Voir le regard que l’on porte
Je suis récemment tombé sur un article qui mentionnait le De Pictura de Leon Battista Alberti, publié en 1435. Il m’a fait repenser aux règles de la perspective linéaire qui, à la Renaissance, ont contribué à asseoir la conception de la peinture comme fenêtre ouverte sur le monde, conception qui a prévalu en occident jusqu’à l’avènement de la modernité.
Selon ces règles bien connues, plus un objet est éloigné du point de vue du spectateur, plus sa taille diminue et plus il se rapproche du point de fuite déterminé par la direction du regard, direction fixée au préalable selon la composition choisie par l’artiste. Un sous-entendu, qui constitue, à mon sens et sans jeu de mot, le point aveugle du principe, est qu’il suppose un point de vue unique, immobile et monoculaire, le tout projeté, bien sûr, sur une surface plane.
Ces limites intrinsèques aux principes de la perspective linéaire ont certes été discutées, dans les cercles érudits, dès le 15ème siècle mais autant que je sache, toujours d’un point de vue formaliste ou théorique, sans vraiment questionner les bases sociétales sur lesquelles ce système était fondé.
En faisant du tableau une fenêtre montrant une scène qui se passe de l’autre côté du cadre, la peinture doit être, autant que possible, transparente.
C’est comme lorsqu’on regarde un paysage par la vitre d’un train : on aimerait qu’elle soit bien propre. Pour un tableau de ce type, la peinture, en tant que médium, doit être invisible ou pour le moins discrète, afin de focaliser le regard sur ce qu’elle est censée représenter.
À l’époque d’Alberti, cela a été énormément facilité par l’adoption de la technique de la peinture à l’huile, technique qui a presque entièrement supplanté celle de la peinture à l’œuf, pourtant utilisée depuis l’Égypte antique : inventée aux Pays-Bas, elle a rapidement rejoint l’Italie et a vite été adoptée par le jeune Raphaël, ce qui a beaucoup contribué à son succès fulgurant. Car la peinture à l’huile permet plus de nuances que la tempera, et on peut très bien comprendre la séduction qu’elle exerce sur le regard : grâce à elle, le rendu illusionniste des corps et des objets est d’une précision et d’une subtilité incomparables, et les jeux de transparences, d’ombres et de lumières d’une richesse fascinante.
Mais, comme l’a bien montré John Berger dans la série télévisée Ways of seeing en 1971,[1] cette technique, comme toute autre d’ailleurs, n’est pas innocente : la peinture à l’huile véhiculait également un autre message, sous-jacent et non exprimé, celui de la maîtrise de la nature grâce à la science ou, dit autrement, de la domination du monde par la pensée occidentale. Et cela s’accordait très bien avec l’idée du point de vue unique que suppose la perspective linéaire.
En effet, que voit-on réellement lorsqu’on regarde, par exemple, l’Astronome de Johannes Vermeer ?
On a l’impression d’observer, à travers une fenêtre imaginaire, un savant assis à une table dans son intérieur éclairé par la lumière naturelle qui se déverse d’une fenêtre en face de lui. Il pose sa main droite sur un globe terrestre et pointe du doigt de sa main gauche un riche tissu qui se déplie jusqu’au sol – son geste est généralement interprété comme une allusion au commerce de la soie et autres produits de luxe qui enrichirent les Pays-Bas grâce à leur organisation sociale et à la puissance de leur flotte.
Mais, ce que l’on oublie le plus souvent de regarder dans un tel cas, c’est ce qui nous induit à voir la scène.
D’abord, en tant que regardeur face au tableau original - ce n’est pas le cas devant une reproduction évidemment - nous sommes, nous aussi dans un intérieur – en l’occurrence le musée du Louvre - qui constitue notre monde et qui contrairement à celui représenté par l’artiste, est en perpétuel mouvement.
Inutile d’insister sur le fait que depuis que Vermeer a peint ce chef-d’œuvre, la distance entre son monde et celui dans lequel j’écris n’a fait qu’augmenter à une vitesse grandissante, d’autant plus que le peintre n’imaginait certainement pas que son tableau finirait un jour dans un musée et serait discuté dans un numéro du kulturissimo.
Ensuite, nous sommes séparés de notre astronome par un cadre en bois constituant la frontière entre le monde réel dont nous faisons partie et le monde représenté à travers la peinture, monde imaginaire qui néanmoins, en tant qu’objet et en tant que résultat de la pensée humaine, fait entièrement partie du monde réel (l’inverse n’étant pas le cas).
Enfin, en jouant parfaitement sur l’illusion d’une vision naturelle, la technique de la peinture à l’huile tend à faire oublier que ce qui est véritablement à l’œuvre ici, c’est une manifestation de la suprématie humaine sur la nature : le tableau montre un savant mesurant la planète avec ses livres, ses instruments, ses cartes, mais le peintre, lui, maîtrise les règles qui déterminent la scène représentée, avec l’espace suggéré par la perspective linéaire, la lumière imitée par les ombres et les variations de tons, les objets et les matières dont il nous livre une belle illusion – bois de la table, papier du livre et des cartes, verre transparent et coloré de la fenêtre, métal des instruments, plis du tissu, peau et cheveux du jeune homme.
En représentant même un tableau accroché au mur, Vermeer désigne, par une mise en abîme, la capacité de la peinture à traduire le sentiment de domination absolue que les sciences nouvelles conférèrent aux hommes de la Renaissance, ses contemporains.
Par ailleurs, en réfléchissant à ce que j’allais écrire pour ce 200ème numéro du kulturissimo, je me suis rendu compte que depuis son lancement en 1995, ce cahier mensuel pouvait être vu comme un puits au fond duquel se reflètent des fragments de la pensée de notre monde, fragments constitués par chacun des articles publiés. Si j’utilise la métaphore du puits, c’est que contrairement à celle de la fenêtre, elle véhicule l’idée de profondeur, voire d’isolement et de silence.
Tandis que le tableau de Vermeer s’offre d’emblée et tout entier au regard, un texte, et à fortiori un cahier, doit être parcouru avant de pouvoir être appréhendé. Mais les textes aussi sont fondés sur des présupposés non exprimés, qui véhiculent des idéologies sous-jacentes, à travers la langue choisie, les mots employés, les supports de diffusion, etc.
En même temps, je me suis rendu compte que pendant les deux décennies où j’ai publié des articles sur l’art contemporain dans ces cahiers, le monde avait profondément changé, l’art également, et moi aussi d’ailleurs. Je ne serais donc pas surpris si, en relisant l’un ou l‘autre texte (ce que je n’ai pas encore fait), j’y découvrais des points de vue que je n’adopterais plus aujourd’hui, même si je pense que les principes fondamentaux sur lesquels se fonde ma conception de l’art restent inchangés.
Parmi ces principes, celui de la liberté de la pensée occupe une place prépondérante et corollairement, celui de la soumission aux idées préconçues ou imposées m’est particulièrement odieux. C’est lui qui m’incite souvent à ne pas prendre pour argent comptant ce qui m’est donné à voir ou à lire.
Ainsi, comme il fallait s’y attendre, la presse a été dithyrambique pour couvrir l’ouverture récente de la Bourse de Commerce – Pinault Collection à Paris. Un article titrait même : Pour l’amour de l’art.[2] Il citait François Pinault qui aurait dit un jour quelque chose comme « L’art rapproche les êtres humains, parce qu’il véhicule de l’humanité. C’est devenu ma religion. On ne possède pas l’art, on est possédé par lui. C’est comme tomber amoureux ».
Cela m’a laissé perplexe. Qui peut croire que l’on puisse véritablement aimer l’art lorsque l’on possède plus de 10.000 œuvres ? Si l’on prend cet amasseur d’art (selon l’expression de Rhonda Liebermann reprise par Annie Le Brun[3]) au sérieux, il faut admettre qu’il tombe amoureux d’une œuvre tous les deux jours depuis cinquante ans au moins : on mesure là, la profondeur et la durée de son sentiment…
Lorsque ce multimilliardaire déclare sans rire qu’il se soucie d’approcher les êtres humains et de véhiculer de l’humanité, il ne fait que soigner sa stratégie de communication. Il en va de même pour son affirmation fumeuse de ne pas posséder l’art mais d’en être possédé.
La question véritablement intéressante est celle du pourquoi de l’unanimité des médias sur le sujet, alors qu’il ne serait pas très difficile de décrypter les mécanismes de ce système qui est aux antipodes d’un véritable amour de l’art et d’une recherche d’humanité.
Je pense que l’explication est qu’en fait les médias et les collections d’art contemporain des milliardaires – celles dont il est question ici, et qui ne comprennent pas forcément toute la création de notre temps – véhiculent le même message : celui de l’intégration de toute activité humaine dans le giron de l’économie capitaliste et financière.
La preuve en est que les grands médias et ces collections appartiennent exactement aux mêmes milieux économiques.
En France, le cas des deux collectionneurs milliardaires Arnault et Pinault est symptomatique et presque caricatural : tous deux possèdent les organes de presse et les instances nécessaires à la valorisation de leurs collections, à savoir musées, maisons de vente, experts en arts à leur service (voire à leurs bottes), etc.
En plus, sachant qu’en tant qu’annonceurs, ils dépensent chacun, à travers leurs groupes, des millions en publicité chaque année, il n’est pas surprenant qu’ils puissent compter sur la bienveillance des éditeurs, même concurrents. À cette aune, le système est totalisant et rien ne vient le contredire.
Ainsi, à mon sens, ce qui se donne réellement à voir dans une grande collection privée d’art contemporain et tout ce qui gravite autour, ce ne sont pas tant les œuvres elles-mêmes (qui peuvent par ailleurs être singulièrement belles et convaincantes) que l’emprise du pouvoir médiatico-financier sur ce qui est montré et l’uniformisation de la pensée qui l’accompagne.
Enrico Lunghi
(publié dans Kulturissimo 200, supplément mensuel du Tageblatt, Luxembourg, juillet 2021)
[1] Pour la version française de l’ouvrage paru suite à la série télévisée, voir : John BERGER, Voir le voir, éditions B42, 2014
[2] www.100komma7.lu/article/kultur/aus-leift-zur-konscht-pinault-musee-aweiung-den-22-mee
[3] Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Stock, Paris, 2018