Je précise « a priori » car j’ai dû quand même mener un débat avec mon fils il y a quelques mois à ce sujet. Nous agissons, dans le foyer, en pleine conscience. (Je place ici à toutes fin utiles que mon fils, footeux, vient d’être sacré grand vainqueur au concours penalty dans son Club de foot.)
Mon fils et moi avons donc longuement palabré au sujet du boycott. Lui, avançait des arguments de taille : « oui, mais… en fait… le mal est déjà fait » (certes) ou encore « oui mais… regarde, les joueurs ils gagnent des millions ? (ah ça oui ! et… ?) et ben ils peuvent verser une partie à des oeuvres pour l’écologie » ou encore quand je lui rappelle la tragédie à la construction des terrains « oui mais… tu es d’accord que les matchs fédèrent de la joie, de l’amour et des passions ? - (oui…? Il connait ma corde sensible) - et bien peut-être que les familles des victimes préféreraient que les gens se déplacent quand-même et vivent du bonheur en hommage aux victimes ? »… Je vous le dis tout de go, mon fils ne manie pas encore l’art du cynisme, mais il hésite entre devenir avocat et footballeur professionnel, d’où je le crois volontiers, ses tentatives pugnaces entre greenwashing digne des plus grandes entreprises du CAC 40 et tire-larme.
Mais pour lui c’est un peu comme lui offrir un grand banquet de bonbons-qui-piquent et chocolats et lui dire : n’y touche pas.
C’est donc, « en pleine conscience », que mon fils, 10 ans, a décidé de ne pas boycotter et moi, de boycotter. J’ai toujours refusé catégoriquement l’extravagance capitaliste à l’œuvre. Et je m’enorgueillis de ma fermeté éthique.
Certes, j’ai fait une entorse en 1998 parce que c'était LA finale et que… quel match exaltant ! J’étais jeune et j’avais l’impression que le monde entier s’aimait pour de vrai. ll est vrai qu’il m’est arrivé de regarder les matchs dans lesquels jouait Ronaldo mais vraiment juste pour le plaisir des yeux, et puis parce que je suis d’origine portugaise - appel des racines oblige- et parce qu’il donne aux bonnes oeuvres. Éthiquement, c’est raccord. Maintenant que j’y pense, je m’étais également amourachée d'un certain Goicoechea dans les années 90 tandis que je regardais la coupe ( était-ce une coupe ?) à Lisbonne avec mon cousin. Mais là, c’est normal, j’étais en famille au Portugal. Je ne sais plus du tout qui a gagné mais moi je hurlais le nom de cet uruguayen dans le pick up de mon cousin portugais pétri de honte. Une journée de régal absolu ! J’avoue, je peux le dire aussi, qu’il m’est arrivé de m’extasier parfois- non, souvent- sur la plastique - non, la technique - de Zinedine Zidane. Donc c’est vrai que j’en ai badé quelques uns, des matchs. En y réfléchissant bien je me souviens qu’enfant et adolescente, j’ai souvent regardé les matchs avec mon père. Mais c’est juste parce j’aimais passer du temps avec mon père. Je peux concéder qu’il m’arrive encore parfois de m’attarder sur un écran juste un peu pour me délecter des techniques de chute des joueurs. Comme ils se roulent par terre après une pirouette ou un vol plané et hurlent de douleur, comme ils anticipent et évitent le coup et chutent et hurlent quand-même. Feinte ou non, peu m'importe, la douleur et le spectacle de cette douleur me procure, je dois bien l’avouer, une sorte de plaisir pervers. À moins que ce ne soit l’admiration face à la maîtrise d’une distanciation théâtrale d’une souffrance non vécue réellement- oui voilà c’est par pure curiosité professionnelle. A ce stade, autant vous avouer sans vergogne m'être attardée un jour de 2018 sur les écrans géants d’un magasin Darty tandis que France-Croatie jouait et que les Pussy Riots ont investi le terrain. Je n’ai pas pu m’empêcher de partager sur les réseaux sociaux le « check » entre Kylian Mbappé et l’activiste féministe qui profitait de l’événement pour protester contre la politique de Poutine. Un moment inoubliable- pur intérêt politique, évidemment. Et puis récemment Maroc France j’avoue j’ai regardé... parce que... ben parce que je suis toulousaine. Et puis mon fils regardait et j’avais à coeur de lui tenir compagnie. Élan maternel oblige.
Et hier soir, tandis que je travaillais à la dramaturgie de « Hamlet » j’entendis des voix surgir de chez les voisins. Diantre ! me dis-je, c’est le match France-Argentine j’avais oublié ! Mon cerveau primitif a pris le relai sans aucune résistance de l’autre part. J’ai allumé l’écran me disant « c’est juste pour voir ». « Nous » en étions déjà à la 83ème minute. « Je » était déjà « nous », j’étais faite comme un rat !
Pas parce que le match en lui-même- je n’y entends toujours rien et je n’ai toujours pas compris pourquoi une prolongation a fait suite à une autre prolongation. J’étais happée. Prise d’une fascination malgré moi, comme chaque fois en réalité. Prise par le suspense. Je ne soutenais ni les argentins ni les Bleus, peu importe l’issue de ce match de finale j’étais hypnotisée. Je me suis même entendue crier quelques « nooooon! » et pousser deux-trois « allez!!! » manquant de faire valser mon bouillon de légumes bio- je l’admets. Et, tandis que se livrait une lutte entre mes espaces rationnel et reptilien, entre culpabilité d’avoir allumé l’écran et quelque chose qui se résumait à « oui mais… » je me figurais que mon fils regardant le match à 600 kilomètres de moi… j’avais l’impression d’être un peu avec lui. Vous ai-je dit que mon fils a été récemment sacré vainqueur de penalty…? Ainsi, au moment du Pénalty réussi de MBappé, devinez donc à qui j’ai pensé le coeur lourd et léger ? Et voyez comment la lutte névrosée s’est soldée.
Parce que, en opérant une introspection et posant une loupe sur mes contradictions, je vois bien que le foot… c’est un peu pour moi comme le Nutella. Je boycotte Nutella au profit d’un pot de Nocciolata, 3 fois plus cher mais plus éthique qui, comme me l’a fait remarquer mon fils au supermarché, a pris 20% d’inflation tandis que le Nutella non. Mais... disais-je, ce pot de Nutella que je n'achète pas, en pleine conscience, j’ai plaisir à m’en délecter à grands renforts de cuillorée chez ma sœur qui elle ne s'embarrasse pas de préoccupation éthique sur le Nutella mais a clairement refusé de regarder une seule seconde des matchs au Qatar… comme quoi.
Le boycott, c’est un peu un entre-deux au fameux to be or not to be shakespearien. Est-il plus noble pour l’esprit de souffrir les frondes et les flèches d’un scandaleux destin ou bien de prendre les armes contre une mer de tourments et y mettre un terme en s’y opposant ?
N’avons-nous pas tenu à faire savoir notre boycott-ou-pas-boycott par voie de notre nième smartphone dont les matériaux proviennent de ces pays où villages entiers décimés, où des enfants sont sacrifiés où des populations cancérisées, où les eaux polluées ? par voie de réseaux sociaux qui se nourrissent et prospèrent de nos faits et gestes clicks & like & share pour mieux nous… connaitre et guider notre « conscience » ? Ne sommes-nous pas prêtes et prêts à nous endetter pour une voiture électrique tandis que l’on alerte sur les coupures de courant à venir dans les foyers et tandis que l’on crie volontiers au scandale de terrains climatisés ?
Mon avocat-footballeur-de-fils me faisait remarquer que si « Le Pen » avait été élue, l'équipe de France serait constituée de deux joueurs. Mon fils, fervent pratiquant de la diversité, (il en a une réelle expérience) se repaît de ses arguments à tout venant aiguisant de fait sa conscience sociale et politique. Et il a raison.
En poussant un peu plus loin le bouchon, pourquoi ne pas se demander tant qu’on y est si les boycotteurs ne seraient pas racistes ? Moi… qui sait ce que je pense dans mon salon devant mon pot de Nocciolata à 10,70€, mon voisin dirait … « coïncidence ? je ne crois pas !».
Hamlet, lui, dit que la conscience fait de nous tous des lâches. En effet, nous l’arrangeons et la tordons à notre guise avec des arguments plus ou moins minables plus ou moins brillants, éthiques ou commodes pour nous faire croire que nous donnons un sens à notre existence. Les conditions de travail des employés, les conflits et le sang versé dans les pays loin si loin - et pas si loin- juste là sous nos pieds, tout cela doit nous rester étranger, impalpable, inconcevable, pas fiable. Le cerveau, primitif et civilisé à la fois, s’arrange selon l’humeur, selon la mode, selon l’angoisse, selon l’urgence du moment. Nos contradictions sont aussi amusantes que fatales. Humaines, en somme. Que ce soit devant son poste de télévision, au supermarché devant les étals et les rayons, à sa bouche et à son ventre, jusque dans l’urne qui décidera pour nous : l’on choisit son poison, l’on choisit son exaltation.
Et je repense à l’article qu’avait écrit la dramaturge Sarah Kane à l’aune de la performance d’un certain David Beckham : «Why can’t theatre be as gripping as footie ? » (pourquoi le théâtre ne peut être aussi captivant que le foot?). Elle disait n’avoir jamais quitté un match avant la fin (contrairement à une pièce de théâtre) parce que « l’on ne sait jamais quand le miracle va arriver ».
Le miracle, c’est MBappé qui marque son 3ème but, c’est les penalties, c’est les tirs-au-buts. C’est mes voisins dont les cris de joie m’ont arraché à mon quotidien, c’est Maroc-France à Toulouse, c’est mon fils, et c’est la sensation d’être soudain comme dans l’art de la performance et comme le soutient Sarah Kane « en contact direct avec les attentes physiques, émotionnelles et intellectuelles du public ».