I.
Les arts et la culture n’ont pas été une cible privilégiée des politiques de restrictions en période de Covid-19. Si cela avait été le cas, c’eut été, dans un certain sens, une bonne nouvelle : la preuve que la culture constituerait un enjeu majeur de nos sociétés. Mais fermer les théâtres et les musées comme ont été fermés les restaurants, les bars et les petits commerces revient à tous les assigner à la place qu’ils occupent réellement : celle d’un secteur secondaire et fragmenté de l’économie, dont le poids politique est considérablement moindre que celui de l’industrie productiviste, agro-alimentaire et pharmaceutique ainsi que, évidemment, celui de la finance.
Pour réaliser concrètement l’écart qui sépare les préoccupations d’une bonne partie de la population et les priorités d’un gouvernement, il suffit, pour commencer, de regarder la composition de ce dernier. Si l’on se souvient, par exemple, que les ouvriers forment un bon tiers de la population et qu’il n’y a personne issu de leurs rangs parmi les ministres ou les secrétaires d’Etat, on comprend leur invisibilité sur l’échiquier politique, comparable à celle des esclaves dans l’Antiquité. Ce qui me frappe également, c’est que les hommes ou les femmes politiques qui prétendent défendre les intérêts des petites gens contre les intérêts dominants, se situent presque toujours du côté de l’extrême-droite et des populistes. Et lorsque l’un d’eux parvient au pouvoir (je pense à Orban en Hongrie, à Trump aux Etats-Unis, etc.), les petites gens qui ont voté pour lui se sentent enfin exister (au point d’aller assaillir le Capitole pour sauver leur idole, par exemple), sans se rendre compte qu’ils se font doublement avoir : leur favori n’est pas des leurs d’une part (je ne crois pas qu’il y avait un milliardaire parmi la foule déchaînée à Washington le 6 janvier 2021…), de l’autre il ne fera jamais rien de concret en leur faveur, pour la simple raison que le pouvoir politique n’est qu’une façade (ou une interface, pour utiliser le langage informatique), permettant aux groupes industriels et financiers d’imposer leurs intérêts dans l’ombre. Son véritable rôle est de préserver, autant que possible, le statu quo.
II.
Il me semble que l’une des nombreuses contradictions que vit le monde culturel (dans un sens large, je sais bien qu’il y a des exceptions), est de se reconnaître symboliquement dans les politiques de gauche alors qu’il n’a cessé, depuis des décennies, de suivre la même pente que les classes moyennes en voie de paupérisation qui constituent, aujourd’hui, le terreau privilégié des droites extrêmes et des populistes. Comme elles, les artistes et les métiers culturels que l’on peut leur associer ont vu la valeur de leurs diplômes s’étioler – à la fois à cause du nombre croissant de jeunes qui chaque année sont déversés « sur le marché » et en raison de la dégradation des conditions matérielles de l’enseignement public en général. À vrai dire, fort peu nombreux sont ceux qui vivent agréablement de leur démarche artistique. La longue lutte pour augmenter la professionnalisation des métiers artistiques s’est en réalité soldée par une dépendance accrue par rapport à la pression commerciale et par un formatage nivelant par le bas les chances d’un épanouissement personnel. Dans le monde néolibéral, les artistes et les acteurs culturels sont devenus, pour une bonne part d’entre eux, de simples prestataires de service condamnés à nourrir plus ou moins servilement l’industrie culturelle et celle du spectacle – qui elles-mêmes sont des industries parmi d’autres.
III.
Je trouve stupide que les musées et les théâtres aient été obligés de fermer en raison de la pandémie alors qu’ils ont tôt pris des mesures sanitaires raisonnables et qu’ils ont fait énormément d’efforts pour assurer les représentations et les expositions, tout en garantissant une distance physique entre les spectateurs ou les visiteurs. Pour beaucoup d’artistes, d’acteurs, de danseurs et de musiciens, c’est une traversée du désert qui en laissera beaucoup sur le carreau (ou enfouis dans le sable, pour s’accorder à l’image…), et c’est une grande déception pour les équipes de ces lieux : l’accueil du public et la joie des artistes accomplissant leurs rêves constituent l’essentiel de leur satisfaction professionnelle et leur véritable raison d’être. La fermeture est d’autant plus injuste que rien ne permet de prouver que les lieux culturels aient été des foyers de transmission du virus. À la rigueur, il aurait fallu faire la part des choses entre les mégastructures pouvant accueillir des milliers de personnes en même temps (les très grandes salles de spectacle et les musées-événements, par exemple), et l’écrasante majorité des musées et des petites scènes qui ne concentrent pas les foules.
Le manque de discernement dans la gestion politique de cette pandémie est pour moi le signe même de la dérive à la fois autoritaire et binaire de notre société, dans le sens où, par l’intermédiaire des grands médias qui sont, presque sans exception, détenus par des milliardaires et des groupes industriels, la doctrine officielle taxe toute remise en cause du discours officiel de complotisme[1], et impose une pensée unique appauvrissante fonctionnant sur le principe informatique qui ne laisse aucune nuance entre le 0 et le 1. Cela me rappelle le « il n’y a pas d’alternative » attribué à Margaret Tatcher pour clore le débat et rabattre le caquet à tout contestataire, ou le « soit on est avec moi (l’Amérique) soit on est contre moi » de Bush Junior lorsqu’il lança l’indécente guerre contre l’Irak en 2003 sous le faux prétexte des armes de destructions massives qu’aurait détenu Saddam Hussein. Du point de vue intellectuel, c’est d’une indigence humiliante et du point de vue sociétal, d’un aveuglement désastreux.
IV.
Les restaurants et les cafés, tout comme les petits commerces, ont fourni des efforts similaires aux musées et aux théâtres et n’ont guère été mieux traités. Cela montre, à mon sens, que ces décisions ont été prises bien davantage par l’ineptie et par l’incapacité de nos gouvernants à faire face à une véritable crise que par désamour pour la culture : en réalité, nos décideurs ne parviennent à gouverner que lorsque tout va à peu près bien et que les caisses sont pleines, c’est-à-dire lorsqu’ils peuvent gérer les affaires courantes dans de bonnes conditions. D’où le drame tragi-comique (s’il avait été pensé comme pièce de théâtre, c’aurait pu être un exploit de réunir ainsi trois genres majeurs…), auquel nous assistons depuis près d’un an : récoltant les fruits pourris des politiques néolibérales des dernières décennies, les dirigeants, avisés par des experts eux aussi formés sous le même climat idéologique (ne l’oublions pas), imposent des restrictions drastiques alors que, même dans les pays où l’on a testé massivement, le pourcentage de personnes contaminées simultanément n’a jamais atteint le 2 % de population (dont la moitié au moins étaient asymptomatiques et seul un petit nombre s’est retrouvé dans un état critique ou létal).[2] C’est un peu comme si on avait la version sanitaire de la problématique socio-politique soulevée par le mouvement Occupy Wall Street qui avait adopté comme slogan We are the 99% : seulement, il semble bien que les gens craignent davantage un risque potentiel de maladie que de sombrer (quasi certainement) dans la pauvreté...
V.
L’incohérence – et parfois l’absurdité - des mesures officiellement prises pour combattre la pandémie s’expliquent si l’on considère que les politiques agissent essentiellement pour éviter d’être sanctionnés lors des prochaines élections. Il convient de se débarrasser de l’idée qu’une fois au pouvoir, les hommes et les femmes politiques cherchent le bien-être de la grande majorité des populations. En réalité, ils défendent toujours, plus ou moins ouvertement et je crois parfois même sans se l’avouer, le système dont leur parti politique fait intégralement partie et grâce auquel ils sont parvenus au pouvoir (pouvoir de façade, j’insiste, car en réalité ses détenteurs sont les marionnettes consentantes des intérêts industriels et financiers qui eux ont très peu à voir avec le résultat électoral), tout en utilisant les rouages des institutions publiques pour assurer leur publicité de sorte à faire croire qu’ils œuvrent pour le bien-être général. Et rien de mieux que de surfer sur l’émotion, la peur, la confusion et la fausse sollicitude pour entretenir l’illusion de bonne gestion et de la sécurité tout en désarmant les critiques et en divisant les oppositions.
C’est le prix que nous payons pour entretenir le mirage démocratique depuis, en gros, la fin de la première guerre mondiale, et ce n’est même pas un secret (pour une bonne introduction au sujet, voir l’émission sur Edward Barnays "Comment manipuler l'opinion").[3] Il en a toujours été ainsi, mais d’antan cela se faisait en amateurs, pour ainsi dire : on a d’abord brandi l’ire des dieux pour que les peuples obéissent, puis on s’est servi de la peur de l’enfer et, de tous temps, on a construit des ennemis extérieurs pour détourner l’attention des populations afin de concentrer et d’accroître le pouvoir sur elles. Plus tard, on est même parvenu à convaincre des dizaines de millions de gens qu’il valait la peine de mourir pour la liberté de la nation-patrie, tandis que les décideurs et les fabricants de canons fêtaient bien loin du front. Cependant, à partir de l’ère industrielle, on a commencé à s’y prendre de manière plus subtile et, depuis un bon siècle maintenant, on fait appel à des professionnels, voire des scientifiques, pour manipuler l’opinion. On n’imagine pas le nombre de think tanks et de cellules de spécialistes dont l’unique objectif est de trouver les meilleures stratégies à cet effet, à tous les niveaux (on peut, par exemple, relire la Stratégie du choc de Naomi Klein pour se remettre dans le bain). Et depuis l’apparition des réseaux sociaux et de la digitalisation à marche forcée, l’échelle est mondiale et l’objectif un contrôle massif des citoyens – l’autobiographie de Edward Snowden, Mémoires Vives, en explique la mise en place de manière claire et inquiétante.
VI.
La culture – ou plutôt l’industrie culturelle – est à la fois un instrument de propagande du système et un dérivatif pour préserver le consensus : c’est, je pense, la raison principale pour laquelle elle jouit d’une couverture médiatique surprenante, disproportionnée par rapport à son poids économique réel. Le monde culturel s’est longtemps joué de cette situation paradoxale en se définissant comme une échappatoire, voire une alternative à l’aliénation que fabrique ce système. Mais il s’est aussi rendu de plus en plus dépendant des mécanismes du fonctionnement du capitalisme néolibéral. En même temps, alors que le domaine artistique et culturel a permis à quelques générations issues de la classe moyenne de s’élever au rang des académiciens (ou, plus communément, des « intellectuels ») et de profiter aussi bien de la liberté que du relatif prestige que conféraient les métiers artistiques, ceux-ci sont aujourd’hui – à quelques exceptions près, toujours promues par les médias dominants comme une carotte pour les ânes – presqu’une garantie de précarité, comme le sont les métiers du petit commerce et de la restauration.
La pandémie actuelle ne fait qu’accélérer ces orientations déjà prises par nos sociétés. Depuis plusieurs décennies en effet, les différentes crises dont on parle ont entraîné un appauvrissement des populations et permis une concentration du pouvoir et des richesses : cela est vrai, à leurs échelles régionales, aussi bien du tsunami en Thaïlande en 2004 que de l’ouragan Kathrina au Mississipi en 2005. La scandaleuse crise des subprimes en 2008 - probablement le plus grand braquage d’argent public au bénéfice des entreprises privées de l’histoire et dont le peuple grec a payé le prix fort - avait déjà touché, elle, la plupart des pays occidentaux et on a vu le résultat : l’écart entre les riches et les pauvres n’a fait qu’augmenter. La Covid-19 dont, entre autres, l’avancée de la digitalisation, Netflix, Amazon et le travail à distance sont d’ores et déjà les grands vainqueurs, n’arrangera rien.
Pour la culture, ce sera dur…
Enrico Lunghi
(ce texte est paru dans kulturissimo le 14 février 2021, supplément mensuel du Tageblatt à Luxembourg)
Enrico Lunghi
[1] C’est le nouveau mot à la mode, après que celui de terrorisme, utilisé pour désigner pratiquement tout ce qui contestait l’ordre établi, ait été galvaudé.
[2] Les nouveaux cas positifs sont mis en avant quotidiennement dans les médias alors que le nombre de guéris est peu médiatisé. Si, en un an, on a recensé dans le monde près de 100.000.000 de cas positifs (1,25% de la population mondiale), jamais les cas actifs n’ont dépassé les 32.000.000 (moins de 0,4 %), alors que plus de 66.000.000 sont aujourd’hui guéris. Et sur les 0,4%, le nombre d’hospitalisations pour les cas sérieux ou critiques n’a jamais dépassé les 1.500.000 (0,02%) dans le monde et il s’agissait, en grande majorité, de personnes âgées ou présentant des comorbidités avec une espérance de vie déjà réduite. (Voirworldometers.info/coronavirus/). Cela revient aussi à dire que notre monde risque le blocage parce qu’il n’arrive pas à soigner spécialement ou à accompagner dignement dans la mort 1 personne sur 5.000. Pour un système qui se vante de ses spécialisations (qui font partie du problème, d’ailleurs), ce n’est pas glorieux…
[3] sur youtube.com/watch?v=UvkhFpb7M7Y