Ma fille,
tu vas voter pour la première fois, et je réalise que de mes engagements tu ne connais que la surface.
Tu connais mes retours tardifs, mon bureau en désordre.
Tu connais mes enthousiasmes et ma fatigue.
Tu connais mes amis qui débarquent et qui rient et qui sont graves.
Tu vois bien que je suis heureux, mais je ne t'ai pas dit pourquoi.
En fait, malgré tout ce que tu vois de moi, la politique ne me plaît pas.
Ce qui me plaît vraiment, c'est mon métier, ce sont mes proches.
C'est de voir les gens aimer leurs proches, aimer leur métier, aider les autres.
Mais encore avant tout cela, parce qu'il conditionne tout cela, je me force à regarder ce mur qui nous fonce dessus. Nous sommes à bord d'un vaisseau spatial de 6400 kilomètres de rayon lancé à toute vitesse à l'encontre des lois de la physique et de la biologie. Et ça peut faire mal.
Oh, je sais bien : tu entends parler du dérèglement climatique depuis l'école maternelle, année après année. C'en est énervant. Tu n'écoutes plus. C'est normal.
Et pourtant, les bouleversements ne sont pas pour dans un siècle. Tu vas les vivre. Lors du tsunami de 2004, là-bas en Asie, tu avais seulement quelques années mais tu te souviens peut-être de l'émotion et de la solidarité qui ont gagné l'humanité. Aujourd'hui, des points de bascule approchent. C'est comme une balançoire qui va trop haut : ça déclenche quelque chose de grave. L'année passée, semble-t-il, la glace des pôles est sortie de son cycle habituel et a entamé une disparition beaucoup plus forte.
Contre tout cela, les réponses individuelles ne suffisent pas. J'ai presque cessé de manger de la viande de boeuf parce que j'ai appris, après bien d'autres personnes, que c'est une partie du problème. Mais même s'il a déjà un effet psychologique sur moi-même, ce petit geste n'aura d'effet véritable sur notre grande balançoire que si beaucoup d'autres que moi décident de le faire aussi, résolument.
Toutes ces petites décisions sont vitales pour nous tou⋅te⋅s. Et urgentes, car notre balançoire continue de monter.
Si par notre esprit nous comprenons la course de notre balançoire, il faut encore que notre coeur vainque notre torpeur. Sautons.
Ne restons pas, grenouilles, dans la marmite qui mijote. Sautons.
...Encore là ? Pourquoi ne sautons-nous pas ?
Parce que nos habitudes individuelles et collectives se tiennent attachées.
Il faut donc faire sauter les deux à la fois.
Or, nos habitudes collectives, c'est la politique.
Alors non, la politique ne me plaît pas. Mais oui, j'en fais quand même : pour changer nos habitudes collectives.
Ces habitudes s'affichent dans tous les kiosques et dans toutes les conversations : les lobbies et la corruption qui écartent délibérément toute décision audacieuse et juste, les inégalités accentuées qui empêchent une majorité d'entre nous d'orienter leur vie, les positionnements exacerbés par un mode de scrutin suranné, les jeux d'ego dans les partis.
Bref, la manière actuelle de faire de la politique nous empêche de sauter.
Et ce ne sont pas les personnes qu'il faut changer. Ce sont les règles du jeu.
Et tout en même temps, agir pour la transition écologique. Car la balançoire continue de monter.
C'est pour changer ces règles que tu m'as vu soutenir la candidature d'Eva Joly à la présidentielle. Puis Nouvelle Donne (à ses débuts). Puis Urgence Démocratique. Puis laprimaire.org et Charlotte Marchandise. Et finalement voter pour Jean-Luc Mélenchon. Tous deux avaient un programme à la fois de changement profond de la Constitution et de transition écologique. Ces candidatures n'ont pas abouti cette fois-ci. Nous avons collectivement encore trop peu cru en notre pouvoir de déplacer nos habitudes : nous avons laissé leur montagne peser puissamment sur la balançoire et prolonger sa course.
Nous avons de rares occasions d'influencer le monde politique au plus haut niveau. Entre deux telles étapes, tandis que la balançoire monte encore, nous pouvons enchaîner de petits gestes. Nous pouvons aussi nous réveiller les uns les autres, regarder en arrière pour apprendre et pour nous encourager, et être prêt⋅e⋅s à sauter lorsque reviennent les grandes échéances politiques.
Dans quelques jours, nous pourrons exercer notre choix pour les élections législatives.
Y participent d'un côté l'ancien monde dans toutes ses variantes, qui nous dépossède de notre pouvoir sitôt les élections closes.
Et de l'autre côté, les mouvements qui mettent les citoyens au coeur des décisions à venir et profitent de la formidable créativité de l'intelligence collective. Si ces mouvements prennent de l'ampleur, l'ancien monde peut laisser la place au saut salutaire.
La proposition de #MaVoix est la plus aboutie dans cette direction. Grâce à cette expérimentation, nous participerons tou⋅te⋅s dès la rentrée aux décisions politiques en nous prononçant spécifiquement sur chaque future loi : ce collectif citoyen nous fait confiance pour redevenir politiquement majeur⋅e⋅s, pour nous informer activement et pour décider consciemment de sauter.
Oh, bien sûr, cela n'aura pas d'effet immédiat et majeur.
Sauf si en voyant cette proposition de réappropriation, plus nombreux sont celles et ceux qui discutent et s'informent sur les sujets de fond.
Sauf si ces personnes se saisissent de plus en plus massivement au cours des cinq années qui viennent de cette parcelle de décision qui leur est proposée.
Car alors l'ancien monde apparaîtra pour ce qu'il est : un cauchemar que l'on quitte en secouant la tête.
Le risque ? Entrer dans l'Histoire.
Voilà où j'en suis, ma fille.
Voilà la course qui me tend.
Voilà les projets auxquels je donne de mon temps, heureux d'une communion d'optimisme avec des personnes qui ont décidé, elles aussi, de sauter dans l'action.
Pour que notre balançoire ralentisse. Et vite.
Et cette action résolue me rend joyeux.
Cette joie, je la souhaite avec confiance à toutes les personnes qui pour l'heure sont bercées par le rythme de la balançoire et participent sans y penser à son élan renouvelé.
Car cette joie, communicative, emporte même la fascination paralysante du mur qui s'approche et ouvre la voie du saut, la seule viable.
L'action joyeuse, ce n'est pas grand chose au début. Ça peut commencer tout simplement par oser glisser dans l'urne un bulletin novateur. Pour ne pas avoir laissé passer cette occasion de nous faire tous sauter hors du cauchemar.
J'ai tant tardé avant de sauter dans l'action que je voulais te dire cela.
Je t'embrasse.