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Billet de blog 23 décembre 2023

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Chronique: Le Siècle de nos Décolonisations (1 à 3) - De la colonialité des Noirs (1)

Ce 1er épisode entreprend d'articuler tout d'abord une rétrospective des process de la décolonisation des Noirs au cadre d'analyse étayé par le concept de "colonialité", afin de repenser les modalités d'empuissancement des Afrodescendants dans une sortie des causalités du suprémacisme Blanc. Il permettra de situer le Groupe d'Initiative de Baku, qui œuvre à la décolonisation des DOM-TOM.

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Illustration 1
Drapeaux indépendantistes des DOM-TOM

Les volontés de la décolonisation de l’Outre-mer français se sont consolidées sur leurs territoires propres surtout, mais aussi en France continentale dans la dernière décennie, par des interventions et des initiatives politiques comme par la construction de la pensée décoloniale qui se sont ajoutées aux luttes sociales qui travaillaient jusque là bien esseulées. Suite à leur rétrospective, nous reviendrons sur le concept de colonialité pour que la construction de la pensée décoloniale puisse d’abord passer par la déconstruction des process coloniaux que notre société dissimule sous des formes sociales acceptables.

Le récent Groupe d`Initiative de Bakou contre le Colonialisme français dont nous parlerons dans le 2ème épisode de cette chronique s’inscrit dans cette recherche de l’action décoloniale. Car face au désintérêt que le projet décolonial rencontre toujours dans la nation française jusque dans les mouvements de la gauche radicale ou dans les cercles humanistes, les volontés décoloniales ont recherché ces dernières années des cadres internationaux (ONG, Think-tank, mouvements militants et intellectuels, instances transnationales) dans lesquels s’inscrire pour pouvoir progresser. La Décennie Internationale des Personnes d'Ascendance Africaine, déclarée par l’UNESCO, qui s’achèvera fin 2024, voulut du reste stimuler la réflexion et les actions les concernant.

Le Groupe d`Initiative de Bakou contre le Colonialisme français, dans son émanation du Mouvement des Pays Non-Alignés actuellement présidé par la République d’Azerbaïdjan, répond quant à lui à la demande d’internationalisation de l’initiative décoloniale française pour étayer ses élaborations, ses stratégies et sa conceptualisation. Mais comme il ne suffit pas de présenter cette initiative pour la saisir, le rappel des principales émergences conceptuelles de la décolonisation servira à mieux comprendre l’inscription de ce Groupe dans la tangibilité de la décolonisation. Le 3ème épisode de notre chronique Le Siècle de nos Décolonisations  reprendra notre intervention au sein du Groupe d’Intervention de Baku contre le colonialisme français, dans la rencontre intitulée Décolonisation des femmes : Autonomisation et développement du 20 - 21 novembre 2023.

1.1. Les émergences conceptuelles de la décolonisation dans leur contexte socio-historique

Jusqu’à leur départementalisation en 1946, les DOM actuels plus les TOM que sont la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie furent régis par le système colonial tel qu’il s’appliquait aussi en Afrique. Le Code de l’indigénat qui légiférait le travail forcé comme la justice d’exception, faisait fonctionner une forme d’asservissement des Noirs qui empruntait à maints égards à l’esclavage. Puis vint la départementalisation dont le format ne rompit guère avec les pratiques coloniales. Par exemple, les mesures de protection sociale que la France continentale avait adopté à la Libération pour dynamiser ses composantes socio-économiques n’y étaient pas appliquées, ou encore la législation sociale restait réservée à la France continentale en faisant perdurer de facto dans les quatre DOM qu’étaient devenus les quatre « vieilles colonies » la spécialité législative qui avait fonctionné avec le régime colonial. Malgré une organisation administrative calquée sur le continent, la départementalisation était concrètement administrée dans un nouveau système de domination qui ne disait pas son nom, comme elle profitait à la « Métropole » sans s’être détachée de l’idéal colonial. Fallut-il encore tant d’années pour que ce constat de domination suprémaciste pût s’établir.

L’idée de décolonisation commença à faire ses armes sous la pensée incisive de Frantz Fanon en 1950, qui introspecta son expérience de Noir racisé, comme sa haute compétence de psychiatre au moment où la colonisation de l’Algérie se resserrait pour faire échouer le projet souverain d’indépendance. En vue de la décolonisation de l’Être qui mobilisait Fanon, était-il pré-requis d’interroger les modalités par lesquelles le colonisé adviendrait à son Soi-au-monde, dans le surpassement d’un suprémacisme Blanc colonial qui non seulement l’emprisonnait dans un vécu traumatique ici et maintenant, mais encore qui à l’aide de grands renforcements d’une mémoire traumatique, l’emprisonnaient dans une définition ontogénétique procédant de sa métamorphose séculaire en subalterne inférieur de nature.

Que vais-je faire de ce que l’on a fait de moi ? Cette question posée par Sartre conditionnait cet accès à la subjectivité du colonisé qui étançonnait la pensée de Fanon, mais pour autant elle n’ engageait pas à elle seule au long processus de la décolonisation de l’Être qui en était conditionnel. Sa mort ayant fort malheureusement arrêté son travail pionnier et visionnaire, la pensée conceptuelle ne progressait plus vraiment dans ce sens dans les années 1950-1960, même si la littérature africaine et créole qui s’imprimait enfin grâce à quelques courageuses maisons d’édition , nous apportait des narrations qui servaient et suppléaient le corpus de la colonisation.

Sur le plan politique à ce moment-là, tandis-que les luttes pour leurs indépendances ravageaient les pays colonisés, la conférence de Bandung en 1955 implanta la locution Tiers Monde qui patronna la représentation d’un axe nord-sud à la verticalité coloniale. Cette locution à elle seule rendait implicite l’urgence de la  décolonisation alors qu’elle faisait résonner les inégalités d’échelle dans tous les domaines, entre le Nord polarisateur et le Sud spolié par ce dernier de ses ressources premières et humaines.

Le rapport causal entre la colonisation et le capitalisme se dégageait enfin du constat de ces prédations tous azimuts qui nourrissaient le système colonialiste en pompant toutes les formes de capital matériel et humain des pays colonisés, même s’il manquait encore en ce temps là des travaux analytiques ou des études hissant leurs questions au niveau d’objet scientifique tant les luttes sur le terrain absorbaient les forces vives.

Suite aux indépendances africaines, aux premières abstractions succédèrent les premiers développements de l’idée de décolonisation. Ils furent forgés dans le feu de la critique à l’endroit de l’État-nation, dont la construction coloniale se montrait notamment lisible dans son roman national comme dans ses représentations sociales. En France particulièrement, la construction de l’État-nation prodiguait une narration évidée de ses pratiques coloniales pour s’absoudre des génocides perpétrés ou encore pour invisibiliser la gestion coloniale de ses DOM toujours actuelle.

Sur le terrain, les élans émancipateurs se consolidèrent aux Antilles dans les années 1960-1975 comme par exemple à l’initiative du Parti communiste, la convention de Morne Rouge qui en 1971 appela au Front uni contre le colonialisme et pour la libération des peuples. Mais la France soldat les luttes émancipatrices et décoloniales par des exactions et des massacres typiquement coloniaux qui eurent raison de leurs aboutissements, tandis-qu’elle instituait un véritable gouvernement de la terreur pour prévenir les oppositions à sa politique toute coloniale à grands renforts de forces de l’ordre. En 1967 en Guadeloupe, alors que les ouvriers du bâtiment en grève furent rejoints par des militants, les gendarmes tirèrent à vue sur leur foule faisant quasiment 200 morts.

À La Réunion, le Parti Communiste captait la conscientisation du colonialisme sans connaître des luttes équivalentes à celles des Antilles (pour rester dans la sphère des « quatre vieilles colonies »). La Polynésie française connut aussi ces exactions coloniales qui prolongeaient la justice et la juridiction d’exception d’un autre temps, quand Pouvana’a a Oopa Tetuaapua leader du Rassemblement Démocratique des Populations Tahitiennes, élu député en 1951 et 1956, fut destitué de son mandat en 1958 et condamné à 8 ans de prison et à 15 ans d’interdiction de séjour en Polynésie pour un motif spécieux, alors que ses idées décoloniales menaçaient l’implantation du centre d’expérimentation des essais nucléaires prévu pour remplacer le centre algérien dont De Gaulle présumait la perte.

Quant aux femmes, leurs luttes décoloniales prirent moins place dans des manifestations publiques que dans des activités de résistance moins exposées. Leurs soutiens aux groupes indépendantistes s’actionnaient plutôt derrière leurs vitrines, ou bien leurs idées décoloniales s’énonçaient dans leur engagements de femmes de loi ou de femmes politiques, ou encore dans le journalisme ou l’écriture. Ainsi par exemple, Suzanne Roussi-Césaire, Paulette Nardal, Eugénie Éboué-Tell, contestèrent sans relâche la domination coloniale française.

Dans les DOM, les années 1975-1990 empruntèrent une autre voie vers la décolonisation en visant plus l’objectif de la décolonisation de l’Être que la décolonisation du pouvoir. Elles s’étayèrent alors sur la reviviscence des cultures traditionnelles en substituant de la sorte aux luttes armées des pratiques culturelles qui s’étaient élaborées au gré des siècles de l’esclavage des Noirs, et qui pour certaines avaient toujours été interdites d’expression même sous la départementalisation de 1946 (musiques, langues, arts). Ces pratiques savaient reconstruire une identité sociale en rupture avec l’assimilation socio-culturelle qui avait redoublé d’injonctions depuis la départementalisation. Les cultures traditionnelles héritées de la période de l’esclavage qui engendra les syncrétismes culturels « créoles », réhabilitaient le « Domien »1 comme étant le produit de son origine, que la déportation avait certes soumis à d’autres déclinaisons, et le distanciaient de la construction nationale française qui en avait fait le produit de l’esclavage sommé de s’adapter à une identité nationale.

Du côté des pays africains, les conditions fixées lors des indépendances pour les maintenir à la solde de la France (monnaie CFA, présence militaire, préemptions des matières premières, pour les principales) et le système mercenaire de la Françafrique chargée de faire et défaire les dictateurs sachant respecter ces conditions, maintenaient une colonialité du pouvoir dont l’envergure se modélisait sur les collusions et conspirations coloniales anciennes. Cette néo-colonisation se maintient encore identiquement à ce jour comme elle étouffe toutes les actions de décolonisation des Africains, tel que les répressions nous le laissent constater (à titre d’exemple, le récent mouvement sénégalais Y’en a marre).

L’on assista dans les années 1990-2000 à un réveil des activismes socio-politiques qui militèrent pour la reconnaissance de l’état de « colonisé » dans lequel la France maintenait imperturbablement les Noirs, d’autant qu’en France les Africains et leurs générations suivantes s’associaient désormais aux Domiens dans un présent de l’afrodescendance que l’esclavage, la colonisation, la Françafrique et la départementalisation de l’Outre-mer avaient défini. Ils se retrouvaient dans une communauté de destin que nos médias mainstream se chargèrent massivement de transformer en «communautarisme», pour pourfendre leurs revendications légitimes d’équité, abattre le concept de racisme anti-Noir et troubler le constat de leur colonialité pourtant irréfragable. Tandis-que pour les populations d’outre-mer et les Afro-français se maintenaient leurs inégalités juridiques et sociales, les injonctions dirigées vers leur assimilation à une identité nationale pleuvaient sur eux non sans les stigmatiser comme étant « communautaristes » et donc incapables de s’adapter à une identité dite républicaine, pour mieux occulter sa fondation sur le sentiment nationaliste.

Notons qu’il était d’autant plus inepte et mystificateur d’attribuer aux Noirs de France l’imprécation de «communautaristes», avec toute la violence induit par cette terminologie, que ces populations n’avaient jamais construit de réseaux communautaires et ne trouvaient leur unification que dans le milieu associatif ou intellectuel où ils se regroupaient. Ce discours sut enkyster en ces populations le stigmate d’assisté, d’autant qu’il se doublait d’une représentation opportuniste d’inadaptés sociaux accrochés aux allocations familiales.

Les années 2000-2020 s’ouvrirent sur la Loi Taubira de 2001 qui fixa la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, au grand dam de l’opinion publique. Mais ayant été expurgée de l’article 5 de sa proposition initiale, concernant les réparations qui devaient juridiquement valider la notion de crime contre l’humanité, cette loi ne put produire les effets attendus en matière de rétablissement des droits humains. En effet, la suppression de la question des réparations de l’esclavage absolvait le crime, et en ayant ainsi tronqué la loi quand pour les Noirs elle devait s’appliquer, malgré elle, elle entérina leur inéquité. Mais malgré tout, cette loi encouragea un élan décolonial qui désormais pouvait s’étayer sur le process victimaire de l’esclavage, reconnu incontestable eu égard le crime contre l’humanité. Cependant, la colonialité présente restait à penser et à concevoir dans tous ses impacts, ses outrages et ses revers agissants.

D’autre part, l’arrivée d’internet sut élargir très amplement le partage des savoirs, ce qui permit aux colonisés de mieux prendre conscience de leurs ressources propres. Par exemple en apprenant que les territoires ultra-marins plaçaient la France au 2ème niveau mondial du domaine maritime international, les Domiens savaient qu’ils étaient moins des assistés que des pourvoyeurs d’immenses bénéfices au compte de la France. Côté Afrique, des intellectuels dévoilaient dans toute son étendue la Françafrique et son fonctionnement génocidaire, en montrant comment elle reconduisait une gestion politique de type colonial de ses anciennes colonies et comment elle y prospérait toujours massivement grâce à la spoliation des ressources premières et l’extractivisme devenu géant.

Enfin ces dix dernières années furent marquées en France par le courant universitaire des études décoloniales, grâce à des enseignants-chercheurs qui développèrent au sein de leur discipline les objets d’études les affermissant. Bien qu’étant fort en retard par rapport aux USA où des parcours universitaires sont entièrement consacrés aux études décoloniales, les chercheurs français de tous bords universitaires ou indépendants, se heurtent aujourd’hui régulièrement ou bien à des séminaires qui s’emploient à les analyser comme étant « islamo-gauchistes », ou bien à de vives mobilisations de politiques, de journalistes, d’intellectuels qui les rangent dans la catégorie « communautariste » à des fins pratiques de condamnation. En 2019, une centaine d’intellectuels n’hésitèrent pas à intégrer dans leur mouvement nombre de psychanalystes, psychiatres et psychologues pour mettre leur science et notamment l’idée d’« identarisme » au service du blâme des études décoloniales2, et cela sur fond de discours ethnodifférentialistes qui corroboraient bien le conflit de légitimité que ces études posaient à la Blanchitude 3. Ces contestations des études décoloniales surent révéler que l’égalité républicaine à la française perdurait comme étant le principe organisateur de toutes les inégalités qui impactaient les racisés, et les Noirs de France plus que tous les autres. L’identité républicaine ne fonctionnait à leur égard que comme l’instrument politique de leur l’assimilation, excluant tout accès à leur égalité réelle, à leur subjectivation et à leur inclusion dans une mémoire collective.

Nous terminerons cet aperçu très général des émergences conceptuelles de la décolonisation dans leur contexte socio-historique (dont les contraintes de l’article ne permettent pas plus d’exposé) en relevant dans ces dernières années la vive accélération des études décoloniales autant dans le secteur universitaire dont nous avons parlé que du côté de l’édition d’essais. Les angles d’analyse ont non seulement affermi les élaborations de la colonialité mais encore ils ont affermi la colonialité comme étant une structure avec toute la portée instituante que cela suppose, annulant de la sorte tout pré-supposé qui la rangeait au niveau du fait historique.

Encore, des associations sont actuellement suffisamment opérantes pour mener des actions ciblées sur l’inclusion de la mémoire des Noirs dans la mémoire collective nationale comme sur une rectification profonde de l’histoire esclavagiste et coloniale, travaillant de la sorte non seulement à une décolonialité du savoir mais aussi à une décolonialité de l’Être.

Si l’on serait tenté de conclure que la décolonialité du savoir se montre plus inclinée et célère que la décolonialité politique et la décolonialité de l’Être, devons-nous considérer que le savoir trouve toujours une meilleure cursivité en pouvant traverser les cadres sociaux et politiques qui contraignent ou répriment l’agentivité des acteurs.

Faut-il souligner qu’actuellement en matière politique, les émergences conceptuelles de la décolonisation s’accotent sur la demande des réparations de l’esclavage (sachant que la reconnaissance de la colonisation comme crime contre l’humanité reste à mener), arguant à raison qu’elles constituent le mode opérationnel capable d’aiguiller l’autonomisation et l’empuissancement (empowerment) des Noirs. Sourde à cette demande, la France creuse toujours plus la coupure façonnée par des siècles de domination qui écarte son dedans-Nation de son dehors-l’Empire. Elle se montre incapable d’accompagner une vraie politique de décolonisation assise sur l’écoute active des dominés, qui pourtant devraient être estimés comme étant des sujets supposés savoir (locution psychanalytique) pour recouvrer toute leur densité ontologique et leur proaction politique, et cela dans les territoires qui leur appartiennent et où doit donc s’installer leur souveraineté dans le respect des peuples à disposer d’eux-même.

En matière de colonialité du pouvoir, l’État français entretient dans les DOM les hiérarchies anciennes, raciales, sociales, économiques et politiques, comme ses affidés locaux dans les DOM savent les faire subsister de façon endogène sur le mode de la reproduction sociale, en les actualisant et en les rendant opérantes. Ainsi par exemple, se conserve avec une prédilection marquée les combinaisons historiques entre les intérêts étatiques et les lobbies aux mains des « Békés » (descendants de colons) aux Antilles ou aux mains des « Gros Blancs » et « Zarab » comme ils sont nommés à La Réunion.

À la faveur des émergences conceptuelles et pratiques de la décolonisation, le concept de colonialité sait sûrement faire avancer des réponses à la question de l’empuissancement des Noirs. Aussi, nous le développerons sachant que l’empuissancement des Noirs doit se penser dans ces deux entités géopolitiques que sont la France continentale et la France ultra-marine, qui certes forment administrativement la France, mais qui sont constituées sur le plan politique, sociétal et culturel par des réalités si différentes qu’elles signent l’hétérogénéité de la nation France.

L’ empuissancement des Noirs doit parallèlement se penser globalement, car sur tous ses terrains, les forces de la colonialité française n’ont guère diminué mais elles se sont se plutôt transformées ou encore invisibilisées derrière des agencements démocratiques, ou souvent derrière des agencements dermocratiques ; ce qui du reste, n’a pas été sans avoir contrarié les émergences théoriques ou pratiques (comme les luttes) de la décolonisation au moyen des nombreuses violences légitimes de l’État de plus en plus virulentes. À cela, nous devons ajouter que si les répressions coloniales décourageaient jadis les initiatives décolonisatrices, elles se voient aussi réprimées aujourd’hui sous les étaux du capitalisme débridé même si les proscriptions et les violences toutes coloniales restent de mise (comme avec ces violences policières d’un genre très particulier envers les manifestations des Noirs). Faut-il y voir la corrélation entre la colonialité et le capitalisme qu’eut établie Anibal Quijano, quand il constata que la colonialité avait toujours grossi du pouvoir capitaliste, non sans que la centration sur la race imprégnât tous les champs de ce pouvoir.

Anibal Quijano montra que le capitalisme enracina la colonialité du pouvoir et l’inscrivit dans la durabilité, mais plus encore qu’en son sein se formèrent des forces internes d’imposition de la domination suprémaciste Blanche. Nous remarquerons à ce propos que si l’installation de nouveaux types de commandements capitalistes provoqua ces dernières décennies la dilatation de la classe ouvrière, la recomposition des forces capitalistes ne changea rien aux forces du construit racial. Colonialité et capitalisme demeurent étroitement interactifs nonobstant les reconfigurations respectives qu’ils prennent au gré des mutations sociales, jusqu’à ce que dans les intrications de la race, du pouvoir et du capitalisme s’ajustent toujours leurs énergies internes au bénéfice d’une vitalité commune. Cette réalité prend un relief marqué dans l’Outre-mer français, tel que nous le constaterons dans le rapport de la rencontre sous le thème Décolonisation des femmes : Autonomisation et développement qui suit dans le prochain épisode.

1.2. Le concept de colonialité  - Pour l’empuissancement des Noirs dans une sortie des causalités de leur domination.

Pour parfaire les concepts qui travaillent au process de décolonisation, le concept de colonialité reste à être répandu non seulement pour pousser à toutes les élaborations nécessaires de l’empuissancement des Noirs, mais aussi pour inscrire cet empuissancement dans une sortie des causalités de leur domination ici et maintenant. Avant d’en venir au Groupe d`Initiative de Bakou contre le Colonialisme et à la place qu’il occupe dans les émergences conceptuelles de la décolonisation, l’analyse de ce concept dont toute initiative contre le colonialisme ne peut faire l’économie, nous paraît particulièrement opérant pour comprendre comment les départements et territoires d’Outre-mer sont pénétrés par ces forces de la colonialité qui écrasent leur autonomie.

La colonialité désigne un nouveau type de colonisation qui s’est adaptée aux contingences socio-politiques de notre temps présent. Elle est agie au sein des cadres sociaux et politiques de l’État comme au sein de ceux mus par l’identité nationale, qui réitèrent ensemble des process coloniaux en les invisibilisant ou encore en les travestissant sous des formes conformes et acceptables. Bien que le colonialisme ait été juridiquement abrogé en ayant engendré la départementalisation de la Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion, ce dispositif légal n’a pas suffit à le néantiser ni sur ces territoires ni en France, où l’idéal eurocentrique le dynamise toujours en l’absence de rupture franche et significative.

De la sorte le fonctionnement colonial perdure, souvent sous de nouveaux traits et de nouvelles fonctions, dont insidieusement les formes masquées savent les rendre masquants. Sous cet angle, la colonialité désigne ce qui se présente comme un avatar du colonialisme, que ce soit en France continentale comme dans ses départements ultramarins selon un système de domination qui contrôle les racisés et les Noirs plus particulièrement selon les lieux qu’ils occupent. Sous ce terme dérivé, le colonialisme résonne dans sa ré-incarnation en même temps que le terme de colonialité évoque sa version moderne dont les fondements n’ont rien perdu ni dans leur continuité historique ni dans leur continuité politique.

Ayant vu précédemment que la colonialité correspond à une structure et non pas à un fait d’historicité, son type de structure est défini par ce que Marcel Mauss énonça par le concept de fait social total. Un fait social total révèle une conformation globale de la société dont l’ensemble surpasse une accumulation de faits sociaux. Étant structurellement agissant, le fait social total irrigue alors toutes les strates d’une société au niveau politique, économique, juridique, culturel, social, éthique et normatif, esthétique. La colonialité française, qu’elle se présente sur le terrain continental ou sur les terrains ultra-marins avec leurs points communs et leurs variations, se signale bien dans cette structuration et comme tout fait social total, elle saisit l’individu dans l’interface des sphères sociales et des sphères psychiques, c’est-à-dire là où il trouve sa dynamique fonctionnelle.

Pour revenir directement au concept de colonialité, nous terminerons en soulignant que la colonialité s’exprime dans les rémanences, dans les impacts et dans la perdurance des process coloniaux qui habitent une société. De la sorte, notre imaginaire se compose de rémanences du passé colonial qui resurgissent sous des formes nouvelles s’étant accommodées à notre monde présent. Ces formes nouvelles prises par un passé résiduel ne sont pas juste métamorphosées par le moment présent; elles servent surtout d’ajustement social en remplissant d’autres fonctions.

La colonialité se repère avec une acuité particulière dans les départements dits d’Outre-mer en ce que les survivances de l’empire colonial s’expriment tout particulièrement dans ces territoires. Et si elle semble plus déraidie en France continentale, cela ne relève que des rapports entre le centre et la périphérie. À titre d’exemple, le terme « métropole » qui n’a disparu du langage ni en France continentale ni dans les DOM, et auquel personne ne lui substitue le terme France continentale (qui est pourtant appliqué à la Corse, autrement dit chez des Blancs, fussent-ils aussi colonisés) traduit bien combien la colonialité a sûrement structuré notre société.

La colonialité fonctionne dans quatre strates, que nous traverserons avec la construction épistémologique présentée ci-après, qui doit beaucoup à des sociologues et philosophes sud-américains:

- la colonialité du pouvoir

- la colonialité du savoir

- la colonialité de l’Être

- la colonialité du genre

Nous devons le concept de colonialité au péruvien Anibal Quijano qui le développa en 1990. Mais nous le devons aussi à la pensée antérieure de Cédric Robinson qui dévoila dans Black Marxism (1983) combien la domination ethno-raciale et le suprémacisme Blanc contrôlait la subjectivité des racisés, soit ce qui se désigna plus tard par la locution « colonialité de l’être ». Il montra parallèlement combien le patriarcat additionné à la domination ethno-raciale s’entremêlaient dans l’augmentation de l’exploitation de la force de travail des racisés, ce qui amena ultérieurement Anibal Quijano à corréler la dynamique du capital à celle de la « colonialité du pouvoir ». Pour lui, la notion de « race » n’avait servi que de mystification pour mieux créer une hiérarchie humaine avec les rapports de pouvoir que ce type de verticalité implique, et présentait l’avantage pour le suprémacisme Blanc d’être opérante au niveau universel. Il restait à la gouvernance capitaliste de voir se renforcer son efficacité en intégrant la construction de la race, fut-elle biologique ou sociale comme aujourd’hui, dans les rapports d’exploitation à la faveur de l’accumulation primitive du capital.

Quant à Partha Chatterjee, il avait soutenu en 1993 le concept de colonialité en montrant combien elle était agie par la « construction de la différence coloniale interne ». En 2000, le vénézuélien Eduardo Lander fit émerger une autre strate de la colonialité, la colonialité du savoir qu’il présenta comme l’implémentation de la colonialité du pouvoir dans les structurations de la pensée et du savoir: « la colonialité du savoir est la dimension épistémique de la colonialité du pouvoir ».

Puis, le portoricain Ramón Grosfoguel et le colombien Santiago Castro-Gómez expliquèrent dans Le tournant décolonial (2007) que l’imposition eurocentriste (ce que nous désignons par le terme Blanchitude) colonisait encore et toujours tous les domaines des sciences et en particulier les sciences sociales. En 2007, le portoricain Nelson Maldonado-Torres ajouta son trait au constat de l’interdépendance de la colonialité du pouvoir et de la colonialité du savoir, en parlant de « dimension ontologique de la colonialité » détectable dans le vécu colonial de la condition d’infériorité. Puis en 2013, la chercheure nord-américaine Catherine Walsh, intégra à la perspective de l’interculturalité critique, une étude développant les « pédagogies décoloniales ».

Enfin en 2007, la philosophe María Lugones approfondit le concept de colonialité du genre qu’Anibal Quijano avait déjà définit comme correspondant à « la mise en ordre des rapports de genre autour de l'axe de la colonialité du pouvoir ».

Sans s’incliner devant plus de soixante-dix de revendications décoloniales, la France se défend de sa colonialité qui fonctionne de façon indéfectiblement structurelle, en s’accotant toujours sur les Lumières dont les ombres sont dissimulées dans une conception fumeuse de l’universalisme, qui rappelons-le, a toujours justifié les occupations impérialistes et le système colonial, et cela en sachant absoudre les crimes contre l’humanité perpétrés par ce système. Imperturbablement, les circonvolutions républicaines telles que l’identité républicaine, les droits de l’Homme, la citoyenneté, la laïcité, sont assénées avec une force de répétition qui cherche à occulter des réalités fondamentalement contraires à leurs principes. Nous constatons qu’aujourd’hui en France, l’idéal colonial reste opérant non sans s’édifier sur un fond de construction de cet ennemi de l’intérieur qu’est le racisé, ce qui nous ramène à la « construction de la différence coloniale interne » soutenue par Partha Chatterjee.

Le racisme anti-Noir structurel produit nombre d’inégalités en matière de logement, de santé, d’éducation, de travail, de justice, de représentation dans les instances décisionnaires diverses et variées, de représentation politique. La France sait encore s’en défendre en créant des mouvements de façade tels SOS Racisme, ou encore Ni Putes Ni Soumises en ce qui concerne le genre, ou la HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité), qu’elle manipule pour laisser croire à son souci d’égalité sociale et de droits de l’Homme.

En France continentale et en France ultra-marine, les quatre strates de la colonialité s’exercent sur des groupes racisés à partir de la construction nationale de valeurs ethnodifférentialistes qui procèdent des valeurs coloniales. La colonialité commence donc avec l’essentialisation de populations dont la racialisation prends son origine dans l’idéal colonial et le régime politique qui lui donne corps. Aussi à l’heure où les Afrodescendants et les Africains repensent les réponses à opposer aux narrations politiques et historiques de leur présence au monde, afin de se reconstruire dans une autre construction de leurs nations respectives, le concept de colonialité nous pousse à repenser et à mettre en situation les problématiques inhérentes à cette reconstruction.

La seconde partie de notre chronique « Le siècle de nos décolonisations de l’Outre-mer » s’attache à présenter le Groupe d`Initiative de Bakou contre le Colonialisme français en ce qu’il recherche une élaboration de ces réponses.


Notes

1 Nous employons plutôt le terme « Domien » pour ne pas dire « Créole », dont l’usage est critiqué depuis quelques années pour sa résonance coloniale ; en effet, « créole » s’appliquait aux Blancs et non pas aux Noirs pour signifier leur naissance dans les îles.

2 https://blogs.mediapart.fr/edition/memoires-du-colonialisme/article/091119/la-censure-normee-des-etudes-decoloniales-reponse-aux-80-psychanalystes

3 Nous nous appliquons à rappeler systématiquement dans tous nos articles que dans notre usage des termes Noirs et Blancs, nous faisons référence à des groupes de population usuellement nommés, perçus et différenciés par cet indicateur colonial qu’est la couleur. Ils ne procèdent donc pas d’un classement de la personne associé à son phénotype, étant donné qu’ainsi nous faisons référence à des groupes de population socialement racisés dans notre société française post-coloniale, que ce soit sur la versant de l’infériorité Noire ou sur celui de la supériorité Blanche. C’est ce suprémacisme Blanc que nous nommons « Blanchitude ».

En somme, ces termes ne référent ni à l’indice mélanique de la couleur ni à un quelconque marqueur phénotypique de la personne, mais bien à une adhésion sociale et culturelle de la personne à l’un ou l’autre de ces deux groupes selon les valeurs qu’elle partage.

4 https://theprint.in/world/anti-colonialist-organisations-from-the-last-french-colonies-resolve-to-eliminate-colonialism-at-nam-conference/1856180/

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