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Billet de blog 5 décembre 2021

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Un trésor sans pitié

Eros néoténique. A la fontaine Médicis. (Et mille excuses pour les premiers lecteurs, j’avais zappé les trois quarts du texte ! )

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le futur, ce présent aventureux, l'a poussé sans pitié à travers prairies rabotées, collines bleutées, banlieues dévo­rantes, jusqu'à la mégapole électrique. Nous sommes en mai. Tout sent la vie frémissante coulant à nouveau, torrentielle, dans les ruelles et les artères. Ereinté et flottant, l'homme va s'adosser à une lourde porte cloutée, de ces portes en chêne massif qui enterrent dix générations et qu'on trouve encore dans le vieux quartier des faiseurs de miracles, l'hermétique forteresse où ronronnent architectes, entrepreneurs, avocats d'affaire. Pourtant ce jeune homme fatigué, aux chaussures terreuses, au parka couvert de pollen et de fragments de feuilles, ne vient pas chercher fortune. Seulement l'ombre hasardeuse d'une encoignure afin de piquer un petit somme réparateur, mais digne.

Par chance, il n'en sera rien. Avant que sa tignasse hirsute l'ait seulement effleurée, dans un tintamarre apocalyptique, l'énorme porte en bois s'écroule derrière lui.

– Putain !... Qu’est-ce que c'est que cette connerie !?

Au milieu d'un épais nuage vert-de-gris, l'incroyable explosion de bois pourri et de cire rance, une silhouette balafrée couverte de débris vermoulus, fixe l'intrus d'un regard halluciné.

–  Pauvre fou ! Pauvre dingue ! Vous savez seulement où vous  êtes !? 

­– Attendez, je suis désolé... C'est une coïncidence folle !

– Une coïncidence ? Vous plaisantez ? Monsieur s'appuie sur les coïncidences ! Monsieur ignore peut-être qu'il vient d'écrouler la porte du Syndicat des Familles du sixième...

Mais la raison sociale intégrale ne sera jamais donnée. Parce qu'après la porte, c'est le pas-de-porte, la chaussée, l'immeuble lui-même, toute la rue en dur qui se mettent à trembler et à vaciller sur pied. Et par miracle, à dix mètres, de l'autre côté de la chaussée, l'ouverture béante du jardin public !
Le jardin oui... en trois bonds ! Et c’est la grâce !

Courir, courir sous le soleil éclatant, à défaut de sieste, survivre quelques secondes à la volée, courir sans un regard en arrière, au-delà des pins dédaigneux, vers les marronniers en fleurs, loin, très loin, le plus loin possible, jusqu'à la fontaine des amants. Puisqu'elle jaillit là, la source salvatrice, invisible aux rassasiés, cachée dans son lait de marbre, crachant ses cols-verts sertis de clapotis, ses étudiantes rêveuses et ses ancêtres aux regards d'aigles, tous jetés le long du bassin, insouciants sur leurs chaises d'eau fossile, et qui ne se rendent compte de rien.  

Et c'est étrange en effet, alors qu'ici tout tremble plus fort encore, nulle angoisse. Le corps arqué des arbres, les gamins cabriolant dans les allées, les parterres de gazon ondulant au soleil, oui, ici tout frémit dans un long spasme sans fin, sans drame, sans chute, hormis celle de l'eau dans le babil des oiseaux. Et sans doute, c'est pour ça qu'on y vient, et sûrement c'est pour ça qu'on y reste. Entre le vacarme et la nuit, entre les pigeons insolents et les feuilles cuites au soleil, la splendeur des amants échappée du magma, s'offre aux cœurs libres. Qu'importe alors le fracas et les roulements au loin. La ville peut bien s'écrouler dans son reflet, la fontaine vomit son trésor sans pitié.

Devant l'homme échappé des décombres et qui reprend son souffle, un enfant s'est précipité soudain vers les canards du bassin en poussant un cri terrible.

Qui es-tu pour pousser un cri pareil, l'enfant ? A déchirer la paix des pierres ? Ta jeune mère t'as rattrapé au bord de l'eau. Elle aurait pu te lâcher, n'est-ce pas ? Car qui peut contenir un tel cri de joie ?
Allez dis-le, qui tu es ! Un petit Kurde en transit ? Un Gitan allaité à la lave ? Un Tchétchène de maternelle avec sa grenade dans les poumons ? Ou plus grave, ce genre d'être qui vole les canards et fait trembler les fontaines ?
Allez avoue, si on te lâchait pour de vrai, tu mâcherais les rochers et les buissons, les promeneurs et les fleurs, et rien ni personne ne pourrait t'empêcher d'avaler ce monde de gravats, pas vrai ?

Alors regarde-moi. Regarde-moi bien, l’enfant ! Oui, moi aussi je te tente ! Moi, le vagabond crasseux, j'offre un cadeau pourri à ton cri d'ogre. Regarde ça ! De la poudre oui... De la poussière, rien que de la poussière ! Ouvrières kaput, graines et reines froides, ruches desséchées, allez, bon vent.  C'est la fin !
Alors, toi qui fait fuir la terreur, toi qui serre les mondes engloutis dans tes bras de nénuphars, crie plus fort ! Crie mille fois plus fort l’enfant !
Avant que le grand silence l'emporte.

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