Vous avez déjà imaginé monter dans un avion en pensant rentrer chez vous et débarquer dans un pays inconnu où la police vous attend à l’aéroport pour vous mettre en prison ?
C'est ce qui est arrivé à 238 citoyens vénézuéliens, migrants aux États-Unis, et déportés par l'administration de Trump tout droit vers un centre pénitentiaire de haute sécurité au Salvador, sans qu’eux-mêmes – et moins encore leurs familles ou les autorités du Venezuela – en aient été préalablement informés.

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Les témoignages sont effroyables. Présents aux manifestations de soutien qui ont eu lieu cette semaine à Caracas, des mères, pères et proches des détenus ne trouvent pas les mots pour exprimer leur désespoir, leur incompréhension et surtout leur crainte face à une situation qui frôle la science-fiction. Ils racontent que leurs fils avaient émigré aux États-Unis à la recherche d'une vie meilleure, d'un « rêve » américain, et s'étaient donné la peine d'entrer dans le pays de forme régulière, bénéficiant d'un statut provisoire en l'attente d'une réponse définitive à leur demande de visa. Ils étaient travailleurs, pères pour certains, jeunes pour la plupart, actifs dans la société, entourés d'amis... Évidemment, tout a changé avec l'arrivée de Trump au pouvoir, mais personne ne s'attendait à ce que la répression soit aussi rapide et surtout aussi arbitraire. En larmes, la mère de l'un d'entre eux essaie de reconstituer les détails des derniers mois.
« Il allait recevoir son permis de travail. Le jour de son arrestation, il se trouvait dans la maison qu'il louait avec un couple d'amis, parents d'un enfant de 4 ans. Le 8 février, ils étaient réunis avec d'autres jeunes, ils filmaient une vidéo... la police est arrivée, en hélicoptère et en voiture, et l'a embarqué... »
Ydalis Chirino, mère d'un déporté
Ce n'était que le début de l'enfer. Après avoir traversé le pays en passant par divers centres de rétention, ce jeune d'une vingtaine d'années s'est finalement retrouvé au Texas, d'où il pensait être expatrié pour le Venezuela. À partir de ce moment, son histoire recoupe celle de plus deux cents compatriotes dont les témoignages des familles se font écho.
« Samedi dernier, [mon fils] m'a appelé à 10 heures du matin et il m'a dit : "Maman, je suis dans la file, j'ai le numéro 33, ils nous embarquent ! D'autres, devant, ont demandé où on nous emmenait, et on leur a dit qu'on rentrait à la maison, au Venezuela !" Ça, c'était samedi [15 mars]. Depuis, on n'a aucune nouvelle. »
Carmen Carache, mère d'un déporté
« J'étais tellement contente ! Le dimanche, je suis sortie pour faire des courses, parce que je savais qu'il arriverait sans rien... mais soudain, son père m'a appelée et m'a dit que les avions qui étaient supposés venir au Venezuela, avaient été envoyés au Salvador ! Et jusqu'à aujourd'hui, on ne sait plus rien. »
Ydalis Chirino
« Mon fils a disparu depuis vendredi, on ne sait rien, on ne sait pas où il se trouve, mais d'après ce qu'on a vu à la télévision et sur les réseaux sociaux... on suppose qu'il a été envoyé au Salvador. »
Nelson Mendoza, père d'un déporté

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Selon l'administration nord-américaine, tous ces jeunes appartiendraient au gang "Tren de Arágua", une organisation criminelle et narcotrafiquante qui a été durement combattue par l'État vénézuélien au cours des dernières années et dont beaucoup de membres auraient pris la fuite pour l'étranger - notamment les États-Unis - afin d'y poursuivre leurs activités. S'il s'agit d'un fait bien réel, il est marginal : on ne parle que de quelques centaines d'individus, qui seraient éparpillés dans divers pays... Mais il faut croire que c'est là un prétexte suffisant pour désigner n'importe quel migrant vénézuélien comme un criminel potentiel.
Finalement, après cinq jours d’angoisse, la liste complète des incarcérés au Salvador a été publiée dans la presse ce jeudi. On y lit bien 238 noms et prénoms dont il est désormais facile de rechercher les antécédents judiciaires (inexistants pour l’immense majorité d’entre eux) et de constater qu'ils proviennent de régions complètement différentes du pays, avec une probabilité infiniment faible de constituer un quelconque réseau terroriste aux États-Unis ou au Venezuela. Ce scénario n’a ni queue ni tête.
Une bonne vieille loi de guerre
Le recours juridique utilisé par Trump pour réaliser ces déportations est une loi vétuste connue sous le nom de “Loi de l’Ennemi Étranger” et qui permet au président de la République d'expulser n'importe quel étranger issu d'un pays avec lequel les États-Unis seraient en guerre. Soit dit en passant, la loi a été créée en 1798, pour protéger la nation nord-américaine des espions... français présents sur le territoire ! En pratique, elle n'a été appliquée que trois fois dans l'histoire : en 1812, lors d'un conflit avec le Royaume-Uni, et pendant les deux Guerres Mondiales. Sortir un tel texte des tiroirs en 2024 pour l'appliquer au Venezuela, pays avec lequel, malgré l'existence de sanctions et de blocus économiques, il n'existe objectivement aucune guerre en cours, est donc complètement dénué de légitimité.
Du point de vue du droit international, il est tout aussi injustifiable d'emprisonner de simples suspects dans un pays tiers où ils n'avaient jamais mis les pieds auparavant. À titre de comparaison, le cas de Guantánamo est bien différent, puisqu'il s'agit d'une enclave états-unienne sur le sol cubain - donc soumise au droit du pays nord-américain. Le CECOT, pour sa part, plus grande prison d'Amérique Latine, est un établissement appartenant au Salvador et administré par les autorités locales, qui n'ont aucun compte à rendre à la justice des États-Unis.
Ah, mais les autorités locales, parlons-en ! Parce que j'ai l'impression que le président Nayib Bukele reste assez peu connu en France. Cela dit, vous ne perdez pas grand-chose à l'ignorer, si ce n'est un motif de plus pour vous préoccuper sérieusement de l'alarmante ascension du fascisme dans le monde. En bref, Bukele est avec l'Argentin Javier Milei l'un des principaux alliés de Trump en Amérique Latine. C'est notamment lui qui a eu cette riche idée de "louer" son très moderne Centre de Confinement du Terrorisme au gouvernement nord-américain, pour la modique somme de six millions de dollars par an. Et pour vous donner une idée du personnage, il a été le premier à publier comme un trophée sur ses réseaux sociaux, la terrible vidéo montrant l'arrivée et l'incarcération des migrants dans son pays, avec des scènes qui rappellent dangereusement les camps de concentration nazi et d'évidentes violations des Droits Humains à chaque plan. Sans parler de la musique et de l'esthétique sensationnaliste des images qui feraient douter de leur véracité, si le contenu n'était pas aussi grave.
Quid des autres migrants vénézuéliens?
Le phénomène de l'émigration au Venezuela a fait couler beaucoup d'encre ces dernières années. On estime à environ 7 millions - un quart da population - le nombre de citoyens qui ont quitté le pays, notamment pendant la pire période de crise, entre 2016 et 2023. Parmi eux, près de 500 000 seraient actuellement aux États-Unis, un chiffre qui dépasse largement la capacité d'accueil des prisons du Salvador.
Cela dit, une vague de retours spontanés, qui avait commencé à donner des signes bien avant l'investiture de Trump, a repris de plus belle ces derniers mois. Surtout, nombreux sont celles et ceux qui ont manifesté depuis l'étranger leur désir rentrer, mais qui n'en ont pas les moyens. Car en dépit de tout ce que l'on peut lire de vrai ou de faux sur la politique du Venezuela, il est essentiel de souligner que le principal motif de ce phénomène migratoire aura été économique, et très souvent lié à un certain idéalisme de ce que serait la facilité de la vie dans des pays plus « libres » (j'insiste sur les guillemets, étant donné le contexte de cet article). Le problème, c'est que dans la plupart des cas, ces hommes et femmes sont partis en vendant leur maison et le peu qu'ils possédaient, sans jamais trouver l'Eden dans les pays voisins - où s'est d'ailleurs développé une certaine stigmatisation, si ce n'est une véritable xénophobie à l'égard des Vénézuéliens.
Face à cette situation, le gouvernement a mis en marche un plan de « Vuelta a la Patria » pour aider au rapatriement des migrants et organiser leur réintégration dans la société - et ce, dans une conjoncture de fort redressement économique du pays. D'un point de vue politique, le pari est assez osé, notamment parce que la plupart de ces migrants sont évidemment partis en n'étant pas trop fans de Maduro... À suivre. Mais tout cela pour dire, au cas où certains en douteraient, que les Vénézuéliens ne subissent a priori aucune persécution en rentrant dans leur pays - mis à part, peut-être, les véritables membres du Tren de Arágua qui auront affaire aux instances judiciaires à leur retour. Au fond, la seule chose que tout le monde espère ici, c'est que celles et ceux qui veulent revenir, en particulier s'ils se trouvent aux États-Unis, puissent le faire dans les meilleures conditions.

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Et tout au long de cette dernière semaine, c'est bien le sort des prisonniers qui a suscité un immense émoi national, avec des manifestations massives et des stands en place publique pour recueillir des signatures à une pétition de soutien. Le gouvernement lui-même a accordé toute son attention à cette affaire ainsi qu'aux familles des victimes, promettant de faire tout son possible pour résoudre la situation. Cela dit, et malgré un certain espoir généré par tant d'initiatives de solidarité, l'avenir des 238 détenus ne laisse guère de place à l'optimisme. Il y a franchement très peu de chances qu'ils soient libérés de sitôt. La somme déjà versée par les États-Unis couvre a priori les frais d'un an d'emprisonnement... mais leur peine pourrait aller jusqu'à 200 ans de prison... dans le cadre d'un procès encore mystérieux et sans accusation concrète.
En pratique, la seule solution immédiate serait une sortie diplomatique entre les différents chefs d'État impliqués - sachant que la cote de Nicolas Maduro dans le monde occidental ne lui confère que très peu de poids dans les négociations. Reste donc à compter sur le bon sens, l'éthique et la bienveillance de Donald Trump et Nayib Bukele pour mettre fin à ce calvaire. CQFD.