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Billet de blog 30 avril 2024

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Le dangereux précédent de la rationalisation de l'oncologie pédiatrique

La logique qui guide la décision du ministre fédéral de la Santé de limiter la pratique de l’hémato-oncologie pédiatrique à trois centres fragilise la médecine hospitalo-universitaire francophone. Il est urgent que les partis politiques francophones prennent conscience des enjeux communautaires de cette réforme, notamment en matière de développement territorial. Par David Aubin

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La décision prise en Conseil des ministres belge le vendredi 22 mars sonne l’alarme. Elle porte sur le choix de ne maintenir que trois centres de référence pour l'oncologie pédiatrique, deux en Flandre et un seul pour Bruxelles et la Wallonie, tout en laissant les entités fédérées désigner les hôpitaux retenus[1]. Cette apparente volonté de rationaliser l'offre médicale tertiaire menace de mettre à terre les hôpitaux universitaires francophones et de détourner vers la Flandre tant les compétences que l'argent de l’assurance maladie. Si la concentration des patients améliore leur prise en charge, le maintien d'un seul centre par (sous-)spécialité pour les Francophones risque d’enclencher une dynamique destructrice.

Vers un match ULB/UCLouvain ?

Aujourd'hui, la décision porte sur une sous-spécialité pédiatrique. Demain, c'est la réorganisation complète de la médecine hospitalo-universitaire qui suivra cette logique. Pour l'oncologie pédiatrique, Gand et Louvain se maintiendront probablement tandis que les Francophones devront vraisemblablement trancher entre l’Hôpital universitaire de Bruxelles (ULB) et les Cliniques universitaires Saint-Luc (UCLouvain) [2]. Qu'en sera-t-il demain, par exemple, pour la chirurgie cardiaque pédiatrique ? Encore Gand et Louvain, puis un autre match ULB/UCLouvain ? Les Francophones ont tout à perdre à ce jeu. D'une part, les ministres francophones du gouvernement fédéral valident une clé de répartition des soins hospitalo-universitaires de 67/33, un ratio encore pire à avaler que la clé 60/40 habituellement retenue (par ex. le numérus clausus en médecine). Dans sa décision, le ministre relève le seuil d’admission de 50 à 100 patients par an, alors qu’aujourd’hui 250 enfants sont soignés en Flandre et 180 en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) (soit un ratio de 58/42). D'autre part, ils posent les conditions d'une lutte tragique entre les deux plus grands hôpitaux universitaires francophones.

Le ministre Vandenbroucke (Vooruit) s'appuie sur un modèle de réformeappliqué aux Pays-Bas. La rationalisation de la chirurgie cardiaque pédiatrique y a provoqué une crise politique. En guise de décision rationnelle, c'est un grand marchandage qui s'est opéré. Des cinq centres universitaires, il ne devait en rester que deux. Au départ, le gouvernement voulait conserver les deux centres les plus actifs. Seulement, Leiden et Rotterdam n'étant distant que de quarante kilomètres, c'est une toute autre liste qui a été arrêtée. Le ministre de la Santé Kuipers, par ailleurs ancien directeur de l'Erasmus MC de Rotterdam, a retenu celui-ci et Utrecht. Utrecht permettait de servir l'est du pays, mais il s’était déjà vu attribuer la totalité de l'oncologie pédiatrique. Groningen, excentrée, a activé ses soutiens politiques pour garder la chirurgie cardiaque pédiatrique. Finalement, Utrecht a dû céder la place à Groningen. Entretemps, le ministre Kuipers a été soupçonné de faute de procédure par la justice et le dossier gelé dans l'attente de la formation d'un nouveau gouvernement[3]. Dans ce modèle, les critères sont en réalité des outils de rationalisation ex post des arrangements politiques.

Il ne faut pas non plus négliger la casse sociale d'une telle réforme. Où vont travailler les oncologues pédiatriques des centres appelés à fermer ? Nous parlons de médecins et d'infirmiers qui se sont spécialisés au plus haut niveau. Il est malhonnête de prétendre que le seul centre agréé reprendra le personnel, alors qu'il dispose déjà de ses propres équipes. Dans les facultés de médecine, les étudiants ne disposeront plus non plus d'un centre de connaissances pour se tourner vers ces (sous-)spécialités. Un appauvrissement des compétences et une casse sociale sont inévitables, ce qui est moins vrai pour la communauté flamande qui conservera ses deux grands centres.

La concurrence garantit l’émulation

La concurrence fait partie du modèle universitaire belge. La FWB dispose de trois grandes universités qui développent, dans une logique mixte de coopération et de compétition, leurs activités en faisant leurs propres choix stratégiques. Ce modèle équilibré évite précisément d’accorder le monopole d’une discipline à une seule université et garantit l’émulation. Il évite que les médecins en formation ne rencontrent qu'une seule façon de faire et ne remettent plus en question les pratiques en place (« On a toujours fait comme ça ! »), à moins d'aller se former à l'étranger (ou en Flandre !).

L'offre universitaire francophone comporte également une dimension territoriale qui participe au redressement économique de la Wallonie. Tout d'abord, la Wallonie est plus vaste et moins densément peuplée que la Flandre. À chaque décision d'un ministre de la Santé fédéral se pose la question de l'accès aux soins, notamment dans la province du Luxembourg. Ces petits patients vont-ils devoir se déplacer à Bruxelles pour disposer de soins tertiaires ? Ou bien se faire soigner à Leuven, dans une langue qu’ils ne comprennent pas, comme c’est déjà le cas pour une fraction d’entre eux ? Il est indispensable de maintenir et développer une offre hospitalo-universitaire francophone de qualité sur tout le territoire de la FWB. Bien entendu, chaque centre n'a pas vocation à prendre en charge les cas oncologiques les plus complexes, mais la systématisation d'un seul centre pour chaque sous-spécialité rendrait ce déploiement impossible, même en réseau.

Il est inutile que les Francophones s'engagent dans cette impasse. Des alternatives existent pour à la fois améliorer la qualité de l'offre médicale tertiaire et éviter le démantèlement du système hospitalo-universitaire francophone. Le plus simple est de réduire le ratio afin de garantir au moins deux centres Francophones. Une autre logique serait de consolider les réseaux de médecins-cliniciens afin qu'ils s'échangent l'information sur les meilleures pratiques de prise en charge et éventuellement transfèrent plus systématiquement les patients d'un centre à l'autre en fonction des noyaux de compétences (par ex. pour des leucémies rares). Ce dispositif maintiendrait l'autonomie et la concurrence entre les centres hospitaliers universitaires, tout en garantissant la qualité des soins pour le patient. Alternativement, un centre de référence communautaire pourrait être créé par sous-spécialité qui développerait et diffuserait les meilleures connaissances au service de tous les hôpitaux tertiaires, lesquels maintiendraient une prise en charge des patients. Ces différentes pistes s'inspirent de pratiques déjà répandues entre les médecins universitaires.

La clé de répartition de deux centres flamands et un centre francophone est potentiellement dévastatrice pour la médecine universitaire francophone. Non seulement, cette grossière rationalisation des soins tertiaires dissimule mal ses relents communautaires, mais elle est aussi le catalyseur d'une lutte délétère entre les deux grands centres universitaires francophones. Cette fausse bonne idée risque d'abolir la coopération entre les centres et d'affaiblir l'offre de soins aux patients bruxellois et wallons. Il est encore temps de s'opposer au démantèlement de la médecine universitaire francophone.

David Aubin, professeur de sciences politiques à l’UCLouvain, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Vandenbroucke, F., « De meilleurs soins aux jeunes patients atteints d’un cancer grâce à une concentration de l’expertise et des ressources », Communiqué de presse, 25 Mars 2024. Arrêté royal du 22 mars portant réforme de l’arrêté royal du 2 avril 2014 fixant les normes auxquelles le programme de soins spécialisé en hémato-oncologie pédiatrique et le programme de soins satellite en hémato-oncologie pédiatrique doivent répondre pour être agréés (M.B. du 18/04/2014).

[2] Soir, Le, « Plus que trois hôpitaux de référence pour les cancers des enfants en 2027 », 25 mars 2023.

[3] NOS Niews, « ‘Rechter zet streep door plan voor sluiting twee locaties kinderhartchirurgie », 11 janvier 2024, cf. https://nos.nl/artikel/2504508-rechter-zet-streep-door-plan-voor-sluiting-twee-locaties-kinderhartchirurgie

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