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19 heures. Le soleil se cache derrière un horizon montagneux et la nuit tombe en un clin d'œil. Que ce soit à la campagne ou en ville, l'éclairage public est rare, voire inexistant. À mesure que l'obscurité s'installe, les gens se retirent dans leurs maisons. Seuls quelques kiosques, bars ou stands de nourriture restent éclairés jusqu’à plus tard dans la soirée. Autour d’eux, se concentre la vie de l’espace public.
Ce n'est pas seulement l'éclairage qui fait défaut : c'est l’électricité en soi. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Haïti termine le premier quart du XXIe siècle avec pratiquement aucun service public d’énergie pour sa population. Cela signifie que la plupart des maisons n'ont ni réfrigérateur ni machine à laver – mais encore faudrait-il avoir accès à l’eau courante pour cela. Que, dans la chaleur du climat tropical, les écoles fonctionnent sans ventilateur. Que le travail en « home office » n’est pas près de correspondre à la réalité du pays. Que la télévision n'a jamais vraiment fait son entrée dans les foyers, ni n'est devenue un moyen de communication de masse. Que sortir le soir pour aller au restaurant, à un concert, ou simplement boire une bière bien fraîche avec des amis n’est pas aussi évident qu’il y paraît.
Dans la capitale, Port-au-Prince, la situation était un peu meilleure il y a encore cinq ou six mois. Il y avait bien un réseau public d’électricité qui fonctionnait quelques heures par jour, permettant au moins de recharger des batteries ou de rafraîchir un frigo. Le problème, c’est que la centrale qui l'alimentait se trouvait à Mirebalais, une ville où des gangs armés ont déclenché une violence extrême contre la population en avril dernier. Dans un acte de désespoir, et pour exiger une réaction de l'État en matière de sécurité, les habitants eux-mêmes ont alors envahi et vandalisé la centrale. En vain : ils n'ont obtenu aucune réponse de la part des pouvoirs publics et la population, première victime de l'insécurité, s'est retrouvée également sans électricité.
Une histoire mal racontée
En se promenant dans la zone rurale de la petite commune de Ranquitte, au nord du pays, on est surpris par la présence de poteaux électriques, avec toute l'installation nécessaire pour acheminer l’énergie jusqu'au centre-ville. « À une époque, on avait de la lumière ! Jusque dans les maisons, ça fonctionnait normalement ! », se souvient le pasteur d'une église locale. « Il y a environ trois ans, le courant a commencé à faiblir, avant de tomber complètement. Et depuis, plus rien. »
En effet, Ranquitte fait partie des huit communes alimentées par la centrale électrique de Saint-Raphaël, située à vingt kilomètres de là. En cherchant sur Internet, la seule information que l'on trouve à son sujet est l'annonce de son inauguration en mai 2021, sous l'égide de l'ancien président Jovenel Moïse. Il n'y a aucune information dans la presse nationale ou internationale sur une éventuelle défaillance du système au cours des dernières années et l'intelligence artificielle du moteur de recherche nie fermement une quelconque interruption du service.
Interrogés sur la situation, les habitants répondent avec ironie et résignation. Ils racontent que quelques mois après l'assassinat du président Moïse, survenu en juillet 2021, la centrale est tombée à l’abandon, de même qu’une grande partie de l'appareil étatique. À l'époque, lorsque les coupures d'électricité ont commencé, ils pensaient que ce serait temporaire, tout comme la crise politique dans le pays. Mais ça n’a fait qu’empirer.
Et c’est ainsi dans de nombreuses régions du pays, y compris dans les territoires qui ne sont pas directement touchés par la violence des gangs : les installations électriques existent, mais les centrales sont désactivées et il n’y a aucune prévision concernant leur remise en service. Il est impossible de dissocier cette situation de l'assassinat du président Moïse : la généralisation de l'accès à l'électricité avait été un thème central de sa campagne et un élément important de son mandat, avant de se retrouver négligée par les pouvoirs qui lui ont succédé.
Toutefois, il est important de souligner que le manque d'électricité dans le pays est un problème bien antérieur à la situation politique de ces dernières années. À cet égard, les analystes mettent en avant des éléments structurels liés à l'appropriation de l'appareil de l’État par une élite qui ne s'est jamais souciée d'améliorer la vie des citoyens les plus vulnérables.
Selon Reyneld Sanon, journaliste à Port-au-Prince, il y a une tendance historique des dirigeants à utiliser l’argent de l’État pour acheter de l’énergie au secteur privé, au lieu de développer des structures publiques durables. « Et cela s’est transformé en un mécanisme de corruption », explique-t-il. « Soit parce que le propriétaire de la compagnie d'électricité est un ami des hommes qui sont au pouvoir, soit parce que la personne au pouvoir est actionnaire de la société sous-traitante. » En ce sens, l’abandon délibéré des centrales déjà construites résulterait de cette même logique : « Lorsque le gouvernement laisse une centrale publique se faire vandaliser, c'est une façon d'enrichir le secteur privé ».
Le jeu du secteur privé
Au final, du nord au sud du pays, ce qui saute aux yeux, c'est l'inégalité sociale en termes d’énergie. Dans les quartiers les plus riches, les sièges sociaux d’organisations, les ambassades, les hôtels de luxe et les résidences des élites, des générateurs à essence ou bien des systèmes solaires avancés maintiennent une apparence de parfaite normalité. Personne ne dirait qu'à quelques kilomètres de là, des enfants pompent l’eau du puits à la force de leurs bras pour pouvoir remplir un seau.
Sur les trottoirs des quartiers populaires, les marchands ambulants vendent une gamme de gadgets importés qui apportent une solution de fortune à la population : lampes rechargeables ou petits panneaux solaires portables, dont la qualité et la durabilité sont douteuses. À chaque coin de rue, des kiosques et des petits commerces permettent de recharger les téléphones portables en payant un prix dérisoire. Car, oui, malgré tout, l'utilisation du téléphone portable est généralisée dans le pays et la couverture Internet est relativement bonne, du moins quand il fait beau… car les antennes sont alimentées par énergie solaire.
Dans certains centres urbains, des multinationales ont déjà pris les rênes de l’approvisionnement à la population, à des prix peu accessibles, par le biais de micro-concessions proposées par l’État… CQFD. Mais dans la majeure partie du territoire, la seule solution reste encore l'installation particulière de panneaux solaires, un investissement de quelques centaines d’euros pour une maison simple, ou de plusieurs milliers plus pour les institutions, centres culturels, écoles et hôpitaux. Derrière ce phénomène, les gagnants sont évidemment les entreprises qui fournissent et importent ces matériaux. Le grand perdant est le projet d'un État souverain, capable de promouvoir le développement territorial et de fournir des services de base à sa population.
Cha Dafol / Telesur / Brasil de Fato
Octobre 2025