Les Ceméa (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active) sont une association regroupant des militant.e.s sur toute la France métropolitaine et d'Outer-mer et développent des actions en référence à L'Education nouvelle et populaire.
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Vie sociale et confinement: en service Covid
VST, la revue du travail social et de la santé mentale des CEMEA réagit à l'actualité en recueillant des témoignages de professionnels actuellement sur les terrains. Comment les institutions s'organisent-elles pour faire face au coronavirus ? Quelles difficultés, mais aussi quelles inventions de la part des professionnels et des usagers pour maintenir une vie sociale… même en étant confinés ?
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.
Dans un contexte de « crise sanitaire », l’Hôpital dans lequel je travaille a connu une mutation soudaine et importante. Des urgences aux services de soins de suite, l’intitulé « Covid »1 s’est répandu massivement et rapidement sur tout l’établissement.
Cela ne s’est pas fait sans une certaine violence. Cette crise sanitaire est venue bousculer un Hôpital déjà en crise2. Le manque de moyens, le nombre de places limitées en service de réanimation et la violence avec laquelle peuvent parfois se manifester les symptômes dessinent les lignes d’une réalité insupportable et nous confrontent à un sentiment d’impuissance inévitable.
Le service Covid que j’ai intégré n’est pas désigné comme un service de « première ligne ». Son principe est d’accueillir des patients, qui n’auront pas accès à des soins de réanimation du fait de leurs antécédents et/ou de leur âge. Une commission éthique est chargée de statuer sur chaque dossier en amont. Comme envisager un travail possible à partir de cet accès refusé ?
L’accompagnement de fin de vie et les soins de confort devaient être au premier plan. Pourtant, même dans ce service si particulier, un travail du coté de la vie a été et reste possible. A travers cet écrit, j’aimerais évoquer les changements que j’ai pu observer à mon échelle du point de vue des pratiques, des savoirs, mais aussi des nouvelles possibilités de travailler. Mon propos se situe ainsi à cet endroit où l’impossible a pu finalement laisser la place à quelques surprises.
A propos du vécu des soignants
Pour les équipes soignantes, des modifications importantes se sont produites dans la nature des soins et des actes, mais aussi dans la façon de travailler, la relation aux patients ou encore le rapport à son métier.
Travailler en Unité Covid met chaque professionnel dans un contexte particulier impactant ses rapports familiaux et son mode de vie. Chacun a du prendre des habitudes, des précautions et des distances. Il a également fallu expliquer, rassurer l’entourage, tout en prenant en compte la part de risque. Certains se sont isolés de leurs domiciles et de leurs proches pour un certain temps, l’Hôpital proposant d’ailleurs quelques possibilités en ce sens.
La place ainsi prise par le métier et son impact sur la vie personnelle a pu susciter quelques questionnements. Sur quelles bases soutenir sa place au travail dans ces conditions ? Un devoir citoyen ? Le fait de travailler pour un service public ? L’envie de se sentir utile ? Supporter un peu mieux l’impuissance ? Sur ces questions, des réponses semblent à la fois nécessaires mais tout à fait variables. C’est peut-être une des raisons pour laquelle l’investissement et l’implication sont fluctuants selon les professionnels, mais aussi selon les moments.
Par ailleurs, il y a eu des changements de postes, puisque nous avons tous été plus ou moins « mobilisés » ou « redéployés » sur différents services selon les besoins. Cela n’a pas toujours été bien vécu, les professionnels concernés n’étant pas toujours consultés. « De toute façon, on n’est que des pions » me disait un collègue après un n-ième changement. Sur notre service, la société d’entretien a exercé son droit de retrait. Donc, il y a eu aussi quelques glissements de taches. Autrement dit, chacun a vu son travail être modifié sur de nombreux aspects (lieux, missions, problématiques).
Dans la dynamique de groupe, ce contexte a également impacté les relations de travail. Entre collègues, malgré les distances physiques de précaution, les limites se sont parfois déplacées dans nos échanges. Par exemple, nous avons pris l’habitude de demander aux uns et aux autres des nouvelles de l’entourage familial. Une attention plus particulière est portée entre collègues se retrouvant en quelque sorte sur le même bateau.
Par ailleurs, le risque de contamination expose le groupe à quelques conflits : notamment des différences en termes de points de vue, de précautions, de rapports au patient et de possibilités de soins. Le départ et le retour au travail de certains collègues contaminés sont parfois problématiques. « On m’a traité comme un pestiféré » me disait ainsi un collègue. Ce qui pouvait parfois correspondre à une réalité, mais aussi à un vécu interne que laisse entendre l’emploi du « comme ». Certains ont eu des proches contaminés à qui ils ne pouvaient pas rendre visite.
Comment continuer à soigner tout en étant préoccupé pour son entourage ? Comment composer avec le risque de contamination ? Comment soigner sans se mettre en danger ? Comment travailler ensemble avec suffisamment de confiance ?
Ces questionnements dénotent un peu avec l’image des héros en blouse blanche. Certains ont pu formuler « ne pas se sentir héros du tout » et ne pas forcément être réceptifs aux applaudissements de 20h.
Frayer une voie parmi ces questionnements n’est pas toujours aisé. Verbaliser, partager, confronter les craintes et les appréhensions est un travail nécessaire mais presque constant. A défaut, elles sont bien souvent agies : en rejet ou en isolement. Si les postures de chacun ne peuvent pas être similaires face à ce nouveau contexte de travail, un peu d’accordage reste possible à condition de supporter quelques différences individuelles.
Il est devenu alors possible de parler ensemble de quelques aspects plus plaisants. Comme celui d’une marche matinale agréable au sein d’une ville confinée, une pause déjeuner prise au soleil, ou encore des discussions à plusieurs à évoquer un ailleurs ou un après.
De l’alitement à la stimulation
Au début de l’épidémie, les patients sont alités. La plupart sont sous perfusion et sous oxygène. Il est indiqué à chaque soignant d’être prudent et de penser d’abord à sa sécurité. Un équipement est prévu à chaque entrée en chambre. Au début, je me souviens que nous mettions du ruban adhésif entre nos gants et nos manches, comme pour couvrir le moindre bout de peau apparent.
Après quelques semaines, les décès se sont fait moins nombreux. Certains patients ont commencé à aller mieux. Un mouvement de la mort à la vie s’est opéré. Certes, l’hypothèse d’une deuxième vague nous incite à rester vigilants. Mais peu à peu, la fréquence des décès a laissé place à une réflexion sur l’après. Les projets de sortie ont vu le jour. L’assistante sociale a pu retrouver une place.
Mais, cette bascule n’est pas si simple, elle laisse des traces. En tant qu’équipe, nous avons par exemple eu quelques désaccords sur l’installation de certains patients au fauteuil pour le déjeuner. Après tout, les lits médicalisés permettent d’installer le patient assis. Accompagner du lit au fauteuil demande quelques gestes supplémentaires. Quelques collègues résistaient à s’y prêter. Cela me paraissait étonnant, dans la mesure où ils pouvaient par ailleurs aider à la toilette, ce qui implique une proximité bien plus grande avec le patient.
A cet endroit est interrogé un changement de perspective : on ne passe pas de l’accompagnement de fin de vie à une autre prise en charge si facilement.
C’est par petites touches que la vie a repris ses droits. Ainsi, en transmission le médecin a évoqué un jour la possibilité d’emmener un de nos patients dans le jardin du service. Ce dernier est d’autant plus agréable avec l’arrivée des beaux jours. J’ai donc sauté sur l’occasion. Depuis, l’orientation « jardin » est devenue quotidienne. Après un mois d’hospitalisation, un premier patient nommé André a pu profiter de l’air naturel et du soleil. Plusieurs membres de l’équipe sont venus autour de lui, se faire témoins d’une vivacité retrouvée.
Le lendemain, un collègue a retrouvé André debout dans sa chambre : « Alors, on va au jardin aujourd’hui ? ». Depuis, nous faisons des ateliers dans le jardin du service. A peine réunis, les patients parlent entre eux. Ils n’ont parfois pas besoin de nous. De la position assise, nous sommes ensuite passés à la position debout. On travaille la marche et l’équilibre, en profitant de quelques rayons du soleil.
Dans ces mouvements qui impliquent des corps jusqu’ici mis à distance, il faut parfois freiner nos propres élans. Se remettre sur pieds demande du temps et la prudence. Il s’agit alors de permettre au patient de retrouver l’usage de son propre corps.
A ce titre, je remarque que nous finissons généralement ces « moments jardins » en écoutant des anecdotes d’André. Il nous épate par sa vivacité. Que la vie reprenne ses droits implique ainsi de se déprendre d’un pouvoir pris sur des corps qui ont été malmenés. Soigner comporte cette ambivalence, que ce contexte particulier ne peut que venir souligner.3
Créativité et circulation d’écritures
Concernant le travail auprès des patients, je fais un tour des chambres deux à trois fois par semaine. J’ai fixé cette fréquence à l’ouverture du service, en concertation avec les collègues afin de limiter l’usage des protections et particulièrement des masques. Un usage plus souple a pu être fait par la suite, notamment avec l’arrivée de protections alternatives (visières et surblouses cousues par des bénévoles), mais également en fonction du sens que ce travail a pu prendre.
A travers ces passages, les patients peuvent aborder leurs vécus, inquiétudes et questionnements. Le lien avec l’entourage prenait également une place importante. C’est presque par surprise qu’un objet important pour moi s’est invité dans cette pratique particulière : l’écriture.
Dans les premiers jours d’activité, la fille d’un patient appelle et me demande : « Pouvez-vous lui dire qu’on pense à lui ? ». Sans vraiment y réfléchir, j’ai pris un stylo et lui ai répondu : « Un instant, je note : On pense à toi… ». Alors qu’elle me semblait éloignée, l’écriture – qui tient une place centrale dans mon travail de thèse – venait en quelque sorte me rattraper. Ainsi, j’ai commencé à prendre des messages en note et à les apporter au chevet du patient. Ces petits mots se sont avérés précieux.
Je me souviens ainsi avoir apporté à un patient ces quelques mots de la part de sa compagne : « J’ai hâte de te retrouver. On pourra bientôt reprendre nos balades en camping-car ». A leur écoute, il a ri. A partir de ces mots, cet homme m’a expliqué ce qu’il présentait comme une passion : « Le camping-car pour moi, c’est la liberté d’expression ». Il me raconta ses escapades. Je lui ai demandé où est-ce qu’il avait l’habitude d’aller. Il me répondit : « Vers Dieppe. Mais toujours au bord de la mer ». Le silence qui suivit nous fit entendre le bruit d’un appareil qui ne m’était pas encore familier et qu’on appelle l’humidificateur. Il reprit alors avec un sourire : « Tiens, avec un peu d’imagination, je pourrais me croire au bord de la mer là… ». Ces quelques mots mis en circulation venaient ainsi lui redonner la possibilité de rêver.
Par la suite, j’ai proposé aux familles de transmettre des mots, des photos ou tout autre support par courriel. En cela, j’assumais encore davantage le rôle de facteur. Plusieurs familles font ainsi fait preuve de créativité pour adresser des messages originaux à leur proche. Je les imprime, les apporte aux patients, et les accroche parfois dans leur chambre s’ils le souhaitent. Ces mots et ces images semblent soutenir quelque chose et sont bien souvent attendus. Ils peuvent également être support d’échange pour les collègues soignants lors de leurs passages. Ces morceaux de vie viennent ainsi occuper les murs et permettre une forme de partage.
La tension entre vie et mort se fait entendre dans de nombreux aspects de cette clinique. La façon dont Freud a théorisé ces deux mouvements contradictoires reste éclairante pour nous : « L’un construit, assimile, l’autre démolit, désassimile »4. Ainsi, la pulsion de vie rassemble, « maintient la cohésion de tout ce qui vit », tandis que la pulsion de mort, détruit et délie.
Cette dualité contamine en quelque sorte à la fois : les conflits internes, les mouvements de groupes et les modalités d’une prise en charge. Ces derniers sont en effet pris entre deux tendances : l’une tend à l’isolement, à un fonctionnement opératoire, altère les liens, confronte à un impossible et réduit le patient à un corps à traiter ; l’autre reconstruit des liens, autorise le rêve et laisse une place à un sujet à entendre.
Cette lecture me semble en tout les cas permettre une respiration possible, en attendant la possibilité d’une escapade en bord de mer.
Ludovic Desjardins
Ludovic Desjardins est psychologue clinicien en milieu hospitalier,
doctorant à l’Université Paris-13 et membre fondateur de « L’autre séminaire »
2. « On est au bout » avait déjà interpellé un médecin de la Pitié-salpétrière lors d’une visite présidentielle le 27 février 2020 ; message déjà porté par les mouvements de grève de novembre 2019 et février 2020.
3. Sur cette question, nous pourrions penser à la fameuse remarque de Freud sur les trois métiers impossibles, et plus particulièrement dans sa version de 1925 : « éduquer, soigner, gouverner » (FREUD S. (1925) : « Préface à Jeunesse à l’abandon » in Œuvres Complètes XVII, Paris, PUF, 1992).
4. FREUD, S. (1920) : « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p 107
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