Dans une tribune publiée par "Le Monde" du 4 juin dernier sous le titre : « Éradiquer l'hépatite C : mais à quel prix ? »le Professeur JF. Delfraissy, directeur de l'ANRS (Agence Française de Recherche sur le Sida et les Hépatites) s'inquiète de ce que, pour la première fois, la France pourrait se trouver dans l'éventualité de ne pas avoir accès à un ou plusieurs médicaments "sauveurs de vie" en raison de leur prix prohibitif: nous ravalant à la situation des pays du sud qui ne pouvaient s'offrir les traitements contre le VIH avant que l'apparition des médicaments génériques ne fasse baisser les prix de façon drastique.
L'évocation pour la première fois d'une telle éventualité, et le fait même qu'un homme aussi responsable et pondéré que le Professeur Delfraissy s'en émeuve publiquement, donnent à penser qu'il est grand temps que le problème posé soit porté devant l'opinion publique et que les termes du débat ainsi que les choix possibles puissent être éclaircis. Cette tribune se veut une modeste contribution dans ce sens.
Rendons grâce avant tout au Pr. Delfraissy de mettre en lumière un fait qui a été trop peu connu et encore moins médité. C'est bien l'apparition des antiviraux génériques qui a permis l'accès aux traitements pour les malades atteints du Sida sur le continent africain, lequel contribuait alors pour plus des trois quarts aux 20 millions de décès dûs au Sida. Or la décision de fabriquer des antiviraux génériques a été prise à l'époque par le gouvernement brésilien, désireux de traiter les malades sur son sol et confronté aux prix exorbitants exigés par les laboratoires pharmaceutiques. Évoquant une clause d'urgence sanitaire, et soutenu par les nombreuses associations mobilisées alors de par le monde pour l'accès aux traitements, le gouvernement de Mr. Lula a résisté aux pressions des instances internationales , telles l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce). A sa suite, quelques laboratoires privés (en Inde et en Thaïlande) se sont lancés aussi dans la production de ces médicaments, ce qui a entraîné une chute radicale de leur prix. Rappelons encore qu'à l'époque, aux abords des années 2000, alors que les pays dits riches bénéficiaient déjà depuis 1996 des nouvelles thérapies antivirales, dites trithérapies, qui avaient totalement transformé le pronostic de la maladie, l'ensemble des médias occidentaux et instances internationales exhortaient les pays africains à "faire preuve de réalisme" en se contentant de mesures préventives -à savoir les préservatifs et l'espoir d'un vaccin dont le concept même n'existait pas-, car le prix élevé des médicaments les mettait hors de portée pour eux. Ce n'est qu'après l'apparition et la mise en circulation des antiviraux génériques que des programmes de traitement des malades se sont mis en place et que des instances ad hoc ont vu le jour, telles le "Fonds Mondial pour traiter le Sida la tuberculose et le paludisme » ou le plan américain dit « plan Bush » ou PEPFAR.
Voici donc qu'il s'agit maintenant de nous-mêmes pour le traitement d'une autre maladie virale, l'hépatite C. Cette infection , si elle s'établit de façon chronique, évolue à long terme vers la cirrhose du foie exposant à toutes les conséquences et complications d'une cirrhose, dont le carcinome hépato-cellulaire. Jusqu'à présent, nous disposions uniquement de traitement basés sur l'utilisation de l'interféron, dont l'efficacité était modeste (10 à 60% de chance de succès virologique en fonction du sérotype viral concerné), la tolérance médiocre (rendant quasi impossible la poursuite d'une activité professionnelle sous traitement) et la durée prolongée (de l'ordre d'une année voire plus de traitement). Cependant, dans la mesure où le virus de l'hépatite C, à la différence du VIH ou du virus de l'hépatite B, ne peut s'établir à l'état de provirus latent dans l'organisme, un succès virologique permet de parler d'éradication définitive du virus et donc de guérison. Or récemment sont apparues – grâce à des avancées en matière de design des médicaments d'ailleurs largement induites par les recherches préalables sur le Sida-, de nouvelles molécules antivirales qui permettent, en se passant de l'interféron, d'obtenir des taux de succès virologique avoisinant les 100% quel que soit le serotype viral concerné, avec une tolérance extrêmement satisfaisante et une durée de traitement n'excédant pas quelques semaines. Plusieurs de ces molécules sont en cours d'homologation par les instances internationales de santé, et l'une d'elles, le Sofosbuvir, se trouve déjà « sur le marché ».
Mais « à quel prix » ? La firme pharmaceutique produisant le Sofosbuvir réclame actuellement -excusez du peu!-la somme de 50.000 euros pour le traitement d'un seul malade. Qu'est-ce qui peut justifier une somme aussi exorbitante ?
Ce n'est pas, expose le Pr. Delfraissy, le coût de fabrication du médicament, qui devrait s'établir dans une fourchette de 75 à 185 euros par malade. (100 à 250 dollars). Ce n'est pas non plus, contrairement à ce que veut nous faire accroire une légende bien établie, les coûts liés à la recherche et au développement des médicaments. Ceux-ci, expose Mr. Delfraissy, correspondent à 8%à 12% du budget des laboratoires pharmaceutiques. En outre, dans une interview diffusée par l'ANRS en même temps que l'article de JF Delfraissy (voir deuxième pièce jointe), le Pr. JM Pawlotsky rétablit la vérité à cet égard. Ce sont bien , de par le monde, les laboratoires universitaires, dans nos pays publics, qui effectuent toutes les recherches fondamentales permettant d'ouvrir des pistes de réflexion et de formuler des propositions permettant de s'engager dans la voie de développement d'un nouveau médicament. Les firmes pharmaceutiques ne font que se saisir des idées avancées et des pistes préparées par le travail des laboratoires universitaires pour engager le développement de nouvelles molécules.
Quels sont donc les arguments avancés pour justifier ces prix exorbitants ? Il y en a deux, et il est très remarquable qu'ils soient maintenant mis en avant sans fards – et qu'on nous demande donc de les intérioriser et les avaliser comme tels.
Le premier, c'est la concurrence. Les grands trusts pharmaceutiques se livrent une guerre sans merci pour imposer contre leur concurrent « leur » molécule, équivalent à peu de choses de près à celle de l'autre. La grosse part du budget des firmes pharmaceutiques, c'est le lobbying et le marketing. Tout praticien du système de santé le sait fort bien, se trouvant en contact quasi quotidien avec l'immense appareil des cadres commerciaux, délégués médicaux des firmes etc.. venant vanter leurs produits et proposer leurs services variés et divers (depuis « on vous paye le pot du petit déjeuner » jusqu'aux voyages payés congrès symposiums et bien d'autres choses quand on s'élève dans l'échelle de leurs valeurs). Par conséquent, ce qu'on nous demande de payer pour pouvoir soigner un malade (nous, c’est-à-dire la collectivité, la sécurité sociale, le système de santé public), c'est le prix gigantesque de la guerre que se livrent entre elles les firmes pharmaceutiques privées pour accroître au détriment de l'autre les dividendes de leurs actionnaires.
Le deuxième, c'est le « retour sur investissement ». En l'occurrence, à la différence par exemple des antiviraux contre le VIH qui doivent être pris toute la vie, les traitements de l'hépatite C offrent au malade la chance -pardon, du point de vue de l'investisseur privé, il faut dire la malchance- d'une guérison. Le pauvre investisseur pharmaceutique est en situation de scier la branche sur laquelle il est assis, ce d'autant plus que, à force de traiter et guérir les malades, la prévalence et l'incidence de l'infection vont diminuer, conduisant même peut-être à terme au contrôle voire à la disparition de la maladie. Il faut donc traire la vache à lait au maximum avant qu'elle ne tarisse.
En outre, ajoute la firme, vous devez vous montrer solidaires. Cette fois c'est la mise en concurrence des malades entre eux. Nous avons même droit à la touche finale de chantage humanitaire.En acceptant de payer au nord le prix fort, dit la firme Gilead, vous nous permettrez d'offrir un prix plus bas au sud , sinon nous ne le pourrons pas. En fait, Gilead propose d'ores et déjà 1000 euros par patient pour le Sofosbuvir en Égypte. Car évidemment, le problème n'est pas là, il s'agit du rapport entre prix et taille du marché, l’Égypte avec ses millions de patients atteints d'hépatite C constituant un marché terriblement alléchant, où la firme a grand hâte placer ses pions pour se l'approprier avant l'offre des firmes concurrentes.. La firme ,toute pétrie de sentiment humanitaire ,ne nous dit d 'ailleurs pas combien de traitement et à quel prix elle compte proposer au Cameroun par exemple, victime comme l’Égypte d'une sévère épidémie d'hépatite C consécutive à des campagnes de vaccination dans les époques passées.
Foin de ces considérations touchantes. Un problème est bel et bien posé, qui mérite d'être traité et éclairci devant l'opinion publique, car l'option retenue tire véritablement à conséquence. Qu'est-ce qu'un médicament, quelle est la finalité de ce produit ?
S'agit-il d'une marchandise comme une autre, destinée avant tout et d'abord comme toute autre à enrichir les actionnaires privés qui en sont les détenteurs et promoteurs ?
Ou s'agit-il, de part sa valeur d'usage bien particulière, d'un produit d'intérêt public destiné à sauver la vie des malades qui en ont besoin et à permettre à la collectivité de contrôler les maladies qui l'affectent ou la menacent ?
Le Pr. Delfraissy conclut en espérant qu'un « juste prix » pourra être trouvé, autrement dit qu'un compromis acceptable entre ces deux conceptions du médicament pourra être élaboré. Il s'agit là d'une décision politique dit-il, il faut bien sûr que la puissance publique se charge de la négociation, et il espère en outre que , en portant l'affaire à échelle de l'Europe, le point de vue de l'intérêt public et le souci du grand nombre de patients qui ont besoin d'être traités pourraient gagner en poids face aux exigences gargantuesques des trusts pharmaceutiques privés.
En homme soucieux des équilibres, le Pr. Delfraissy en appelle, en contrepoint du « juste »prix », au sens de responsabilité des médecins tenus à « la juste prescription ». Il a raison. Mais en l'occurrence , les choses sont fort simples. Comme il le mentionne lui-même, il y a indication à traiter les patients atteints d'hépatite C à partir d'un stade de fibrose F2. La fibrose hépatique induite par la maladie virale étant cotée de 1 à 4 (le stade F4 correspondant à la cirrhose), et le stade de fibrose étant des plus facile à déterminer par des méthodes non invasives et fiables, déterminer qui a besoin d'être traité ne présente pas la moindre difficulté. Et tout praticien engagé dans la prise en charge de ces patients a sous la main la liste de ceux qui sont en attente de traitement.
Aussi n'y-a-t-il pas de doute quant au niveau où se situe la question de responsabilité et la question de justice. C'est pourquoi il nous semble qu'une large information et un large débat sur la question posée sont des plus nécessaires. Ils permettront qu'une opinion publique éclairée puisse soutenir les gouvernements dans les négociations en cours. Et s'il s'avère que les firmes pharmaceutiques refusent d'abaisser leurs exigences à un niveau qu'on puisse considérer comme « juste », alors la question se pose des conséquences qu'il conviendrait d'en tirer. Sommes nous capables, et sommes nous désireux, de suivre la voie ouverte par le Brésil pour assurer à nos patients les traitements qui leur sont nécessaires et qui existent ? Ou bien sommes-nous, nous autres en Europe, convaincus que prendre une telle liberté n'est ni possible ni souhaitable ,que l’assujettissement aux exigences des actionnaires privés des trusts pharmaceutiques constitue par lui-même notre bien le plus cher et la limite infranchissable de ce qu'il nous est permis d'envisager et d'espérer pour nous et pour les autres ?
Il est sans doute très bénéfique de poser la question à échelle de l'Europe. L'hépatite C affecte un grand nombre de patients en Europe, notamment dans le sud du continent (en Espagne par exemple).
En outre, abaisser le prix des médicaments à un niveau "juste" ou "générique" est le seul moyen réel de faire avancer leur mise à disposition à échelle mondiale et constitue donc la seule solidarité effective et réelle. "
Mediapart a refusé de publier cette contribution envoyée il y a quelques mois, malgré l'appui et les arguments d'un confrère hépatologue. Cela peut vous sembler radical, écrivait-il, mais une certaine radicalité -prendre le problème à sa racine- peut être utile à la compréhension et au débat. Il apparait aujourd'hui que Mediapart tient justement à se garder d' une telle radicalité, préférant de très loin les voeux pieux adressés "au gouvernement". "Le gouvernement va-t-il choisir d'encadrer les firmes pharmaceutiques"? Question vraiment touchante, quand on vient de montrer chiffres à l'appui et faits à l'appui que ce sont bien plutôt les dites firmes qui encadrent les gouvernements et achètent le monde médical depuis les internes, à coup de congrès tous frais payés ou" pots du petit déjeuner", jusqu'aux professeurs, à coups de rémunérations consistantes et voyages première classe. Qui commande à qui? Et qui veut quoi? Je proposai de commencer par cette question: que voulons-nous? Quitte à discuter ensuite ce que nous serions disposés à faire au service de ce vouloir: lancer "depuis la base" un mouvement de probité, en proposant aux médecins de refuser les déjeuners et autres invitations aimables des laboratoires? Difficile, dans ces temps où la vertu n'est pas vraiment tendance n'est-ce pas? On comprend que Mediapart, qui se doit d'être à l'écoute de son public, préfère s'adresser plaitivement au gouvernement qui serait censé être le gardien de la morale, n'est-ce pas, dont le rôle serait de garantir, pour le bien-être de la classe éduquée et sensible, un bon capitalisme, un capitalisme bien encadré et bien moral.