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Billet de blog 6 janvier 2025

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Au Vénézuela, les pieds sur terre

Mettre pour la première fois les pieds au Venezuela est un énorme choc de réalité par rapport à l'image que véhiculent les médias dominants dans nos pays. En marge de leurs récits, il existe une société vivace, un peuple combatif et une capitale effervescente qui renverse toutes les attentes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vendredi 24 octobre 2024. Nous atterrissons en pleine nuit à Caracas, après un long et épuisant voyage. Ce n'est que le lendemain, samedi, que nous sortons faire un premier tour en centre-ville. Trois autres étrangères et moi, sans personne pour nous guider. Nous errons sans itinéraire précis. Les trottoirs grouillent de monde. Il y a gens partout ! Des gens qui entrent et sortent des magasins, qui s'arrêtent pour manger dans les stands, qui se perdent dans les galeries commerciales. Mais malgré la foule, l'ambiance est paisible et transmet un sentiment de sécurité qui se prolonge jusqu’à tard dans la soirée. Il n’y a pourtant pas de police armée (et encore moins de militaires) au coin des rues. Nous passons ainsi la journée en bonnes touristes, à prendre des photos partout et à grignoter n’importe quoi. Chaque fois que nous demandons des informations, on nous répond avec gentillesse et sollicitude. 

La première chose qui m'a frappée au cours de cette sortie, c'est que bien qu’étant en centre-ville, et passant par des rues plus ou moins fréquentées, nous n'avons vu aucun sans-abri – et je suis du genre à chercher ! La nuit, c'est l'éclairage public qui nous a surprises, notamment celui des nombreuses places où se sont soudain retrouvés tous les passants qui, plus tôt dans la journée, circulaient sur les trottoirs. Les enfants y couraient dans tous les sens, tandis que les adultes flânaient ou discutaient entre amis. Nous sommes rentrés à notre appartement avec le dernier métro, à 23 heures, et il y avait encore beaucoup de monde, beaucoup de vie, beaucoup de lumière.

Autant le dire : je me suis pris une claque en pleine figure. J’avais beau me croire hermétique aux propos réactionnaires des grands médias, le fait est que mon cerveau a bugué. Parce qu’en regardant autour de moi, la réalité ne correspondait pas du tout à l'idée d'un régime autoritaire et oppressif qui prédomine quand on parle du Venezuela. Rien à voir non plus avec les scènes de crise politique et sociale qui ont été diffusées dans le monde entier il y a quelques mois à peine. On aurait dit un autre pays, un autre endroit.

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Les places de Caracas sont mouvementées jour et nuit. © Cha Dafol

Les semaines ont passé, et avec elles, le vertige des premiers jours. Le bras violet à force de me pincer, j'ai commencé à élargir les trajets de mes sorties et à approfondir les conversations avec des gens qui vivent ici depuis plus longtemps que moi. Beaucoup de mes premières impressions se sont confirmées. Si les Vénézuéliens insistent pour dire que, malheureusement, il y existe bel et bien des gens qui vivent dans la rue, le fait est que je peux compter sur les doigts d'une main ceux que j'ai rencontrés jusqu'à présent. Rien à voir avec la proportion inacceptable de citoyens abandonnés par la société qui s’accumulent dans la plupart des « démocraties » de la planète.
Quant aux places, elles sont vraiment pleines de monde du dimanche au dimanche, surtout le soir. C'est un univers à part entière ! Familles, couples, enfants, groupes de danse ou de gymnastique, vendeurs de glaces ou de jouets... La place est un endroit chaleureux pour profiter de la fin de journée quand on sort du travail. Pas d’apéro ni d’alcool : l’ambiance est tout autre. Il est également difficile de trouver des déchets par terre, qu’il y ait ou non des poubelles à proximité : j'ai vu plus d'une personne garder ses emballages à la main ou les mettre dans la poche jusqu’à trouver un endroit approprié pour les jeter.

Cela dit, que ceux qui rêvent d'éco-socialisme se conforment à l'omniprésence de tous les symboles du capitalisme mondial. Je n'ai jamais vu autant de centres commerciaux (et ni d’aussi grands !) dans une seule ville. Sans parler des fast-foods (un certain, en particulier), des sodas (un certain, en particulier) et de tous les blockbusters américains qui envahissent les cinémas (et les multiplexes de ces centres commerciaux gigantesques). Sans oublier les décorations de Noël qui ornent tous les quartiers, les espaces publics et privés. De fait, il y a une véritable passion pour Noël ici – et une explosion démesurée de la consommation à cette époque. On se croirait au Brésil en plein carnaval ! Le monde est en fête et il est impossible d'y échapper.

À part ça, la ville est encerclée par des montagnes qui surgissent à l’horizon de toutes les rues. Des plages paradisiaques se situent à quelques heures de route. En fin d'année, le climat est doux et le vent frais qui passe par la fenêtre vous murmure à l'oreille qu'il fait plutôt bon vivre à Caracas.

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Vision nocturne de Caracas, depuis les montagnes du parc Ávila. © Denisse Arabí Álvarez

Et pourtant, les doutes persistent… Car tout est toujours plus complexe qu'il n'y paraît. L’économie a beau être en plein essor, la vie des gens n’est pas facile tous les jours. Hors du champ visuel, les inégalités persistent à la mode latino-américaine, l'inflation court plus vite que le temps et les salaires diminuent chaque jour. Le revenu garanti par l'État ne couvre guère plus que le pain quotidien et de nombreux travailleurs cumulent deux ou trois emplois pour joindre les deux bouts. Mais il ne faut pas oublier que la situation a déjà été pire. Je veux dire : bien pire ! La crise qui a éclaté en 2014 avec la chute des prix du pétrole a laissé de lourds traumatismes dans la mémoire collective. Pour ne rien arranger, les États-Unis en ont profité pour appliquer au pays les sanctions économiques les plus perverses (et qui durent jusqu’à aujourd'hui), et la pandémie de Covid-19 a ensuite frappé de plein fouet. Les témoignages que l’on entend encore sur l'insécurité et la faim qui paralysaient la vie quotidienne au cours de ces années justifient en grande partie l'énorme vague d'émigration qui a vidé le pays. 

La répercussion d’une situation aussi terrible dans la presse mondiale (capitaliste) est l'image dépassée du Venezuela qui prévaut encore largement dans le monde entier... occultant – non sans raison – les causes (capitalistes) de ce chaos, ainsi que l’impressionnant redressement du pays au cours de ces dernières années. En revanche, cette même presse parle bien peu de l'héritage chaviste et de ce que le Venezuela fait de mieux, et bien mieux, que d'autres pays (capitalistes). Les prix populaires du gaz, de l'essence et de l'électricité, par exemple, qui sont pratiquement gratuits dans les quartiers les plus pauvres. Les transports publics, avec un métro qui coûte l’équivalent de vingt centimes d'euros et traverse toute la capitale. Le budget participatif dans les « comunas » (collectivités organisées). La lutte efficace contre la faim, avec la distribution de denrées alimentaires aux familles les plus vulnérables, à partir d’un recensement fait par les citoyens eux-mêmes. Et surtout, la force et l'engagement des militants chavistes, qui coordonnent une incroyable organisation populaire sous diverses formes. Ici, le peuple est invité en permanence à participer aux processus politiques et sociaux du pays.

Il faut assister à une assemblée de 300 personnes âgées, réunies pour débattre non seulement de leurs droits, mais aussi de leur contribution, en tant que génération, à la transformation sociale des prochaines années... il faut voir cela, dans le contexte actuel de l’Amérique Latine, pour prendre la mesure de ce que j'essaie de décrire. C'est un niveau de conscience politique vraiment surprenant. De telles assemblées ont lieu aux quatre coins du pays, à tout moment, et dialoguent entre elles grâce à un immense tissu de mouvements sociaux, de partis politiques et de programmes gouvernementaux.

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Une assemblée populaire du troisièmes âge ("adultos mayores") à Caracas, en novembre 2024. © Cha Dafol

Mais alors les élections ? Je sais que c'est à cela que vous voulez en venir. Au risque de décevoir, le fait est que je n'étais pas dans le pays à l’époque, et je ne me risquerais donc pas à entrer dans les détails. Néanmoins, il y a quelques points qu'il me semble important de souligner. Premièrement, la manière dont la presse internationale présente généralement les faits laisse souvent entendre qu’il s’agirait d'une guerre du bien (le candidat « démocratique ») contre le mal (le « dictateur » Maduro). Or, le camp des ennemis de Maduro n'est pas vraiment celui des Bisounours. Même assez loin de là. Il s’agit d’une extrême droite ultra-libérale, gavée d'argent américain, semblable à celles que nous connaissons bien au Brésil et en Argentine. En d'autres termes, il vaut mieux ne pas se fier à tout ce qu’elle raconte.

Quant au peuple vénézuélien, il est facile de percevoir qu’il est en fait assez divisé – comme le Brésil lors des élections de 2022. La grande majorité est toujours (TRÈS) chaviste, mais les critiques à l'égard du gouvernement actuel sont lourdes, ce qui n'est pas étonnant compte tenu de l'ampleur de la crise économique à laquelle le pays a été confronté au cours de ces dernières années. Beaucoup de ces critiques viennent d’ailleurs de la gauche elle-même, et de personnes qui ont malgré tout voté pour Maduro, sachant bien que son adversaire serait pire. Cependant, on ne sent pas du tout, dans la rue, un climat de tension politique auquel on pourrait s'attendre. Tous les témoignages que j'ai entendus coïncident sur le fait que les violences qui ont eu lieu après les élections n’ont duré que quelques jours et qu'elles ont été clairement alimentées par l'extrême-droite. Il y a bien eu de la répression policière... dans aucun pays du monde l’État ne se fait bon enfant quand des manifestants se mettent à tout casser et à tuer des gens. Mais ce qui saute aux yeux, c'est que les Vénézuelien·nes ne désirent que la paix. Au cours de ces deux mois à Caracas, j'ai eu la chance d’entendre des conversations politiques très profondes et constructives, mais je n'ai jamais vu de gens se disputer, que ce soit dans la rue, à la table d'un bar ou n'importe où ailleurs. Même constat en allant me promener (avec un t-shirt de Che Guevara) dans les quartiers les plus aisés et les plus à droite de Caracas.

Oui, il m'a fallu presque deux mois pour écrire ce texte, en essayant de trouver un équilibre entre l'impossibilité de condenser tant d'expériences en si peu de mots et le besoin de partager, d'une manière ou d’une autre, ce que je voyais. Il y aurait beaucoup plus à dire et à développer, avec évidemment de nombreuses nuances des deux côtés de la médaille. En fait, il faut surtout commencer par considérer le Venezuela comme un pays souverain, comme une société dont certains aspects inspirent énormément, tandis que d'autres peuvent vraiment être améliorés... bref, comparable à n'importe quel autre pays du monde – à commencer par le Brésil, un pays que j’aime tant et qui a (de loin) la plus nombreuse population de sans-abris du continent et l'une des polices les plus meurtrières au monde.

J’insisterais aussi sur le fait que le peuple vénézuélien a tout le discernement, la conscience politique et la structure organisatrice pour résoudre ses propres problèmes, pour changer ce qui mérite d’être changé – sans nécessairement se débarrasser de tout ce qui ressemble à du socialisme. Soit dit en passant, il y a de nombreuses élections au Venezuela, municipales, législatives ou de gouverneur d'état… sans compter les référendums, « consultations populaires », budgets participatifs et élections locales. Et soit (également) dit en passant… la gauche ne gagne pas toujours – et il paraît que quand elle perd, elle ne casse pas tout. Surtout, et bien au-delà de ces mécanismes institutionnels, c'est sans aucun doute la lutte quotidienne des travailleurs du pays, leur conviction et leur engagement profond, qui soutiennent le projet chaviste jusqu’à aujourd’hui. 
Et ça, le gouvernement le sait très bien.

Illustration 4
Congrès réalisé à Caracas fin novembre, avec 3000 militants de divers mouvements sociaux, pour débattre les priorités du prochain gouvernement. © Cha Dafol

Tout ça pour dire que si le Vénézuela est loin d'être un pays parfait, on n’est jamais trop prudent avec les médias hégémoniques. La neutralité journalistique n'existe pas. Toutes les nouvelles qui parviennent (ou non) jusqu’à nous ont un parti-pris politique. Une même personne peut être qualifiée de « putschiste » ou de « prisonnier politique », de « casseur » ou de « manifestant », de « président » ou de « dictateur », suivant qui raconte l'histoire et quels sont les intérêts en jeu. En l’occurrence, je peux vous assurer que l'essentiel de ce qui est dit sur le Venezuela à l’étranger est tendancieux ou franchement faux – et que la réalité, une fois de plus, est beaucoup plus complexe. La meilleure chose que je puisse vous souhaiter, si le sujet vous intéresse, est d'avoir un jour l'opportunité de visiter le pays, de connaître son peuple, ses montagnes, sa culture, sa nourriture, de se promener dans toutes les rues et places de Caracas, d'écouter le son d'un cuatro, de participer à une, deux ou dix assemblées populaires, et de passer un Noël festif avec des étoiles sur la tête.
Peut-être que toute votre vision du monde en ressortirait ébranlée. Mais ce serait peut-être une bonne chose.

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