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Billet de blog 1 mai 2020

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Du point de vue du virus

Face à l'insatisfaction croissante que j'éprouve à lire des articles sur l'épidémie actuelle, j'ai décidé de changer de point de vue et de voir ce que ça donne vu du côté du virus : une oeuvre de Bert Theis m'y a aidé.

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Du point de vue du virus

Enrico Lunghi

Je ne suis pas expert, mais comme toute personne concernée, je me pose des questions. Et j’éprouve une insatisfaction croissante à lire les articles et les commentaires sur les mesures qui sont prises pour freiner l’épidémie actuelle, surtout lorsqu’ils mettent en jeu notre relation à la nature. Je n’arrive pas à croire un seul instant que cette crise modifiera d’un iota notre comportement prédateur qui a déjà, à l’échelle de notre espèce, considérablement réduit la biodiversité et conduit au réchauffement de la planète. Aussi, suis-je persuadé que nous remettrons bientôt toute notre énergie et tout notre savoir-faire à poursuivre dans cette voie néfaste, et je n’ai d’ailleurs entendu aucun homme ou femme politique au pouvoir – cette caste de marionnettes, aujourd’hui toutes peintes en vert, au service du système productiviste – promettre autre chose.

Je suis tout autant consterné lorsque certains voient dans le COVID-19 une revanche que prendrait la nature pour réguler nos agissements irresponsables, ou pour nous avertir, voire pour nous punir. Comme si la nature se souciait de nous, ou de quoi que ce soit. Nous avons du mal à admettre que, sauf à nos yeux, nous comptons pour rien, sur Terre comme au ciel.

Mes compétences se situant dans le domaine de l’art contemporain, je me suis demandé quelles réflexions je pourrais en tirer. Pas pour modifier quoi que ce soit (jamais l’art ne servira à transformer le monde), mais juste pour changer de perspective : c’est ce que l’art du 20ème siècle m’a appris de mieux.

« Du point de vue du tableau (Sélavy à Knokke) » est une photographie faite par Bert Theis (1952-2016) en 1993. Elle montre un vieil homme endormi sur un canapé dans une salle d’un musée à Knokke (B). On comprend, en lisant le titre, que l’artiste s’est placé devant le tableau que contemplait le visiteur avant de sombrer dans un profond sommeil. L’ironie du cliché ouvre sur un abîme de questionnements dans la pure tradition duchampienne : « que voyons-nous d’autre que nous-mêmes en regardant de l’art ? », « l’art est-il plus intéressant que la vie ? », « si l’art nous regardait, ne nous trouverait-il pas risibles ? »... (à chacun de poursuivre selon son désir et son humeur).

Illustration 1

Photo : berttheis.com

Voici ce que cela donne appliqué à la situation actuelle : un virus longtemps confiné dans le corps des chauves-souris - et probablement dans quelques autres espèces animales, dont le pangolin - a la chance, grâce aux commerces plus ou moins illégaux des humains (la question de la légalité n’existe que du point de vue de ces derniers) et de leurs appétits sans fin (ici les multiples allusions et les jeux de mots sont à la portée de tous) parvient à s’adapter et à migrer pour élargir ses horizons.

Je sais bien que pour les virus, on ne dit pas s’adapter mais muter. S’adapter, c’est pour les êtres humains intelligents et opportunistes qui savent innover et pour ceux, plus altruistes (et donc tarés), qui ont le choix entre subir les innovations des premiers ou crever. Chez les humains, l’adaptation est une question de pouvoir : moins on en a, plus on doit s’adapter. Dans la nature, elle est uniquement une question de chance. SARS-Cov-2 est donc un virus qui a de la chance.

En revanche, migrer est le mot juste, puisqu’on dit bien qu’un virus migre d’un organisme à un autre. Les humains aussi migrent beaucoup, et ils le font d’ailleurs de plus en plus (ce qui réduit la biodiversité et réchauffe la planète d’autant). Mais chez eux, c’est là encore une question de pouvoir. Lorsqu’ils sont riches, ils voyagent (pour loisirs ou affaires), ou s’installent à l’étranger, et lorsqu’ils sont pauvres ou poursuivis, ils migrent. Le mot migrer utilisé (comme on utilise un outil) pour le virus n’est donc pas innocent. Ce n’est pas un hasard si beaucoup se méfient ou ont peur des migrants : ils les assimilent à des virus, tout simplement parce qu’ils en ont le pouvoir (même si c’est un petit pouvoir, comme celui de l’autochtone pauvre et soumis, qui au lieu d’attaquer son puissant oppresseur/manipulateur préfère s’en prendre à quelqu’un de plus faible que lui). Dans la nature, les migrations n’ont rien à voir avec le pouvoir, ce sont juste des tentatives aveugles dont la grande majorité échoue, comme les semences des arbres portées par le vent. La migration du SARS-Cov-2 est une tentative qui a abouti.

J’en conclus que ce virus n’est pas méchant. Il a juste doublement de la chance. Ce n’est pas aussi évident qu’il y paraît. S’il s’était adapté, disons, au serpent à sonnettes, il aurait certes pu profiter d’une formation musicale inédite, mais sa migration aurait été peu spectaculaire (du point de vue des humains). Remarquez : il se peut qu’il l’ait fait (lui ou un autre virus), mais personne ne parle des serpents à sonnettes. Or, migrer chez les humains, c’est autre chose : puisqu’ils sont partout et qu’ils n’arrêtent pas de bouger, SARS-Cov-2 a, grâce à eux, fait le tour du monde, rapidement et gratuitement. Et tous les médias en parlent !

Lorsqu’une activité humaine réussit un tel exploit, on applaudit. Les ordinateurs et les smartphones sont dans les mains des gens du monde entier ? Bravo les GAFAM ! Les compagnies aériennes proposent des vols à bon marché vers les îles les plus reculées du Pacifique ? Bravo tous les « R » (je n’ai pas envie de donner des noms) ! Les avocats d’affaires aident les milliardaires à frauder le fisc et à placer l’argent volé dans des paradis fiscaux, même les plus exotiques ? Bravo les Big Four (il y en a sûrement plus que quatre, et de toutes les tailles qui plus est) !  

Bien sûr, il se trouve aussi des gens (généralement, ils sont placés dans la case gauchiste, c’est pratique, même si cela ne veut rien dire) qui disent que les Big Four, les compagnies aériennes ou les GAFAM sont des méchants. Ce n’est pas tout à fait idiot. Il est vrai que ces méchants contribuent largement à creuser le fossé entre riches et pauvres, à polluer la planète et à contrôler les individus, toutes choses qui, comme une pandémie, peuvent affecter chacun sur cette terre. Mais qui, elles, ne sont pas le résultat d’un heureux hasard, elles sont voulues, construites et mises en application par ceux qui ont (ou s’accaparent) le pouvoir de le faire.

Si j’étais le SARS-Cov-2, je serais fier de moi. J’aurais tout réussi. J’ai innové, je me suis déconfiné en m’adaptant à l’organisme très sophistiqué de huit milliards d’humains, j’ai migré en utilisant leurs convoitises et je suis devenu célèbre en un rien de temps (mieux qu’Andy Warhol !). De quoi rendre jaloux n’importe quelle multinationale.

Seulement, un virus n’a pas de cerveau ni de fierté. Sapiens a bien les deux mais il se sert mal du premier et place l’autre au mauvais endroit. Il ne digère pas le fait que c’est lui qui a préparé le terrain et ouvert la voie au déploiement inédit d’un virus a qui il a offert une chance énorme. En plus, il a la prétention imbécile de lui faire la guerre alors qu’il ne fait (et ne refera) que préparer le terrain aux prochains virus chanceux, parce qu’il ne renoncera à rien de ce qui a permis la percée de celui qui le préoccupe pour l’instant.

Mais tout cela n’importe pas à la nature. Le virus ou les humains, ce n’est pas son problème. C’est uniquement notre problème, car nous sommes les seuls êtres vivants capables de comprendre qu’il y a un problème. La biodiversité continuera à baisser, la température à monter, et nous, les humains, vivrons de plus en plus dans un monde hostile, pas par trop de nature, mais par trop peu de nature. Nous serons obligés de nous confiner toujours davantage, d’une manière ou d’une autre (les riches plus tard que les pauvres, mais ils n’y échapperont pas). Un jour (si nous arrivons jusque là), nous finirons dans une cage que nous aurons fabriquée dans un geste de protection ultime et désespéré contre une disparition inéluctable que nous n’aurons fait qu’accélérer.

C’est bête. Nous aussi, comme SARS Cov-2, nous avons eu de la chance. Au cours du temps, les migrations successives (y compris de nombreux virus !) nous ont donné un cerveau grâce auquel nous pouvons élargir notre horizon jusqu’à l’infini, par l’art et la poésie. Mais nous l’utilisons pour saccager et tout ramener à nous, jusqu’à réduire le monde au point qu’ils (le monde et notre cerveau) finiront par tourner à vide.

Ce ne sera pas de la faute d’un virus, ce sera parce que nous gaspillons notre chance, comme nous gaspillons tout le reste.

Luxembourg, 30 avril 2020

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