’ONU, ont laissé de douloureuses traces dans les mémoires. Les élargissements successifs de l’OTAN et de l’UE à l’Est ont sans nul doute répondu aux aspirations d’États indépendants et souverains, mais ont tout aussi indubitablement contribué à créer l’image d’un « Autre » menaçant s’avançant dans ce que la Russie considère comme son pré carré. Cet « Autre » arrogant, sourd aux appels répétés de ne pas empiéter sur ce que la Russie appelle son « étranger proche »[14], est venu hanter les esprits de la population russe. Et c’est dans ce terreau fertile que s’est profondément enraciné le discours poutinien.

Le discours comme arme de construction mentale massive

La Russie actuelle est polarisée entre turbo-patriotes et contestataires muselés. Entre ces deux confins sociaux, des millions d’indécis[15] sous l’emprise du discours poutinien. La bulle axiologique et informationnelle patiemment construite par Moscou fait vivre et penser dans un monde tout autre que celui qui prévaut en Occident. Produire des actes de communication implique l’expression de modèles mentaux, et comprendre ces actes en implique la construction[16]. Le Kremlin a bien compris ces enjeux discursifs et s’est emparé des mécanismes qui créent un système de croyances pernicieux auquel il est difficile d’échapper. Abstraction faite de la manière dont se dérouleront les élections présidentielles de mars 2024, les résultats du scrutin en montreront probablement la triste puissance.

Face à un modèle mental, les sanctions et les chars sont inopérants. Il n’est possible de lutter qu’à armes égales, c’est-à-dire utiliser la force constitutive du discours pour proposer une autre vision du monde. Que faisons-nous sur ce plan, nous les politiques et citoyens, pour couvrir le chant des sirènes autoritaristes ? Déconstruire discursivement leur éthos, leur image, est insuffisant. Il est également crucial de renforcer le nôtre, c’est-à-dire d’expliciter les valeurs démocratiques qui nous fondent. De ne pas laisser réduire la démocratie à la seule expression d’une majorité électorale, mais donner corps aux vocables dont nous nous réclamons, tels qu’État de droit, libertés fondamentales, solidarité, égalité et contre-pouvoir de la société civile. De les concrétiser dans les discours publics et privés, notamment en instituant plus résolument le débat dans les lieux d’apprentissage et en suscitant la réflexion dans les familles. De ne pas laisser voguer ces termes comme des coquilles vides, mais de nourrir activement les représentations mentales qu’ils reflètent. Les représentations sont en effet constitutives de la réalité et permettent de mieux l’appréhender, et donc, de mieux la défendre. Face à la montée des autoritarismes, ne sommes-nous pas trop en retrait sur ce terrain ?

Anne Delizée, Chargée de cours, Responsable du Service d’étude de l’espace post-soviétique et des mondes slaves, Université de Mons, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Cette analyse s’inscrit dans la théorie du discours idéologique proposée par le linguiste Teun Van Dijk : une idéologie y est définie comme un système de croyances partagé par les membres d’un groupe social et servant ses intérêts. Ce système est basé sur des normes et des valeurs, et est véhiculé dans les textes, les prises de parole, les interactions verbales, etc. La notion de croyance fait référence à toute idée, opinion, conviction, certitude, élément de connaissance. Van Dijk T., 2013, « Ideology and discourse », The Oxford handbook of political ideologies, pp. 175-196.

[2] Poutine V., « Allocution à l’occasion du 8e anniversaire du rattachement de la Crimée à la Russie », site du Kremlin, 18/3/2022.

[3] S. Ouvarov fut ministre de l’Instruction publique sous Nicolas Ier (1825-1855). Sa triade devint le socle de l’impérialisme russe jusqu’en 1917. Cf. Markowicz A., 2022, « Et si l’Ukraine libérait la Russie ? », Éditions du Seuil, pp.31-39.

[4] Poutine V., « Réunion sur les mesures de soutien socioéconomique aux régions », site du Kremlin, 16/3/2022.

[5] Poutine V., « Session plénière du Conseil mondial du peuple russe », site du Kremlin, 28/11/23.

[6] Poutine V., « Discours devant l’Assemblée fédérale », site du Kremlin, 21/2/2023.

[7] Poutine V., Ibid., 8/7/2000.

[8] Poutine V., Ibid., 18/3/2022.

[9] Patriarche Kirill, homélie du 10 décembre 2023, site du Patriarcat de Moscou, 10/12/2023.

[10] Poutine V., Ibid., 18/3/2022.

[11] Poutine V., « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », site du Kremlin, 12/7/2021.

[12] Patriarche Kirill, homélie du 25 septembre 2022, site du Patriarcat de Moscou, 25/9/2022.

[13] Poutine V., « Vœux à l’occasion de la fête de Pâques », site du Kremlin, 24/4/2022.

[14] Notamment en 2007 à la Conférence de Munich sur la sécurité, en 2008 en réaction au sommet de l’OTAN à Bucarest à propos de la future adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie, et en décembre 2021 dans le cadre de la demande russe de mettre un terme aux activités militaires occidentales à ses frontières et de cesser l’élargissement de l’OTAN à l’Est.

[15] Le sondage Khroniki effectué en octobre 2023 fait apparaître des hésitations persistantes chez 70 % de la population. https://www.chronicles.report/chapter11

[16] Van Dijk T., Ibid.

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