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Billet de blog 30 mai 2023

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État fédéral ou État libéral ? Quand fédéralisme rime avec dirigisme

Cette chronique est la première d’une série de trois, qui dressent un état des lieux de l’université en Belgique francophone aujourd’hui. Le premier épisode s’intéresse à l’ingérence croissante des autorités politiques dans l’organisation des études. Par Pieter Lagrou

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Après des siècles d’ingérence par des impératrices, empereurs, reines et rois espagnols, autrichiens, français et néerlandais, la constitution belge de 1830 consacrait l’indépendance du pouvoir judiciaire et la liberté d’enseignement. En 1830 catholiques et libéraux s’unissent pour garantir le libre choix de l’école, quel que soit le pouvoir organisateur – église, État, ville ou province – et quel que soit la langue d’enseignement. Les lois linguistiques de 1932 portent un coup fatal à l’État de 1830, en supprimant le droit constitutionnel du chef de famille de choisir la langue de l’école de ses enfants. Dorénavant, l’école devient le principal outil pour imposer le monolinguisme dans les deux régions du pays. En 1988, avec la troisième réforme de l’État, les Communautés acquièrent la compétence exclusive de l’organisation de l’enseignement et elles comptent bien s’en servir pour une palette toujours plus large d’objectifs.

L’école comme panacée

L’école est considérée à la fois comme la source de et le remède à tous les maux que tentent de combattre les gouvernements de nos entités fédérées : le chômage, les inégalités sociales, le racisme, l’obésité, les maladies sexuellement transmissibles et le manque de discipline dans le tri des ordures ménagères. Nos universités en Fédération Wallonie Bruxelles (FWB) en particulier ne souffrent pas seulement d’un sous-financement chronique et d’une explosion du nombre d’étudiants mais aussi, voire peut-être surtout, d’une inflation d’attentes et de règlements qui leur sont imposés. À tel point que le pouvoir judiciaire, pierre angulaire de l’État libéral, a été obligé de rappeler les entités fédérées à l’ordre. En octobre 2018, le Conseil d’État a rendu un avis sévère sur le projet de décret sur la formation initiale des enseignants de la FWB estimant que celui-ci portait atteinte à la liberté d’enseignement et à la liberté d’association.[1] « L’avant-projet contient de nombreuses dispositions qui, ayant une portée purement descriptive ou se bornant à assigner des objectifs ou des missions aux établissements d’enseignement supérieur, ne présentent pas de portée normative tout à fait claire. […] Des exigences de sécurité juridique s’opposent à ce que le subventionnement des établissements d’enseignement supérieur concernés soit subordonné au respect de telles dispositions. » Le Conseil d’État a estimé que le projet porte atteinte à la liberté d’enseignement, car « les limitations concrètes [qu’il] apporte à cette liberté ne sont pas adéquates ou sont disproportionnées à l’objectif poursuivi. » Pour la mise en œuvre, les universités et les hautes écoles sont contraintes à mettre en place un système de co-diplômation qui leur impose de sous-traiter un tiers des enseignements dispensés à l’institution co-diplômante. Le Conseil d’État rappelle que « la liberté d’association reconnue par l’article 27 de la Constitution implique, entre autres, le droit de ne pas s’associer. » Rien que ça ! En décembre 2021, le parlement de la FWB a choisi d’ignorer cet avis en approuvant une version à peine retouchée à l’unanimité des voix (moins le PTB).

En juin 2022, ce fut au tour de la Cour Constitutionnelle d’invalider le référentiel des compétences pour l’enseignement secondaire de la Région flamande estimant que là aussi la Constitution n’était pas respectée car les textes « comportent à tout le moins une restriction disproportionnée de la liberté d’enseignement ».[2] Sur ce point la Flandre et la FWB sont parfaitement d’accord : il est temps de tourner la page de l’État unitaire et libéral pour mettre en œuvre une politique fédéralisée et illibérale. Dans les parlements, les gouvernements et les cabinets ministériels des deux entités fédérées règne une méfiance marquée envers les enseignants, surtout universitaires, et une volonté affichée de les mettre au pas.  

La bureaucratisation galopante de l’enseignement

Mais sans doute ont-ils leurs raisons, nos gouvernants, de vouloir réformer nos écoles et surtout nos universités, bastions réputés de conservatisme institutionnel et otages des réflexes corporatistes de leurs enseignants ? Un regard externe et expert ne peut que leur faire du bien et servir l’intérêt commun, à commencer par celui de leurs élèves et étudiants ? Parlons-en donc, de l’expertise. Les grandes initiatives législatives de ces dernières années se distinguent par le contraste frappant entre l’effet d’annonce et les effets produits sur le terrain. Prenons le décret sur la formation des enseignants, qui se fixe deux objectifs majeurs : renforcer la maîtrise de la langue française par les enseignants et renforcer l’attractivité du métier. Au bout de plus d’une décennie de discussions sur le dispositif visant ce premier objectif, les experts de l’Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur (ARES) viennent de rendre leur avis.[3] Faute de financement, ce grand chantier, perle sur la couronne du Pacte d’Excellence, prendra la forme… d’un test de Questions à Choix Multiple (QCM). Un QCM pour garantir la maîtrise de la langue, donc. Cela en dit long sur l’expertise pédagogique rassemblée au sein de l’ARES. Dire que la montagne a accouché d’une souris serait exagéré. Disons plutôt d’une fourmi. Quant au renforcement de l’attractivité du métier, le décret impose le passage de 3 à 4 années d’études pour les enseignants de la maternelle au secondaire inférieur, sans aucune modification de salaire. La réforme entre en vigueur à la rentrée prochaine, mais les inscriptions dans les Hautes Écoles pédagogiques sont déjà en chute libre. Le décret paysage de 2013, autrement connu comme décret Marcourt, était censé réduire le taux d’échec dans nos universités. Dix ans après sa mise en œuvre, on mesure à quel point il a fait exploser le taux d’échec, produit un allongement des études, augmenté le nombre d’étudiants qui quittent l’université au bout de plusieurs années sans aucun diplôme et généralement plongé une génération d’étudiants dans la précarité. Nous y reviendrons dans deux chroniques ultérieures.

Les experts ne comptent pas

Le « on » dans « on mesure » fait exclusivement référence aux acteurs de terrain, les enseignants qui constatent tous les jours les dégâts du décret, celui-là même qui a aussi créé l’ARES. L’ARES, elle, ne mesure rien du tout, car les statistiques les plus récentes disponibles sur son site concernent l’année 2013-2014. Voici donc une Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur qui se contente de mentionner dix ans après sa création que « la collecte de données est un projet en cours ». L’ARES est unique au monde dans sa combinaison d’autoritarisme réglementaire, ferveur doctrinaire et ignorance des réalités du terrain. En septembre 2022, par exemple, son Conseil d’Administration affirmait : « L’ARES souhaite mettre en évidence l’unicité du métier d’enseignant. De cette manière, peu importe le public auquel l’enseignant ou l’enseignante s’adressera, celui-ci aura été formé à l’exercice d’un seul et même métier et ce, peu importe l’établissement dans lequel il ou elle aura été formé. »[4] De la maternelle à l’université, de l’éducation physique à la grammaire anglaise, une seule recette, celle de l’ARES. L’institution ne manque certes pas d’aplomb. Ni de budgets, d’ailleurs. Ce ne sont pas moins de 40 millions d’euros par an que gère l’ARES, dont 10 millions de frais de personnel et de fonctionnement. L’obligation faite aux universités de se mettre en conformité avec les ukazes qu’elle produit en coûte au moins autant. Supprimer l’ARES libèrerait les universités de contraintes bureaucratiques absurdes et leur permettrait de s’occuper des besoins de leurs étudiants en connaissance de cause.  Chaque euro qui ne va plus à l’ARES, c’est au moins deux euros de refinancement de l’enseignement supérieur.

Tant qu’on y est, dans la culture administrative des boîtes de conseil et de l’évaluation permanente, parlons de l’AEQES, Agence pour l’Évaluation de la Qualité de l’Enseignement Supérieur. L’AEQES organise tous les six ans la visite d’une délégation de collègues internationaux sur tous nos campus pour une « évaluation transversale » de chaque programme d’enseignement. Rédiger le rapport préparatoire demande plusieurs semaines de travail à temps plein pour les enseignants et le personnel administratif concernés. Le résultat, toutes institutions et disciplines confondues, est connu d’avance. La sympathique collègue québécoise et le gentil monsieur suisse finissent par nous annoncer qu’ils n’en reviennent pas comment on se débrouille en FWB pour faire face avec d’aussi faibles moyens à d’aussi grandes cohortes d’étudiants. L’AEQES fait l’unanimité : elle ne sert à rien. Budget annuel : plus d’un million d’euros ; coûts indirects : deux à trois fois son budget.

La réforme facile qui rapporte gros

La culture bureaucratique de surveillance et d’ingérence qui caractérise la gestion de l’enseignement par les entités fédérées porte atteinte à la liberté d’enseignement, elle tend à supprimer toute autonomie des universités et écoles, mais surtout, elle est basée sur une incompétence stupéfiante, exclusivement intéressée par la multiplication d’effets d’annonce, au mépris des effets que ses avalanches décrétales peuvent bien produire sur le terrain et forcément bien après la prochaine échéance électorale. Il est aujourd’hui urgent de rendre l’autonomie aux écoles et aux universités et de supprimer l’ARES et l’AEQES. La clef du refinancement de l’enseignement est là : il suffit d’un trait de plume. Avis aux rédacteurs des programmes électoraux pour juin 2024 : il n’aura jamais été aussi facile de promettre un monde meilleur à moindre frais.

Pieter Lagrou, Université Libre de Bruxelles,

pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Conseil d’Etat. Commentaire sur le projet de décret définissant la formation initiale des enseignants. Parlement de la Communauté française, 12 octobre 2018, 690 (2018-2019) – N°1, p. 136. Voir aussi https://www.lesoir.be/481599/article/2022-12-10/carta-academica-sur-la-formation-initiale-des-enseignants-chronique-dun-naufrage et « Université et Formation : la fuite en avant. »  Politique. Revue belge d’analyse et de débat, Vol. 107, février 2019, p. 102-125.

[2] Cour Constitutionnelle. Arrêt n° 82/2022 du 16 juin 2022.

[3] Avis de l’ARES. N° 2022-10 du 24 mai 2022. Épreuve liminaire portant sur la maîtrise approfondie de la langue française en qualité d’émetteur et de récepteur en contexte professionnel (réforme de la formation initiale des enseignants) Consultable sur https://www.ares-ac.be/fr/a-propos/instances/conseil-d-administration/avis#2022

[4] ARES. Relevé des Principales Décisions. Conseil d’Administration 28 septembre 2022. Consultable sur https://www.ares-ac.be/fr/a-propos/instances/conseil-d-administration/decisions.

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