C’est dans un décor de « travail à la table », que Le Président nous offre sa dernière mise en scène télévisée en improvisation structurée. Durant 25 minutes il se livre à un exercice que les énarques et les artistes-interprètes ont en commun : improviser pendant un temps donné sur un sujet que l’on ne connait pas. Le premier vise à rassurer en remplissant le vide par un discours truffé d'éléments de langage, le second à divertir et, pourquoi pas, faire rêver. Le Président tente les deux.
Il joue sa fonction et se fait acteur possédé pris d’inspiration : acrobate-ciracassien, il a à coeur d’occuper différents plans : sauver les intermittents du spectacle, réinventer la culture, proposer un pacte de confiance dans une résistance résiliante, avec pour objectif : rassurer.
L’objectif étant posé, l’improvisation peut commencer. Pour ce faire il adopte « l’attitude » : il joue « cool », et pour un Président habitué aux allocutions tenues et mains tenues, c’est un défi. Si l’attitude « cool » peut choquer, elle ne fait que révéler la forme choisie : la parodie.
Ainsi, dans cet art du « faire comme » de façon exagérée, voilà que Le Président s’incorpore son personnage, qu’il est « habité » par lui, en dialogue direct avec les dieux de l’inspiration, en osmose avec son public choisi, singeant geste pour geste le comportement de l’artiste au travail :
Car oui, nous artistes, on s’appelle par nos prénoms. Vas-y que je te « Catherine, je te Franck, Aurélien, Mathilde, Nora, Stanislas…. ». On est à l’aise physiquement- on s’étire on se gratte, on se frotte, on s’auto touche (on s’auto-touche beaucoup c’est vrai), on s’affale sur le dossier de notre chaise, on se retrousse les manches, on écarte grands les bras et au diable si nos auréoles se voient car nous entre créateurs de la création, on travaille au corps quoi, on transpire et ça se voit. On se recoiffe, on se décoiffe, on se gratte la tête, les bras, les cuisses, on se met les doigts dans l’oreille parce que nos cerveaux fument. On se masturbe beaucoup aussi, le corps et l’esprit, on est connu pour ça : on se branle l’auriculaire et l’annulaire, on se branle même un peu la cravate au passage, nous on aime ça toucher, le corps ou l’habit on est plus à ça près et même le poignet jusqu’au poing fermé- « ah non ! s’écrie la coach en moi, c’est vraiment trop là ! Tu es trop en force- tu en fais des caisses! … on dirait un publiciste sous coke en brainstorming… Respire… ! Emmanuel respire (oui, parce que moi aussi en travail de coaching je tutoie). « Less. Is. More ». Mais le geste du poing en pénétration vigoureuse est dans la boite je l’ai visionné dix fois.
Ce geste ne nous choquera pas, ne dit-on pas d’un artiste qu’il fait corps avec les mots, qu’il met les mots en bouche, qu’il fait l’amour avec les mots tant il les assemble avec poésie et virtuosité pour nous faire frémir ? nous faire orgasmer ? N’avez-vous jamais eu d’orgasme musical ? Les mauvais interprètes, eux, se font l’amour à eux-mêmes. Ils s’écoutent parler par excès d’égo, manque de technique et d’humilité. Dans un usage abusif des mains et des poings fermés vers lui-même à chaque « ensemble », notre Acteur-Président s’extasie, s’émeut, se glorifie à corps offert à corps perdu. Et dans sa logorrhée faite d’images improbables, le mauvais acteur s’écoute parler, il se délecte de jouer à transgresser les codes de la bienséance, de doigts en orifices et d’orifices en cheveux indisciplinés.
Si, j’en conviens, l’attitude est risible et si je me plais à contempler la myriade de postures incarnées - plutôt maitrisées - de notre artiste en roue libre, à ce stade je dois bien l’admettre je ne sais pas de quoi il parle- et ce n’est que le début.
Car passé l’exercice - déformation professionnelle oblige- d’admirer le non verbal à foison de sa prestation, inutile d’être coach aguerrie et formée par les russes et les américains pour sentir que tout, de la prestation du Président de la République, est embarrassante.
Qui parle dans ces cabrioles de « on - je - nous » ? Invoquant régulièrement les prénoms de celles et ceux qui ont été préalablement concerté.e.s, il y a le mélange de volonté politique martelant « je veux » et la tentative d’y inscrire un nous fédérateur, mais poings fermés vers lui-même.
A qui s’adresse-t-il ? Son public, je ne sais pas bien qui c’est. C’est eux, c’est nous, c’est qui veut.
L’acteur évoque des images - hypothétiques pistes allégoriques ou métonymiques ?- poétiques certes - mais alambiquées : on doit « enfourcher, domestiquer le tigre ». Alors me voilà catapultée dans les chasses royales du Mahabharata où le guerrier-héros fort de « chiche ! ok ! on y va !» brandit sa toute puissance - phallique encore - à aller jusqu’au bout de projets d’envergure- ce que notre Président appelle « une ambition partagée ».
Alors je note : l’acteur joue à présent un héros-guerrier dont l’ambition doit être partagée.
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Le moment tant attendu de l’année blanche est là. L’année blanche, rose ou bleue disait Nora- se laisse aller le Président, museau amusé, en référence à Picasso. « Je-nous-on » les imagine soudain ces artistes concerté.e.s poétisant sur les couleurs de cette année sur le dos du sort tragique de celles et ceux qui attendent de savoir s’ils auront de quoi nourrir leur enfant. C’est sous-estimer la précarité de nombre d’artistes qui, me dis-je, penchent plutôt en ce moment pour les peintures noires de Goya.
Elle est accordée! Et en même temps, « je vais donner suffisamment confiance pour que quasiment on en ait pas besoin. On va donner des heures qui permettront de créer et de ne pas activer ces dispositifs ».
Le Pacte confiance est-il un pacte Faustien ? est-il un compromis à la façon du « Federal Project Number One » du New Deal de Roosevelt que les artistes américains ont connu dans les années 30 ? Il en a en tous cas tous les traits :
Le Président « attend de la famille culturelle » et des jeunes de moins de 30 ans, et il a « besoin de gens qui savent faire des choses, inventer pour nos jeunes ». Exit la création, entre… le doigt dans l’oreille avec les écoles, le temps périscolaire et les colonies de vacances, car « voilà, bafouille-t-il,… on vous donne… mais peut-être qu’ils feront leurs heures par ce biais ».
Le biais d’un « été apprenant et culturel pour les enfants »- ces mêmes enfants que l’on renvoie à l’école pour que les parents retournent au charbon. Les enfants « issus de l’immigration », des « foyers précaires » auront un été apprenant qui passera aussi par la télé vous pourrez apprécier le site « Nation apprenante » déjà dédié.
Exit la mobilité, exit le choix et la liberté. Le Président dessine les frontières de nos étés. Enfants issus de la précarité et artistes précaires se tiendront main dans la main pour restaurer les dégâts causés par le confinement, réparer le désastre de l’école à la maison.
Entre « distance sociale », distance spatiale et distance de classe… les pistes sont savamment brouillées.
Et puis, au fait… qui sont ces intermittents ? artistes-à-la-manque qui courent sur le haricot du Président ?
Des « autres » artistes, les artistes indépendants, au régime général, au RSA, les artistes retraités… il n’en sera pas question dans cette improvisation. Ces autres régimes ou aides sociales dont dépendent les artistes techniciens, photographes, graphistes, vidéastes, plasticiens, écrivains, peintres, interprètes, pigistes- non pas au statut intermittent mais aux revenus intermittents et souvent dans une précarité sans nom.
Le Président ayant déjà fait aveu d’ignorance en la question, il oublie toute une partie de la profession. C’est embarrassant.
Le génie français rebaptisé en « bon sens et créativité » rebaptisé en Robinson Crusoe qui, d’après notre Président-acteur « quand le naufrage est là, il se prend pas les mains dans la tête en essayant de faire une grande théorie du naufrage, il prend d’abord du jambon et du fromage, mais il a en lui cette capacité à ré-inventer une histoire unique ».
Soupir. ça aussi c’est embarrassant.
L’histoire, unique donc, est la redéfinition de l’artiste qui s’exercera sur les chemins de l’animation, la thérapie, la transmission, la médiation, l’éducation artistique en école, en hôpitaux, maison de retraites, en prison, oui, oui, oui une éducation populaire qui existe pourtant déjà.
Ce pacte oscille entre « aubaine pour une éducation populaire puissante » et « travaux d’intérêt général ». Car il ne faudrait pas que Notre Président, expert ès ingérence de nos espaces libres, dessine ce faisant les nouvelles frontières entre les star-artistes pour qui les plateaux et tapis seront toujours acquis intra et extra-muri… et les autres, moins connus, moins malléables, moins présentables…. confinés à exercer leurs talents dans d’autres espaces prévus pour eux, via l’infâme éducation populaire ?
L’artiste est habitué aux sacrifices et sacerdoces en tout genre et pour autant, je ne suis pas certaine que le jambon-beurre soit assez.
« Je veux qu’on lance un grand programme de commande publique » dit notre héros-guerrier qui, dans sa chasse royale, évoque « les prédateurs », « la riposte anti américains et chinois », la « force de frappe » toujours cette guerre du mâle dominant. J’en suis… lassée.
On est pas local, on est « relance des coproductions européenne », on est Robinson Crusoé en spiritualité néo-libéralement réinventée !
Décidément, cet « été apprenant », cette Nation-apprenante, je la sens très « mâle-entendante », « mâle-comprenante », pour tout vous dire je la sens « mâle-barrée ».
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Allez, Monsieur Le Président, les artistes, nous on aime jouer… alors CHICHE! on va ré-inventer !
CHICHE ! réunion avec les syndicats de droits sociaux pour causer problème de fond de la précarité et du chômage.
CHICHE ! réunion avec les artistes des mondes de la rue experts en matière de ré-invention des espaces
CHICHE ! vous accordez aux artistes un temps dans les média pour exposer au tout public la nature même de leur travail, ce qui est rémunéré ce qui ne l’est pas- juste pour éviter le flot de haine de l’opinion publique qui fantasme à l’idée qu’un artiste est forcément intermittent-du-spectacle et qu’il lui suffirait de travailler deux mois pour s’assurer une année aux frais de la princesse
CHICHE ! mettons les pieds dans le plat des zones rurales, quartiers chauds, de la création locale, la répartition des subventions et conventions, la starisation des programmations, l’absence de solidarité, la visibilité paritaire, l’égalité salariale, l’invisibilisation des femmes, la liberté d’expression
CHICHE ! repensons ces Machines- institutions toutes puissantes qui se pensent en toute verticalité, là où les hommes règnent en maîtres à penser et à créer, là où la communication a pris le pas sur l’expression. Redéfinissons les missions des relations publiques aujourd’hui réduites à « remplir les salles » et retissons le lien social, le lien humain.
CHICHE ! ré-inventez-vous, VOUS.
Et embrassez une ambition de dingue, de ouf : proposez votre pacte de résilience aux grands de la finance afin qu’ils injectent un peu d’éthique dans leurs pratiques et qu’ils accompagnent les besoins et les « utopies » des artistes et techniciens de la création. Et non l’inverse.
CHICHE ! lâchez vos modèles virilistes et phallocentrés où l’on enfourche, on se frotte le poignet et on rugit de nos forces de frappes comparées.
CHICHE ! féminisez-vous, préférez le Tigre de la sulfureuse et ondulante Shakti. Invoquez les Antigones, les Médées les femmes, les mères, les matermittentes, les résiliantes, les survivantes : elles vous diront comment gérer un budget, comment user d’empathie, comment tuer l’ennui, et capitaliser l’instinct de survie. Croyez-moi, elles savent très bien se débrouiller.
Voyez-vous, l’artiste, c’est le Fou du Roi c’est la folle Cordelia : l’artiste n’a pas vocation à obéir. Sa substantifique moelle est même de désobéir. Sa Nature est de dire ce que l’on pense, ce que l’on a dans le coeur. C’est comme ça, on ne peut pas s’en empêcher. On ne peut s’empêcher de dire quand le Roi est nu, quand le Roi est fou, quand il est foutu, même quand on sait que l’on risque le fouet.
Nous, artistes, glorifions les riens et raillons les puissants comme vous. Nous, artistes, nous sommes humains. Parfois nous nous compromettons et parfois nous nous soulevons. Nous tendons un miroir vers la nature et y faisons s’accoupler mille et une cultures.
Nous, artistes sommes des créatures sensiblement prématurées : nous ressentons à fleur de peau le vent tourner, nous avons des désirs et des soifs qui vous sont inconnues. Nous caressons des étoiles dont la lumière ne vous est pas encore parvenue. Nous travaillons une matière invisible à l’oeil nu. Nous jonglons avec des sphères telluriques, surfons sur des vagues quantiques et dialoguons avec des univers qui ne sauraient se soumettre aux lois du marché et de la compétitivité.
Nous sommes Artaldiennes, nous sommes Brechtiennes, et nous sommes Antiques. Nous nous immisçons au coeur de la tripe endormie du public, dans sa mémoire sensorielle, cellulaire, dans les palpitations de son coeur pour lui donner l’espace intérieur d’une émancipation, d’une catharsis, d’une atomique révolution.
Vous voulez nous inviter à la corde à sauter pour amuser les enfants à l’heure de la récré ? Oh non ! nous ferons mieux que cela, nous les élèverons.
Prenez garde à l’infâme démon de la Culture ! Elle est artiste, elle est libre… elle est folle.
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Je ne peux penser Tigre sans penser Mahabharata sans penser Peter Brook et ses enseignements sacrés :
« L’acteur cherche en vain la trace d’une tradition évanouie, et la critique, comme le public, lui emboîte le pas. Nous avons perdu le sens du rite et de la cérémonie, que ce soit pour Noël, les anniversaires ou les enterrements. Seuls les mots demeurent en nous, même si d’anciens élans renaissent au plus profond de nous-mêmes. Nous sentons que nous devrions avoir des rites, que nous devrions faire quelque chose pour les retrouver, et nous reprochons aux artistes de ne pas le faire pour nous. Alors l’artiste tente parfois de trouver de nouveaux rituels, avec son imagination pour seule source : il imite la forme extérieure des cérémonies païennes ou baroques, y ajoutant malheureusement ses propres artifices. Le résultat est rarement convaincant. Et après des années et des années d’imitations de plus en plus inconsistantes et édulcorées, nous en arrivons à rejeter la notion même de théâtre sacré. Ce n’est pas la faute du sacré s’il est devenu une arme de la bourgeoisie pour rendre les enfants sages… » Espace Vide : Ecrits sur le théâtre, Peter Brook