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Les Ceméa (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active) sont une association regroupant des militant.e.s sur toute la France métropolitaine et d'Outer-mer et développent des actions en référence à L'Education nouvelle et populaire.

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Billet de blog 6 mai 2020

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Vie sociale et confinement : A la Boutique Solidarité de Toulouse

VST, la revue du travail social et de la santé mentale des CEMEA réagit à l'actualité en recueillant des témoignages de professionnels actuellement sur les terrains. Comment les institutions s'organisent-elles pour faire face au coronavirus ? Quelles difficultés, mais aussi quelles inventions de la part des professionnels et des usagers pour maintenir une vie sociale … même en étant confinés ?

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Vie sociale et confinement : A la Boutique Solidarité de Toulouse

Entretien avec Christine Régis, Boutique Solidarité de Toulouse, réalisé par Henri Santiago Sanz, comité de rédaction de VST

Toulouse, 24 avril 2020

Henri Santiago Sanz : Bonjour Christine, tout d’abord peux-tu te présenter, présenter la structure, le public accueilli ?

Christine Régis : Bonjour, je suis Christine Régis, je suis cheffe de service de la Boutique Solidarité de Toulouse. Les Boutiques Solidarités font partie du réseau des accueils de jour de la Fondation Abbé Pierre. C’est important de le dire parce que c’est un réseau et cela représente une force. Nous accueillons des personnes en situation de précarité et grande précarité. Ça peut être des personnes à la rue, en squat, dans une voiture, chez un tiers en foyer d’urgence ou d’insertion… D’autres ayant été à la rue et ayant désormais un appartement mais qui sont toujours en situation de précarité… ou des personnes en appartement et qui se sont retrouvées en situation de précarité… Toute personne dans ce type de situation… sauf les mineurs…

HSS : Quel est plutôt le profil type des personnes qui fréquentent ce lieu ?

CR : Hé bien… ce sont plutôt des personnes qui sont à la rue. Ce qu’ont en commun beaucoup d’entre eux, ce sont les ruptures familiales, institutionnelles. 80 – 85 % d’hommes… Tous âges mais beaucoup entre 25 et 45 ans même si depuis quelques années, nous accueillons de plus en plus de jeunes… Moins de 25 ans. Des jeunes qui très souvent sont sortis des institutions en « sortie sèche » donc sans prise en charge… mais aussi, on a de plus en plus de personnes qui sont à la retraite avec de très petits revenus. (de plus en plus de femmes)

HSS : Sur les profils :en matière d’addictions, chiens… solitude, vie en groupe ?...

CR : Le point commun entre les personnes qui viennent ici, c’est un désir de faire un minimum de lien social. Certaines viennent juste pour se mettre à l’abri, dormir un peu, boire un café et repartir, c’est vrai mais le plus gros, c’est des personnes qui sont en recherche de lien… A propos des dépendances… A peu près un tiers… Les produits, c’est l’alcool… Pour les produits illicites, c’est plutôt les jeunes et ce d’autant plus que quand on prend des drogues dures, on ne vieillit pas beaucoup. Pour les chiens, c’est aussi plutôt les jeunes. En fait, on a un profil traveller particulier parce que certains bougent mais beaucoup restent dans Toulouse intramuros… Ils ont l’apparence traveller mais ils restent en ville…

HSS : « Voyageur immobile » comme chantait Higelin…

CR : (Rires). Oui, exactement.

HSS : OK. Maintenant qu’on a vu ces gens-là, est-ce que tu peux nous parler de la structure, de ses missions et des personnels ?

CR : La Boutique Solidarité de Toulouse est organisée autour de quatre missions : accueil, écoute, orientation, accompagnement. Pour l’accueil en tant que tel, on essaye de faire en sorte que les personnes nous donnent leur prénom, vrai ou faux, on accueille la personne telle qu’elle est, telle qu’elle se présente. Le but c’est de mettre en place un premier lien avec eux. En temps habituel on propose les services douche, bagagerie, petit déjeuner, laverie sociale, ce qu’on appelle les services de base. Ensuite, il y a les orientations. Nous faisons les évaluations des situations sociales des personnes. On va rentrer dans le détail quand la personne « est en démarche de ». Certains ne veulent rien du tout, on les laisse tranquilles, ils sont là, c’est tout. Nous avons une équipe pluridisciplinaire. Pour les évaluations, il y a les travailleurs sociaux dont deux éducatrices spécialisées, une monitrice éducatrice. On a aussi un éducateur sportif parce qu’il nous semble important qu’il y ait des moyens de médiations pour pouvoir créer le lien. Du coup, on a des ateliers sportifs avec l’éducateur sportif qui propose du foot, de la boxe. Pendant un temps, il faisait même de la sensibilisation à la gymnastique douce pour les femmes, toujours pour essayer de créer du lien avec les personnes. Voilà… et puis nous avons aussi des accueillants-animateurs, qui sont souvent les premiers à accueillir les personnes, et donc apportent une attention particulière et fondatrice dans le lien avec les personnes.

Mais aussi, au-delà du sportif, on propose des ateliers culturels, théâtre, écriture-dessin avec une psychologue, jardin… Sur le versant sanitaire, nous avions une infirmière qui vient de partir à la retraite que nous n’avons pas encore remplacée à cause des gros problèmes que nous avons rencontrés ces derniers temps. Mais ça va se faire, les besoins sont là. En plus, l’équipe se compose d’un moniteur éducateur, qui lui est principalement sur la maraude en gare, partenariat que l’on a depuis très de 10 ans avec la SNCF. Il a comme mission d’aller vers les publics, d’évaluer les besoins afin d’orienter ou de faire des accompagnements individuels. Il intervient aussi sur la boutique sur les temps d’accueil.

Au delà du lien, la dimension de veille est aussi au centre de notre travail.

HSS : Là, il est important de dire que vous n’êtes ici que depuis peu suite à une grosse crise liée à votre ancien emplacement. Tu peux en dire un mot ?

CR : Oui. La Boutique Solidarité depuis sa création, 1995, était à la rue des jumeaux, à proximité de la gare. C’est un quartier que nous ne voulions pas quitter car, c’est connu, il y a des besoins, il faut être là où sont les publics. Or, il s’avère que d’une part nous étions dans le périmètre du projet TESO1 et d’autre part, que le propriétaire voulait récupérer le bâtiment. Nous étions donc en recherche d’un nouveau bâtiment à proximité, sans y réussir. Le projet TESO a fait que le quartier a été évacué de ses habitants dans la perspective de la démolition et, ces derniers temps, il a été complètement abandonné. C’est devenu un quartier sinistré, glauque au possible. Beaucoup de violence, beaucoup de deal à la vue de tout le monde, le contexte souvent tendu de la prostitution... Des squats sauvages se sont créés. On a essayé de prendre contact avec eux mais ils ne voulaient rien du tout. Beaucoup de violence donc. On a occupé une place de médiateurs dans le quartier. Quand il y avait des problèmes, les gens venaient nous chercher mais c’était très difficile… le climat s’est dégradé, on a subi nous-mêmes de la violence en tant que salariés par des personnes que l’on ne connaissait pas du tout. Lorsque ce sont des personnes que l’on connait un peu, on peut négocier, faire du lien, avec ces personnes inconnues, c’était impossible. Il y avait des bagarres entre eux dans lesquelles on ne pouvait pas faire médiation. On s’est retrouvés en danger. On a vu des gars armés de couteaux, de barres de fer… C’était une forme de violence gratuite étonnante… On a appelé la police plusieurs fois – ce qui n’est pas vraiment dans nos habitudes mais là, ça nous dépassait– on a sollicité entre autre la préfecture, qui a comme compétence l’accompagnement des publics en précarité, mais on n’a pas vraiment été entendus malgré les diverses interpellations dans ce moment très difficile.

On ne pouvait plus travailler. Il fallait quitter le lieu. Ces dernières années et intensément en 2019, les équipes de direction et de l’accueil ont mis les bouchées doubles. On a eu diverses propositions, en lien avec la mairie de Toulouse, qui ont finalement capoté. Il a fallu qu’on ferme pour des questions de sécurité avant même d’avoir trouvé un nouveau lieu. C’est le CA de l’association qui a décidé. Mais les choses n’avançant pas, on a décidé de faire une marche d’interpellation, qui a mobilisé beaucoup, beaucoup de personnes du réseau. On a essayé de faire entendre notre cause par des interludes revendiquant nos besoins devant le siège de Toulouse Métropole et de l’EPFL. Mais comme cela n’avançait toujours pas, soutenus par notre CA, nous avons réquisitionné un bâtiment vide pour interpeller autrement les pouvoirs publics de l’état. On a tenu cette réquisition, qui s’est avérée symbolique pendant 15 jours puisque pas adapté à un accueil de jour sur du moyen terme. Mais ça a permis de renouer un dialogue avec la préfecture, même difficile, et enfin de trouver ce lieu dans lequel nous sommes maintenant et qui figurait dans les possibilités que nous avions envisagées, explorées avec les personnes accueillies et dont nous avions transmis la liste à la préfecture et à la mairie. C’est important de dire que ce bâtiment-là nous avait été signalé par un accueilli. C’est un ancien ESAT2 récupéré par un promoteur et la préfecture a fait la démarche envers lui pour introduire notre demande. Il a accepté… sachant que c’est du provisoire car il y a un projet logements pris dans des questions juridiques aujourd’hui. Certes, on n’est pas près de la gare mais nous savons qu’il y a des besoins ici, rive gauche de la Garonne, ne serait-ce qu’avec la proximité de l’hôpital Lagrave avec la multitude de services de soins destinés aux précaires qu’il concentre. Le local est très bien placé, il est grand et offre de grandes possibilités. Le public nous dit qu’il est paisible et très agréable.

HSS : Passons maintenant aux questions relatives à la situation particulière relative au confinement…

CR : Dés le début du confinement, nous avons mesuré que des personnes allaient se retrouver délaissées, sans rien du tout. Ça a été nos premières préoccupations. Dans le tout premier temps, nous avons dû fermer pour protéger le collectif parce que nous recevons plus de 80 personnes par matinée. C’était impensable de pouvoir accueillir les personnes dans ce contexte-là. La priorité donc était d’aller vers les publics, de fournir les attestations indiquant qu’ils étaient à la rue parce qu’on savait qu’ils allaient prendre des PV. Nous les avons bricolées nous-mêmes, sans valeur juridique, attestant que la personne était à la rue.

HSS : Une attestation permanente ? Acceptée par les forces de l’ordre ?

CR : Non. Hebdomadaire. Et acceptée… maintenant oui, même si certaines patrouilles se lâchent encore, à la marge. Mais globalement, les policiers sont habitués maintenant.

HSS : La première semaine, ça s’est passé comment ?

CR : Il y a eu beaucoup de PV. Plus de la moitié des personnes que nous rencontrions à la rue ont été verbalisées en première semaine. C’est après que ça s’est calmé, au bout de la 3ème semaine.

HSS : Et vous en avez des traces ? Parce que je sais que la Ligue des Droits de l’Homme notamment, a fait un communiqué pour condamner ces pratiques et voir comment cela pouvait être contesté…

CR : Oui. Pas que la LDH. Le service juridique de la fondation Abbé Pierre s’est aussi investi de la question… Mais on n’en a pas trace parce que soit on ne leur remet aucun papier (le PV devant être envoyé à une domiciliation ou boite mail que la police exige sur le fait) soit qu’en colère, ils l’ont jeté, déchiré… On a bien essayé de leur dire de les garder pour que nous puissions les centraliser et faire remonter mais, ça s’est avéré impossible.

Ensuite… Nos actions. Nous avons décidé d’ouvrir de manière différente. Il fallait garder accessibles les services que ne proposent pas les autres intervenants. La bagagerie parce que les personnes viennent chercher ici leurs affaires. La laverie, on ne pouvait de toute façon pas la conserver puisqu’elle n’était pas encore en service compte tenu de notre arrivée très récente sur ce lieu. Et pas de bol, on n’a pas encore les douches à cause d’un problème interminable de réparation de chaudière. Pas de chauffage, pas d’eau chaude… Cela dit, certains prennent des douches froides, nous disant qu’ils préfèrent ça à se laver dans la Garonne.

On a maintenu la distribution des duvets. … des gels hydroalcooliques… et de la nourriture que la banque alimentaire nous avait procurée. C’était important parce que le restaurant social n’offre que des pique-niques et que les personnes avaient très, très faim. On donnait du fromage, des fruits, des gâteaux… de quoi se remplir l’estomac.

Et puis… On a des maraudes, les « maraudes en gare », qu’on a décidé d’élargir. On a défini cinq secteurs, deux professionnels par maraude, partant en vélo à la rencontre des publics. Le but était de faire une évaluation des besoins, duvet, attestations, orientations si nécessaire. A ce moment là, il n’y avait pratiquement rien d’ouvert du côté des services habituels, c’était donc très important… Ici, nous étions certainement le seul service dans lequel les publics pouvaient rencontrer physiquement les travailleurs sociaux. Car que ce soit la Veille Sociale, les MDS3, le CCAS4… Tout se faisait par téléphone. Nous avons décidé de continuer à les accueillir en présentiel. Ce qui est compliqué, c’est qu’aux personnes qu’on connaissait déjà, s’ajoutaient des personnes nouvelles qui sont arrivées sur Toulouse et celles complètement délaissées et dont il fallait s’occuper… Et notamment parce qu’il leur était pratiquement impossible de joindre leur référent social à cause de la surchauffe des permanences téléphoniques. Comme ça ne répond jamais, ils viennent ici et du coup, nous sommes surchargés par les multiples situations à traiter. Situations bloquées que les collègues essaient de détricoter. On essayait de prendre contact avec les services… S’ils sont présents… Au téléphone. Contact avec les tutelles… Réactualisations Pôle-Emploi car autant la CAF n’a posé aucun problème en faisant suivre les droits automatiquement de manière générale, autant Pôle-Emploi, c’est une « grosse désolation » parce qu’il faut quand même réactualiser et les collègues sont complètement saturés sur ce sujet. On s’est substitué à plusieurs services et compétences.

HSS : Ce sont des choses que vous ne faisiez pas avant ?

CR : Non, pas sur tous les sujets et pas avec autant de demandes. On le faisait mais là d’une part, on ne pouvait pas orienter vers les services adéquats parce qu’ils étaient injoignables et d’autre part, on avait des quantités de situations très importantes. D’habitude, on oriente vers le droit commun parce que c’est important comme principe mais là, c’était impossible. Il fallait prendre sur nous. Et là, ça continue même si petit à petit les services commencent à rouvrir.

HSS : Passons à autre chose. Comment se comporte le public dans cette actualité ? Par rapport aux injonctions, les gestes-barrière… Ont-ils des masques même de fortune ?

CR : Non… Sur la distanciation, c’est compliqué. Maintenant ça commence à aller un petit peu mieux mais… Il faut toujours expliquer. Ils te disent « j’ai vu Macron à la télévision mais j’ai rien compris… » Il fallait tout reprendre, réexpliquer en français mais aussi comme on peut aux personnes d’origine étrangère. Nous, on essaye au maximum de tenir ce cadre mais c’est vraiment compliqué parce que globalement ils comprennent et puis après, entre eux, ils repartent, ils vont boire la bière ensemble, ils se font la bise… C’est déjà compliqué quand on est dans une situation stable comme beaucoup de citoyens français, alors quand on a aucune protection, les gestes barrière ont beaucoup moins de sens.

HSS : Est-ce qu’il y a eu des gens qui ont été touchés par le COVID ici ?

CR : Non… Ni accueillis, ni accueillants. Pas ici. Il y a eu des cas assez nombreux au Gymnase5. Comme quoi, le confinement à 80, ça le fait pas.

HSS : Oui. Confinement collectif, c’est presque un oxymore…

CR : C’est ça. Exactement.

HSS : Maintenant peux-tu préciser même si tu en as déjà dit quelques mots, ce qui a été modifié dans votre organisation professionnelle…

CR : En fait pas énormément de choses. La plage d’accueil, c’est toujours de 9h à 12h. Sauf qu’ils attendent dehors et qu’on les fait entrer un par un. On les oriente. Ceux qui vont voir un travailleur social, ceux qui vont à la bagagerie, qui viennent recharger le portable, ceux qui ont besoin d’aller aux toilettes. Pour info, toutes les toilettes en centre ville sont fermées ainsi que les points d’eau! ils font comment dans ce contexte?.. On régule les distances, les salariés ont des masques, du gel hydroalcoolique. Pour les masques, il faut bien dire que si on en a, c’est parce que chacun d’entre nous s’est débrouillé de son côté pour en trouver… ce ne sont en aucun cas les autorités qui nous les ont fournis, jusqu’à il y a 15 jours. Des masques ont été fournis par la préfecture mais malheureusement, on ne s’attendait pas à cela. Ils ne sont pas du tout adaptés aux publics vivant à la rue, et sur beaucoup de points. On veut tous des masques adaptés pour se protéger dans de bonnes conditions. Il a fallu qu’on se débrouille parce que si on n’avait pas eu nos solutions personnelles, on n’aurait pas pu fonctionner.

HSS : Pour revenir un peu sur votre activité globale, vous avez donc réussi à la préserver…

CR : Sauf pour l’accueil collectif… Et les ateliers. Pour le reste, l’accueil individuel tel que j’en parlais tout à l’heure a été conservé. Il faut dire néanmoins quelque chose par rapport à la faim. En fait, ils avaient très, très faim. La banque alimentaire a décidé de nous donner un peu plus et nous avons commencé à faire des colis alimentaires que l’on donnait le matin. C’est vite devenu dur à gérer. De plus en plus de personnes venaient et on a décidé d’accueillir pour une collation le matin et de distribuer les colis l’après-midi, sur rendez-vous.

Une particularité. Parmi les nouvelles personnes, se trouvent beaucoup de personnes logées, ayant eu des petits boulot, intérim, etc. stoppés par le confinement et qui se retrouvent affamées car sans ressources.

HSS : Donc des travailleurs pauvres qui se retrouvent sans ressources et qui ont entendu parler de votre distribution alimentaire. Mais ce n’est pas votre public ordinaire…

CR : A la base non mais il n’y a pas à tergiverser dans ces situations là, il faut aider.

HSS : Sur la question alimentaire sur Toulouse. Tu as employé tout à l’heure l’expression « ils ont faim ». On en a beaucoup entendu parler. Il y a eu divers communiqués du GPS6, de la LDH, de plusieurs collectifs associatifs parlant d’une situation dramatique…

CR : Oui. Comme je le disais tout à l’heure, nous sommes un point de collecte… Il y a eu aussi des choses à propos des squats. Les squatteurs ne pouvaient plus s’alimenter. Ils craignaient de sortir par peur de se faire verbaliser ou, étant en situation irrégulière, de se faire prendre et expulser (on connaît deux personnes qui avaient une OQTF7 et qui se sont fait prendre et sont menacées d’expulsion)… Du coup, elles ne venaient plus chercher à manger ici mais, grâce à un collectif qui les soutient aussi, nous leur avons fait passer de la nourriture par ce dernier. On a donc accepté d’être un point de collecte pour ce collectif là. Plus globalement sur la question de l’alimentation, les gens ont super faim… Là, il faut parler des chèques services. On a pu en bénéficier de la part de la fondation Abbé Pierre tout d’abord. Ça a été facile à mettre en œuvre parce qu’on a une pratique des chèques services depuis des années… Puis sont arrivés les chèques services de la préfecture. Nous avons été investis comme les seuls distributeurs, avec « Intermède8 », les autres associations ayant fait le choix d’acheter de la nourriture et de faire des colis alimentaires. Nous étions donc les seuls à délivrer des carnets. Du coup tout le réseau nous a envoyé les gens qui sollicitaient, la Veille Sociale, les MDS, le CCAS, etc. et là, c’est devenu ingérable. Le matin à 8h30 on avait déjà 35 personnes devant la porte, ça ne désemplissait pas. On a donc pris la décision d’arrêter la distribution collective. On n’était plus qu’un service de distribution de chèques services. Cela créait des tensions fortes, les derniers arrivés n’avaient rien… On n’a pas connu ça bien sûr, mais ça me faisait imaginer les tickets de rationnement pendant la deuxième guerre mondiale… Pour peu que ce soient des personnes que nous connaissons, on avait droit à des propos pas terrible du style « vous aidez que les bulgares et nous que dalle »… Tu vois ce que la situation peut générer comme type de discours. Ou, au mieux, ils se décourageait et repartaient en voyant la queue… Et puis, avec les agitations, on risquait aussi des problèmes de voisinage. On vient à peine d’arriver, alors… Je pense que la préfecture devrait créer un guichet unique pour les chèques, hélas ce n’est toujours pas à l’ordre du jour.

Pour essayer de simplifier, on les a distribués exclusivement pendant les maraudes. Là, c’est plus simple… Et puis, tout ça n’avait plus de sens pour nous. Notre travail n’est pas d’être uniquement pourvoyeur de services. Notre travail, c’est la construction du lien. Quand tu n’as plus deux minutes pour accueillir, parler avec la personne, voir ou elle en est, le sens du travail disparaît… C’est du grand n’importe quoi… Ce n’est pas possible.

HSS : D’accord. Autre chose… Quels sont les manques ? De quoi avez-vous besoin dont vous manquez ? Tout à l’heure tu parlais des masques…

CR : Oui, comme je te disais, on s’est débrouillé puis la préfecture nous a livré des… je ne sais pas si on peut appeler ça des masques fonctionnels pour les personnes à la rue et les équipes. On ne peut pas les donner au public dans le fonctionnement actuel qui est recommandé, à part ceux qui le souhaitent réellement… mais cela a des gros risques, car il faut les laver, pas plus de 10 fois et sans sèche-linge. Alors comment laver, savoir combien fois cela a été fait, dans quelles conditions … C’est une des recommandations mais là encore ce n’est pas adapté aux publics.De plus, c’est très stigmatisant. Si tu vois quelqu’un dans la rue qui porte un masque comme ça, c’est qu’il est dans la précarité. Non, c’est insupportable qu’il n’y ait pas de solution proposée et adaptée aux publics vivant dans la précarité dans de telles circonstances. L’équipe a mis ces masques et au bout de 2 lavages à 60°, sans sèche-linge, ils étaient déjà trop petits, impossible de les mettre pour nous protéger correctement.

HSS : Et ça, c’est… de l’argent jeté par les fenêtres ?

CR : Oui, c’est ça… Donc on s’est débrouillé et maintenant, l’ARS9 devrait nous livrer des masques chirurgicaux la semaine prochaine mais uniquement pour l’équipe, j’en ai fait la demande. Car on sait que le stock est limité avec des professions très ciblées et le secteur de l’exclusion sociale, encore une fois, n’est pas considéré comme prioritaire bien que l’on soit en contact avec des publics fragiles. Combien et combien de temps, je ne sais pas. Sinon, plus globalement, le gros manque, ce sont les places de confinement pour les personnes à la rue. Étaient annoncées pour les personnes isolées sans abris 140 places et on en est à 60… Le deuxième bloc de 70 places à Auzeville n’ouvrira pas. Les personnes sont en demande forte. On fait des listes, on fait remonter à la Veille Sociale et ça n’avance pas. Les places n’existent pas. De plus, juste sur Auzeville, pour des personnes à la rue c’est loin, les chiens ne sont pas acceptés...

HSS : Qu’est-ce que vous auriez espéré pour ce confinement. Quel style de places et combien ?

CR : Et bien, déjà, des places dans la ville et pas à l’extérieur, des places supplémentaires en hôtel pour les couples et pour les femmes, des lieux pour ceux qui ont des chiens, style camping (avec mobilhommes). Ce qui est compliqué, c’est que les associations ont fait des propositions de bâtiments vides adaptés que la préfecture n’a pas voulu entendre. Une dizaine de bâtiments. L’exemple type, c’est l’ancienne clinique Saint Jean, adaptée mais vide…

HSS : On peut dire que la préfecture résiste à ouvrir des lieux…

CR : On peut le dire. C’est quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. Peut-être que le fait que le département soit moins touché que d’autres par le virus, fait que la préfecture ne sent pas trop de pression pour mettre à l’abri. Mais les personnes ont peur… Et c’est, encore une fois, une différence de traitement entre les personnes, les catégories sociales. On dit aux gens de rester à la maison et à eux, on ne leur en donne pas la possibilité. Après, l’État énonce des grands principes… Le « logement d’abord », etc. Mais là, on n’y est pas. Ce qui s’est passé aussi, c’est que les gens, très angoissés, ne sont pas restés au centre-ville à cause des verbalisations, au début, ils se sont dispersés, ont ouvert des petits squats… Il y a donc une partie de sans-abris dont on ne sait rien de l’endroit où ils sont… C’est une complication supplémentaire. On ne sait pas si ça va ou pas, au niveau des consommations, des RDR10

HSS : Ils échappent donc à la vigilance des gens qui habituellement jettent un coup d’œil à leur situation.

CR : Ce qui fait partie de nos missions… De plus, il y a eu tout un débat houleux sur le nombre de personnes ayant besoin. La préfecture ne voulait pas reconnaître le nombre réel de personnes en squat. Heureusement qu’il y a eu des réseaux plutôt militants, soucieux des personnes en grande difficulté qui ont assuré l’approvisionnement des gens, C’est prêt de 1700 personnes nourries toutes les semaines. S’ils n’avaient pas été là, franchement je ne sais pas comment cela aurait tourné. Une anecdote un peu sinistre. La préfecture a salué que des centaines de « sandwichs-triangle » aient été distribués mais les personnes n’en peuvent plus de manger des sandwichs matin midi et soir pendant des semaines et des semaines ! je pense particulièrement à ceux qui ne peuvent pas cuisiner. Qui le ferait ?

HSS : Tu penses qu’il a manqué un peu de mobilisation de ce type pour amener les pouvoirs publics à prendre la vraie mesure de l’évènement ?

CR : Oui… Mais ça a bougé un peu. Les sandwichs mis sur le pavé par un collectif, symboliquement, ça a permis d’avancer un peu. Maintenant la préfecture a reconnu un nombre de personnes en squats plus proche de la réalité. 1500. Avant ils disaient moins de 900. Un autre problème est le manque de coordination globale. On peut voir venir un retraité en vélo de Saint Martin du Touch… Des personnes peuvent aller à deux endroits pour avoir des chèques services, d’autre n’ont rien. Il a été décidé en préfecture que tel dispositif, telle association prendrait en charge tel public, mais cela a des limites car tout le monde ne peut pas se déplacer et d’autres n’ont pas l’information. Il n’y a pas de coordination globale mais heureusement que l’on communique dans le réseau et qu’une esquisse de coordination s’est mise en place pour répondre au mieux.

HSS : Ce qui valide qu’il serait nécessaire de réunir les pouvoirs publics, ensemble, avec les associations concernées pour coordonner l’action… Et que les pouvoirs publics mettent les fonds nécessaires.

CR : Tout à fait. Il y a eu des tentatives au début mais ça n’a pas abouti. Le manque de coordination complique tout. Et les choses changent régulièrement. On nous dit « c’est tel service » et puis c’est un autre… on court partout. Mais du côté des mobilisations, ce n’est pas ça. Il y a quelques communiqués, GPS, Médecins du monde, les quatre associations « tête de proue »…des pétitions en ligne et des articles dans certains médias ont fait bouger quelques points quand même. A la sortie de cette crise, il faudra vraiment que l’on face les comptes et que l’on tire les leçons de cette gestion et à tous les niveaux. Le public subit les décisions, le fonctionnement décidé ce qui renforce sa souffrance quotidienne. Et ne parlons pas des personnes qui présentent des pathologies psychiatriques ou de fortes angoisses.

HSS : Parlons maintenant des changements de comportements. Est-ce que cela a été l’occasion de constater des nouvelles formes de solidarité ? Entre personnes accueillies ?

CR : Alors, c’est difficile… Oui, il y en a. je sais que des personnes hébergées ont accueilli des sans abri, des personnes à la rue qui se sont mises ensemble pour être au moins à deux, afin de protéger le lieu, les affaires pendant que l’un va faire ce qu’il doit faire, aller chercher à manger, se doucher… Ils ont aussi pas mal diffusé l’information qu’on distribuait des chèques services. Des personnes se sont proposées pour nous donner un coup de main, personnes accueillies ou personne lambda, des citoyens, des voisins ou venant de plus loin. Sauf que dans les contraintes actuelles, on a choisi de ne pas accepter. C’était trop difficile d’intégrer une personne qui ne connaît pas du tout, la structure, les principes de travail, les gestes adéquats… C’était trop compliqué. Pour ARPADE11, le foyer Riquet a accueilli des personnes en réserve civique, pour qu’elles aillent chercher les denrées à la Banque Alimentaire mais pour ce qui est de l’accueil, premier contact à l’entrée, gestion de la rue, non. Ce n’était pas possible. Mais c’est quand même sympa de voir des gens s’approcher des lieux avec l’envie d’aider, poser des questions…

HSS : Et dans l’équipe, comment ça s’est passé ?

CR : Dans l’équipe, on a la chance de bien s’entendre, de bien fonctionner ensemble. Ce qui a été compliqué, c’est d’avoir des directives qui peuvent changer d’une minute à l’autre et de vivre des paradoxes permanents. Il faut faire et refaire les plannings, etc. Dans l’urgence sociale, on a l’habitude de l’instabilité permanente mais là, c’est monté un cran au dessus. Bien sûr, il a fallu s’adapter à la distance, les masques, aux actualités de chaque partenaire… ce sont des choses qui ne sont pas spontanées, qui ont du mal à s’ancrer et, confrontés à des personnes tendues, qui ont faim et peur d'attraper le virus,c’est d’autant plus difficile… mais l’équipe est toujours là.

Bien sûr qu’il peut y avoir des tensions mais ça se régule... Parce qu’on a tous le souci des publics… Et les instances publiques le savent bien d’ailleurs. Quoi qu’elles fassent ou qu’elles ne fassent pas, ils savent qu’on est là, qu’on ne lâche pas. Je ne parle pas que de nous. Je parle de tout le réseau, les collectifs connus ou moins reconnus... Ils savent que l’on s’occupera des publics en situation de fragilité quoi qu’il se passe… et on nous dira « c’est très bien ce que vous faites » (rires)... et la suite, les réponses ? On a quand même la chance d’avoir de bonnes relations entre les services, je pense par exemple à la Veille Sociale. Et il faut noter aussi le soutien de notre association, ARPADE. Nous, on a pu embaucher, provisoirement bien sûr, quelqu’un… Et on a vu, en interne, des personnes glisser d’un lieu à un autre pour permettre la réorganisation du travail. Ça, l’association l’a soutenu. On continue. Merci et respect à l’équipe de la Boutique Solidarité pour sa persévérance et son travail qui depuis des mois demandent une adaptabilité sans cesse et de surmonter les pressions…

HSS : OK, merci Christine, bon courage.

1Le projet TESO (Toulouse Euro Sud-Ouest appelé désormais « Grand Matabiau ») un projet qui programme la démolition et reconstruction d’un pan important au bas des quartiers Bonnefoy et Périole, à proximité de la gare Matabiau. Ce projet prévoit une gare TGV, des centres commerciaux, des bureaux et des logements à loyer élevé ainsi qu’une tour de verre de 150 mètres de hauteur, tout ceci en lieu et place des habitats populaires historiques.

2Établissement ou Service d’Aide par le Travail.

3Maison Des Solidarités

4Centre Communal d’Action Sociale

5Dans les tous premiers jours, les pouvoirs publics ont ouvert un gymnase aux personnes sans abris malgré l’avis contraire des associations en raison de l’impossibilité objective d’une distanciation. Effectivement, de nombreux cas ont poussé à la prise en soins des infectés dans un lieu spécifique plus adapté et le gymnase a été fermé.

6Le GPS (Groupement pour la Défense du Travail Social) a été constitué par des travailleurs sociaux salariés des dispositifs d’accompagnement des plus précaires pour entreprendre tout type d’actions jugées nécessaires à ces populations devant l’inertie des pouvoirs publics.

7Obligation de Quitter le Territoire français.

8Intermède est le CAARUD (Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des Risques pour Usagers de Drogues) de l’Association Clémence Isaure de Toulouse.

9Agence Régionale de Santé

10Réduction des Risques dans la prise de toxiques.

11La Boutique Solidarité est un des services de l’association ARPADE (Association Régionale de Prévention et d’Aide face aux Dépendances et aux Exclusions) dont les missions sont : soins spécialisés en addictologie, lutte contre les exclusions, insertion socioprofessionnelle et prévention.

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