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Billet de blog 8 juin 2024

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Mladen Materic - De miel et de sang

Il faudra nous rappeler ce qu’est le sens de l’hospitalité, l’empathie et le sens de nos métiers. Il faudra nous rappeler que ce qui grondait dans les Balkans il y a 30 ans gronde encore dans une centaine de territoires, de terres, de foyers, de citoyen·nes brisé·es. Il faudra nous rappeler que Mladen Materic a bonifié le paysage artistique et humain à Toulouse et dans le monde entier.

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Comment pourrait-il en être autrement quand le souvenir de l’homme dont l’humilité et la pudeur se fait écho à la justesse névrotique de son théâtre sans mot ?

Mladen écrivait des spectacles sans voix. Peut-être parce que, héritier d’un millefeuille culturel, il faut dépasser la langue pour n’en trahir aucune. Peut-être que, héritier des terres mystiques, envoutantes le corps capte et se tient prompt à exprimer les trésors bien plus puissants que soi, bien plus puissamment que par la voix, et au service de plus grand que soi. Peut-être que, héritier de ces terres de miel et de sang, après l’expérience dans le coeur, dans la chair, de l’horreur des guerres, l’on reste inévitablement sans voix et que c’est sans voix que l’on exerce son cri comme une parenthèse de poésie, un élan d’espoir en suspens, un acharnement pour et vers une résilience en soi.

Et en retour, son théâtre d’action élaboré dans une guirlande de couleurs, a bouleversé par les gestes, les images qui s’ancrent dans la chair, dans la peau, forcément. Des couleurs, des fleurs, du kitchissime et du message que l’on a à coeur de transmettre, tel un mantra, pour (se) rappeler le précieux de la vie, et faire fleurir le monde après l’horreur- l’indicible.

Un plateau en guise de peau, un langage théâtral qui s’émancipe des mots pour mieux, peut-être parler à toutes et tous, nous alarmer, nous avertir, nous faire rêver et respirer. C’est le souvenir que j’ai comme une sorte de parenthèse de respiration. Je me souviens des interprètes comme en suspens comme racontant un muet expressionniste, un absurde ballet, une pantomime romanesque, via un zoom sur un détail surréaliste sur un costume ou sur les vrais-faux décors.

Théâtre Tattoo c’est pour moi le fantasme du dépassement de soi, c’est la reconquête de racines ou l’invention de nouvelles par un imaginaire teknicolor tout de dorure et de précision. C’est la succession d’actions qui crée l’évènement. Leçon stanislavskienne que Mladen aura transposé explosant les codes du réalisme social pour oeuvrer à un théâtre du fou- celui-là même qui joue avec et se joue des codes pour créer par l’image de quoi nous donner un os politique et humain à ronger.

C’est de transgression dont il s’agit. Transgression de codes, de frontières. D’exils et d’accueils successifs élaborant cette succession d’actions pour l’évènement, celui qui raconte l’hospitalité en mouvement, l’empathie et la solidarité, et raconte l’urgence d’écrire une autre Histoire, de reconquérir nos histoires, d’imaginer une autre histoire, qui ne s’écrira jamais vraiment - ne s’incarnera jamais vraiment peut-être qu’au théâtre.

À la volée au sortir d’un spectacle ou au détour d’une rue où l’on se rencontre « par hasard », Mladen me demandait où en étaient mes projets. Il me demandait surtout « comment tu vas ? ». Il ne le demandait pas comme çà en passant. Il voulait savoir comment je me posais dans le monde et comment le monde me bougeait, comment il s’inscrivait dans ma peau et ce que j’en faisais au plateau, et nous échangions alors en synthèse accélérée, sur comment l’on parle du monde, de nos mondes. J’ai connu Mladen, l’oeil sourire, à l’affut de la plaisanterie, et toujours le front et l’esprit préoccupé. En travail.

Un autre souvenir s’impose à ma mémoire. Celui de Jospeh Nadj qui en conférence au Festival d’Avignon tandis qu’il en était le directeur artistique, sort ses différentes cartes d’identités pour questionner d’une voix frêle, d’une voix épuisée, d’une voix en larmes, ce que veut dire « identité » lorsque l’on a plus de terre, lorsque l’on a une guirlande de papiers d’identité, lorsque nos géographies sont bousculées, nos existences perturbées par le sang et l’exil, lorsque nos « territoires »  saccagés modifient les gênes de l’intime à restaurer… si tant est qu’il puisse l’être.

Mladen, c’est l’histoire d’une équipe et d’une créativité momentanément choquée et bouleversée à vie par une guerre de territoires et d’identités. C’est un yougoslave devenu anglais puis français. C’est une histoire d’exils et de tentatives de continuer d’exister par et pour le geste artistique.  C’est l’Histoire de Haris Haka Resic, Jelena Čović, Tihomir Vujičić Tisa, Haris Burina et d’autres encore, plusieurs fois orphelin.e.s, plusieurs fois dépossédé.e.s, nomades forcés en passation continue, orphelins de contrées d’accueil en contrées d’accueil… jusque Toulouse et ailleurs, et encore ailleurs.

Aujourd’hui Mladen s'en est allé retrouver sa terre natale et l’on se souvient, comme ses créations invitaient à le faire.

Ce deuil est une invitation à la mémoire collective - lapalissade pour sûr - des déchirements de guerre en ces terres de miel et de sang d’une part et en ces contrées pas si loin de chez nous au cœur des tragédies réelles. Il nous/me faudra nous rappeler la nuance et la mesure et la droiture et l’impérieux prix à payer à poser un acte de transgression. Il nous/me faudra méditer sur le terme « transgression » et peut-être même cesser de le dire et privilégier sa manifestation, comme le Théâtre Tattoo en quête de résilience.

C’est aussi un effort de mémoire collective que de se souvenir que Jackie Ohayon avec le Théâtre Garonne et toute son équipe et tou.te.s leurs allié.e.s ont accueilli Mladen Materic et sa troupe à Toulouse.

De là à dire que Toulouse est une terre d’accueil… de là à dire que toute l’équipe du Théâtre Garonne, que toute une myriade de personnes et personnalités - proches et parfaits inconnu.e.s - ont été mus par un élan d’hospitalité et ont sauvé quelques âmes et leur créativité… de là à dire que le théâtre sauve des vies … Il nous faudra assurément un effort collectif de mémoire. De mémoire, et de passation.

Difficile de ne pas penser au travail de passation justement qu’Aurélien Bory entreprit avec Mladen pour l’adaptation de « Je me souviens Le Ciel est loin la terre aussi » et qui entretient le flambeau de transmission. Gage de passion, gage de gratitude, exemple d’un rien ne se crée rien ne se perd tout se transforme, exemple d’un acte de passation “meta", bien plus grand que soi, pour rendre hommage à.

L’histoire du monde, comme celle du théâtre, s’écrit au gré d’effacements de territoires et de noms. Elle se modèle au gré de révisions et d’invisibilisations. Mais elle s’ancre dans la terre et dans la peau et il nous appartient de passer le mot, de passer le geste. C’est le devoir de mémoire auquel me rappelle le départ de Mladen.

Ma peine se range au côté de la douleur de sa famille, de ses ami.e.s, de ses proches. Je suis avec vous. Maladroitement, très certainement, je suis de miel et de sang.

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