Je suis partie civile dans le procès des prothèses PIP, et à ce titre je viens d’assister aux trois premiers jours d’audience, à Marseille. Je voudrais témoigner ici d’un aspect particulier qui m’a extrêmement frappée, à savoir ce qui s’est passé dans l’entreprise incriminée– d’après du moins les informations qui nous en ont été données à ce jour.
Mais auparavant je pense nécessaire de rappeler rapidement de quoi il s’agit – les informations données par la presse, d’après ce que je constate à mon retour, n’ayant pas, à mon sens, toujours été éclairantes pour ceux qui ne sont pas concernés..
Depuis 2002, voire 2001, une société nommée « Poly implant prothèses » a commercialisé et exporté,- jusqu’à 2010 année de son interdiction- , sous label homologué en en ayant changé les étiquettes, des prothèses mammaires frauduleuses constituées, on a des raisons de le craindre en raison des futs de matériaux saisis, de produits de haute toxicité. Ces prothèses ont été utilisées soit pour des reconstructions du sein suite à un cancer, soit pour des raisons « purement » esthétiques par des chirurgiens plasticiens.
Deux procès sont en cours : le premier qui se déroule en ce moment et qui va durer un mois, pour tromperie aggravée et escroquerie – et un deuxième pour homicide et blessures « involontaires » que l’on nous promet dans 10 ans, et pour lequel l’instruction se poursuit.
Pour ce premier procès 5127 plaignantes à l’ouverture, en sachant qu’on peut se constituer partie civile jusqu’au réquisitoire qui aura lieu le 15 mai. Potentiellement, on affiche le chiffre de 500 000 femmes touchées dans le monde, M. Mas, le dirigeant et créateur de cette superbe entreprise ayant exporté beaucoup dans des pays « sans législation trop contraignante » à un moment où il ne pouvait pas vendre en France. 5 prévenus à la barre : Mrs Mas et Couty, dirigeants, accusés principaux, et trois personnes de l’encadrement accusés seulement de complicité pour tromperie aggravée et escroquerie. J’y reviendrai longuement.
Procès « hors norme », « monstrueux », on nous l’a répété des centaines de fois au cours de ces premiers jours. Dans la salle près de 200 avocats, et près de 500 plaignantes les premiers jours, les plus motivées qui se sont déplacées – ou les plus abîmées. Rappelons quand même que ces « victimes », tout le monde l’oublie, sont pour une grande partie des femmes qui ont un cancer – soit préalable à cette histoire et qui a été la raison de la pose de prothèse, - ce qui est mon cas-, soit suite à l’éclatement et à l’explantation de la prothèse défectueuse. Je sais, ce point n’a pas encore été prouvé et aura sans doute beaucoup de mal à l’être : on nous renvoie pour cela, comme pour la mise en accusation des organismes certificateurs qui sont ici sur le banc des victimes ( !!!), et comme pour la dénonciation de certaines pratiques des chirurgiens esthétiques, au deuxième procès. N’empèche ! J’ai pu constater personnellement pendant ces trois jours que les cas sont plus que troublants. Pour les autres, les « non cancéreuses », elles sont pleines de « siliconomes » - joli mot créé pour l’occasion ?- c’est-à-dire de ganglions remplis de ce produit non encore caractérisé, et que certains des chirurgiens n’osent pas, ou disent ne pas pouvoir, retirer.
Ça fait du bien de le rappeler. Alors pitié, évitons s’il vous plaît les grands articles vertueux sur ces femmes qui sont victimes de l’idéologie de la beauté – ce n’est pas le moment. Un peu de respect et de pudeur.
Les avocats de la défense ayant tout fait pour annuler ou ajourner le procès, nous avons d’abord assisté les deux premiers jours à des joutes de procédure préalables, qui ont été pour nous, je le dis clairement, extrêmement pénibles – et pour moi, je parle en mon nom, en tout cas insupportables.
Insupportable parce que nous en étions totalement exclues, ainsi que le fond du procès : « allez, allez, mesdames, nous disait-on, il faut être raisonnable, on n’est pas là pour faire de la morale, on est là pour faire du droit, et le droit ce sont les procédures… » Dois-je dire comment j’ai vécu ces deux jours ? Plutôt comme une joute intellectuelle entre des avocats qui y prenaient un certain plaisir, y compris à coup de « Mon cher collègue quel talent ! Moi aussi, vous savez, il m’arrive d’être du côté de la défense … » ou de citations hautement culturelles « Mesdames et Messieurs du Tribunal, Montesquieu disait… » Avec jeux de manches et j’en passe. Epuisant…Même si tout n’a pas été inintéressant, en particulier les références nombreuses au procès du Sang contaminé et du Médiator à venir.
Par contre le troisième jour, vendredi, où le procès a (enfin) commencé, s’est avéré à la fois passionnant et terrifiant – et c’est sur ce troisième jour que je voudrais plus longtemps revenir.
Les cinq prévenus, donc, devaient faire leur « présentation personnelle ». Monsieur Mas, on s’y était préparées vu ses précédentes déclarations à la presse, blouson avachi, gouaille cynique et provocations – un mauvais moment à passer quand même pour nous. Ancien de la guerre d’Algérie, a vendu différentes choses, a travaillé à la Compagnie des compteurs, pour des laboratoires pharmaceutiques, puis a été courtier en assurances, etc.., etc.. « Cela a toujours été bien pour moi » dit-il… Puis après un concours de circonstances trop long à expliquer, s’est mis à fabriquer ce « gel PIP », puis a créé l’entreprise, n’ayant, il le reconnait aucune compétence ni chimique ni médicale, mais étant un grand empirique génial… et surtout un grand commercial, il le répète plusieurs fois. Passons – je trouve que la presse lui donne trop la parole, je ne vais pas faire la même chose. Juste pour donner le ton de son intervention, à un avocat qui lui pose la question « Monsieur Mas, je crois que vous avez aussi un autre métier ? » il répond « Ben ouais, je suis marchand de vin, et alors ? Il n’y a pas de sot métier ». Certes. La question est juste un peu pour nous : où est donc passé l’argent de Monsieur Mas, qui se dit … citoyen luxembourgeois ?? Là encore on nous renvoie au « deuxième procès »…
Deuxième dirigeant, M. Couty, à l’opposé : costard cravate,- lui a fait des études de financier, il a été embauché pour redresser les comptes catastrophiques de la boîte « Monsieur Mas étant plus un commercial qu’un gestionnaire » (sic !!) – Il est plutôt content parce qu’il y est arrivé et qu’il a pris au final la direction de l’entreprise. Bien sûr, il reconnait « qu’il savait », mais en gros ce n’était pas son job, la fabrication…Lui, c’était les finances. Et il dit qu’avec le « gel PIP » ils gagnaient 10€ sur chaque prothèse dont le prix de revient devenait ainsi à 40€ environ.
Passons sur ces deux personnes.
Les trois autres, accusés de complicité sont respectivement Directrice de la qualité, Responsable de la production, et Responsable de la fabrication, si j’ai bien compris. Deux « jeunes » nés au milieu des années 1970,- un homme et une femme-, et un cadre très récent dans l’entreprise, d’environ 50 ans, dont la déposition passionnante a été déterminante pour nous pour la compréhension de ce qui s’était passé.
La jeune femme vient la première à la barre. Elle était directrice qualité, c’est-à-dire que c’était elle qui mettait les tampons et les signatures sur les bordereaux certifiant la conformité CE des prothèses, en les déclarant remplies de gel Nusil (le gel médical homologué) alors que les étiquettes avaient été changées et qu’elles étaient remplies de gel trafiqué. Ce qui n’est pas rien, tout de même.
Bac + 5, physiquement filiforme : Petite voix fluette, difficile à entendre : à la question de la Présidente « Madame, désirez-vous ajouter quelque chose », elle se met à pleurer, disant que oui, elle veut demander pardon aux victimes « dont elle essaie de s’imaginer la souffrance, sans pour autant y arriver » ; elle sanglote tellement qu’elle ne peut plus être interrogée. Certaines plaignantes se lèvent alors au fond de la salle et sortent en disant qu’elles n’ont pas fait 500 kilomètres pour voir du cinéma – réaction que je comprends, même si je ne la partage pas tout à fait. La séance est levée, et reprendra après déjeuner.
Je vais revenir sur la suite de sa déposition. Mais auparavant je voudrais expliquer pourquoi j’ai caractérisé cette journée de « terrifiante »
- terrifiant, le fait que dans l’usine tout le monde, absolument tout le monde savait : un prévenu parle de « culture de la fraude dans cette entreprise »… On voudrait pouvoir croire que le personnel « de base » (97 salariés à la fin) qui changeait les cuves en cas d’inspection était trompé par le discours de Mas disant « le gel n’est pas homologué mais il n’est pas dangereux ». Malheureusement, ce qu’on nous a expliqué de la géographie de l’usine – et des futs qui étaient mis dans un local à part pour dangerosité- nous laisse à penser que ce devait quand même difficile d’ignorer…Mais bon.
- Terrifiant le fait qu'on nous rapporte que lorsque ces « cadres » ont essayé de faire remplacer au maximum le gel PIP par du gel conforme Nusil, (cela a été leur défense à tous les trois de dire qu’ils avaient essayé d’agir « de l’intérieur ») deux interlocuteurs s’y sont opposés : d’une part Mas, bien sûr, qui gagnait beaucoup d’argent avec son gel, mais aussi les syndicats et le CE – parce que si l’on supprimait la fabrication sur l’usine (le gel Nusil étant importé) on menaçait l’entreprise de licenciements.
- Terrifiant pour nous le contenu des futs : des huiles industrielles provenant d’une société dont les produits étaient destinés à tout autre chose – donc des huiles qui n’étaient absolument pas destinées à l’usage médical – mises dans un local à part, en raison de leur dangerosité ; commandées par la société Poly Implant Prothèses par centaines de tonnes pendant des années sans que les organismes de contrôle n’y voient aucun sujet d’inquiétude – pour ne pas les nommer l’AFSSAPS et la TUV.
- Enfin : au retour du déjeuner vendredi, l’audience reprend ainsi que l’interrogatoire de la prévenue. A la question du procureur « Madame, c’était vous qui signiez les bons de conformité des prothèses alors que vous saviez ce qu’elles contenaient. Pourquoi pendant toutes ces années n’avez-vous ni dénoncé les pratiques frauduleuses, ni fait de signalement aux organismes de contrôle, ni a minima, démissionné ? ». S’en suit un très long silence, et à la fin, cette phrase « Je suis rentrée à 22 ans dans l’entreprise – c’était mon premier travail- et on m’a convaincue que ce qui s’y passait, c’était comme ça, c’était la vraie vie »
Là je reprends mes commentaires personnels : autant je ne crois vraiment pas qu’elle pouvait ignorer comme elle le dit le caractère toxique des prothèses – en raison d’éléments rapportés par un des avocats que je ne tiens pas à raconter ici, - autant j’ai senti cette phrase comme relativement sincère – ou du moins renfermant une grande part de sa vérité.
Sans doute je le crois en raison de son âge- cette génération,-non il serait plus correct de dire cette tranche d’âge - dont la naissance se situe en gros entre 1972 et 1977, qui a eu le temps, enfant, de connaitre avec ses parents la fin d’une période plus faste, plus gaie, dans certains cas militante, mais qui, étant née avec le choc pétrolier, s’est trouvée à la fin de ses études pour ceux qui avaient eu la chance d’en faire, face au spectre du chômage. Pardonnez-moi ces remarques un peu… « expérimentales » …Cela a généré une grande frustration, pour certains de grands reproches envers leurs géniteurs accusés avec leurs beaux récits de lutte de ne pas leur avoir donné autre chose qu’un monde de chômage, ce en quoi ils n’ont sans doute pas complètement tort.
Mais cela les a surtout rendu extrêmement réceptifs au « discours d’entreprise » qui se déversait sur nous tous à la fin des années 1980 : rappelons-nous à ce moment tous ces « consultings, analyses de la valeur, formation en « management » dont on nous inondait. Ce vocabulaire venu du privé et qui a envahi ensuite non seulement la sphère publique, les études, mais aussi la sphère privée : il fallait « gérer ses sentiments, ses amours (et ses maîtresses !), il fallait « déléguer » l’éducation de ses enfants, et j’en passe. Pour les jeunes c’était leur monde, ils allaient y arriver, et nous les vieux nous n’y comprenions rien. Le monde était comme cela, « la vraie vie était comme cela » ; et l’entreprise n’est pas le lieu des états d’âme.
Et donc elle m’a touchée. Peut-être s’est-elle fait avoir quelque part, peut-être n’a-t-elle pas mesuré…Même si ce que je vais dire maintenant est très cruel : car ce qui m’est venu à l’esprit en sortant de cette salle d’audience, c’est la dernière image du très bon film de Rony Brauman, « un spécialiste », sur le procès Eichmann, où l’on voit une photographie en couleur d’Eichmann derrière un bureau. Qu’on me comprenne surtout bien. Je ne suis pas en train de comparer le scandale PIP à la déportation, cela n’a rien à voir ; je veux juste dire bien sûr qu’on ne peut pas toujours se défausser de sa propre responsabilité éthique derrière le système dans lequel on est. On ne peut pas dire « on me donnait l’ordre de faire partir les trains, je faisais partir les trains, mais moi personnellement j’ai horreur de la vue du sang » …
Pour les employés de l’usine PIP nous étions des abstractions, c’est ce qu’a exprimé le directeur de la fabrication « les patientes, nous, on ne les voyait pas »… Voilà, c’est beaucoup plus facile. Ne pas penser à ces bonne-femmes virtuelles, qui en plus ne se faisaient pas remplacer un bras ou une jambe, mais un sein… ce qui bien sûr interpelle l’histoire et l’imaginaire de chacun.
Après ces trois jours à Marseille, j'ai la conviction qu’on sera déçues par ce procès et déçues au final par le verdict. Mais il aura permis au moins la confrontation. Et les larmes des deux plus jeunes prévenus à la barre (l’autre ayant dit « ce qui s’est passé est contraire à l’éducation que j’ai reçue ») indique peut-être une prise de conscience ? En ce cas, une raison d’espérer ?