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Billet de blog 6 mai 2023

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Du magma dans les remparts, ou la droite à un bout.

La cueillette du « quasi infini », par rapport à l’original, a un seul avantage. Il nous reste encore un gros bout pour la soif, quelque part, ici dans le coin, ou forcément là-bas, infiniment plus gros que tout ce que nous avons déjà vu, lu, bu.

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A André Bernold, Jean-Claude Ichaï, Giordano Bruno


Café Bruno, ruelles étroites d’un vieux quartier chinois. 
A cent pas de Mare Nostrum, au milieu des verres et des rires qui s’entrechoquent, une joyeuse tablée d’étudiants tire le monde par la queue.

– Laisse-moi en placer une Chabi, nom de Dieu ! Georg Cantor est pas devenu fou à cause d’un paradoxe de trop, non non non, Cantor est devenu fêlé parce qu’il tournait en rond avec son histoire de rail plus long d’un côté que de l’autre !

– Ah oui, c'est tordant ça. Mais pour être un peu précis, si tu permets, enfin, si tu peux encore... le problème de Cantor, comme souvent avec les matheux, c’est d'abord un problème de langage. Mais oui. Et très basique. Si si. Le fait qu’une série comme les nombres réels lui apparaisse atrocement, c'est le mot, comme un infini plus grand que la série des nombres premiers, eux-mêmes infinis, demande juste de savoir ce que tu fourre dans le terme. Et précisément oui !

– Dans l’infini ? Vous êtes graves là ! On fourre n'importe quoi là-dedans, précisément.


A quelques heures de vol de palombes de cette juvénile assemblée, sur des crêtes de granit dévorées de pins et de maquis, une silhouette se livre à des acrobaties d’un autre ordre. Sur un cable d’acier tendu d’un tombant à l’autre d’une faille rocheuse, un pied sur le cordage, l’autre relevé dans le vide, un homme solitaire se teste, tel un danseur de sardane au ralenti.

Se teste-t-il en réalité ? Il paraît tellement absorbé, tellement fixe dans sa pose, que la courbe infime de la tresse sous ses pieds semble elle aussi immobile. Pourtant, si l’on pouvait emprunter des ailes d’oiseau-mouche et s’approcher dans un souffle de la scène, on remarquerait, surmontant ce corps en suspens, l’extraordinaire expression de son visage d’acrobate, le regard interloqué, cloué à quelques mètres. Plongeant alors le long du cable, on filerait voir ce qui le maintient là, interdit.
Un couple de papillons, rouge carmin narguant le serpent d’écume ondoyant cent mètres en contrebas.

Le visage animé d’un sourire incrédule, l’homme a reculé d’un pas et s’est appuyé sur une pierre. Depuis des années qu’il vient en solo et en secret, marcher sur ce qu’il appelle le vide de la peur, c’est la première fois qu’on lui barre la route. Etrangement, le jour où il s’apprête à tenter le passage, les yeux fermés. Quel est le sens de cette obstruction poétique ? Un ingrédient farfelu dans la maîtrise finale de l’équilibre ? Ou le signe d'une limite ironique imposée à sa condition d’homme de poids ? 

Dans la vallée, au loin, un chien s’est mis à aboyer. L’homme repense à sa lecture du matin, au concept nietzschéen de volonté de puissance. Ce soir, il touche des yeux la différence entre les deux termes. La volonté n’est d’aucun secours quand la puissance n’est qu’une fleur rouge posée dans l’air parfumé. Non, il ne montera pas sur le fil aujourd’hui. Peut-être, jamais plus. D’ailleurs, lui reste-t-il quelque chose à vaincre de la peur, de l’absence à soi-même et au monde, que la corde pourrait encore tracer ? Ou qui sait, au bout de cette escalade perpétuelle, quelque chose à cueillir sans effort, un savoir sans poids, sans volonté même ? Dans le temps du tâtonnement, ce temps auquel aucun athlète n'échappe, on a beau s’entraîner à toutes les  hauteurs, pour toutes les folies, on a beau théoriser, calculer, faire et défaire ce que l'on a déjà fait mille fois jusqu'à l'usure, on ne peut qu'estimer.
Le passage à l’acte, lui, demande une seule chose, se réaliser. Comme un film qu’on tournerait d’une seule prise et de ses propres yeux, le franchis­sement de la corde est un accouchement et une naissance instantanés. Plus de focale, plus d’angle mort, plus de controverse, fini la séparation d'avec le monde, à trois cent soixante degrés, seules les ailes du vide te tiennent en l’air.

Et toi Zubida ? Qu’est-ce qui te maintient en vie ? Peut-être ne sais-tu ni mourir, ni vieillir ? Seulement te transformer, t’embaumer comme un fruit trop juteux rendu impérissable au soleil. Pourtant le trésor que tes ancêtres ont jeté en pâture à ce siècle affreux, a pris dans les salles d’auberges cent fois plus de coups qu’il en faut pour sécher un guerrier maure. Combien de tonnes d’assiettes et de couverts as-tu portées ou lavées depuis trente ans que tu dresses la table pour d’autres ? Les soirs d'été, dans les faubourgs de Corte, quand ton jour de repos te jette hagarde, brûlante et lessivée sur le lit blanc et que tu laisses la télé remplir au goutte-à-goutte le dernier espace libre de ta tête, seule l’idée de Mateo parti faire ses folies dans la montagne, te donne le goût de vivre. Et de mourir.

Bon dieu, pourquoi est-il cinglé cet idiot de fils ? Et qu’est-ce qu’il veut ? Risquer sa vie pour faire le funambule dans la montagne ? Pourquoi n’a-t-il pas continué ses études ? Lui que ses maîtres qualifiaient d’esprit rare ? Et d'ailleurs, c’est quoi, l’esprit ? Est-ce qu’on n'est pas autre chose que des bêtes de somme ? Des bêtes condamnées à rêver leur vie ? Et qu’est-ce qu’il est en train de me dire ce crétin à la télé ? Ce soi-disant spécialiste. « Que les Français pensent ceci et cela » ? Dans l’état où je suis moi, je peux penser ceci ou cela ? Ane bâté !


Au café Bruno, le silence a absorbé d’un coup la joyeuse vocifération de la fête. Comme si la dernière proposition, la plus alcoolisée, la plus tautologique et la plus dénuée de sérieux, pouvait clore le chapitre. 

– Mon pauvre Chabi ! Ce bouffon d’Alessandro vient de résoudre tout le truc.
– Tente de résoudre sa terrifiante fatigue, oui.
– Ecoute-moi mon petit Chabi, écoute-moi... Parce que je suis conséquente, moi ! Ecoute, je te dis ! Le malheur de Cantor, et saches que j'ai médité ça toute ma première année de maternelle, c'est d'être obnubilé par des séries ! Tu comprends ? Des droites, voilà ! Bon, tu peux en tirer autant que tu veux, ça sera jamais que des cheveux hérissés dans la soupe. Et t’auras beau les découper en rondelles de plus en plus fines, et pareil ta vie, et après ? La vie de chacun, avec le désir de triompher, l’image de soi, tout ce flou qui nous tyrannise et nous fait grincer comme des tanks, bien sûr tu peux toujours le diviser, le comparer ou le projeter à l’infini, ça n’aura jamais que le caractère de l’infini ! Tu suis ? Vu qu'infini alors est un adjectif, seulement un adjectif ! Fertile peut-être, mais au final, un tour de passe-passe, une ruse sémantique pour ramener le monstre au bercail. Evidemment, pour une troupe de mécaniciens le nez dans le cambouis, c'est dur à avaler. Mais si tu me permets d'être un peu lourde pour une fois, l'infini au sens propre, multidimen­sionnel, en tant que réalité absolue, c’est la seule chose au monde qui ne soit ni gonflable, ni réductible. Non ? La seule unité réellement indiscutable, strictement impos­sible à manipuler, strictement impossible à affubler d'un nom à la con, donc strictement incom­parable ! Et dans notre délire de domestication, je trouve ça immensément reposant ! Non, personne ne peut s'emparer de ce machin-là. D’ailleurs ça foutait la trouille aux Grecs soit dit en passant. Ah oui, pour les Grecs, nos chers Grecs tutélaires qui trépignaient dans leurs petites cités barricadées, l'infini c'était l'obscénité totale ! Du magma dans les remparts.
Alors, ça vous libère, les garçons ? Parce que notre petite tablée là, tous nos rêves de liberté, de réussite et d’ivresse, tout ce théâtre qui saigne, qui hurle, qui jouit et qui vomit, ivrognes et nuit blanche compris, moi je me demande seulement, est-ce que ma soif est assez énorme pour engloutir tout ça ? Parce que seulement tout ça, absolument tout ça seulement, est l'infini. Et pas une banane flambée à un bout, si vous voyez ce que je veux dire.

– Eva, ma chère Eva... Assez bien en fait ! Et pour ceux qui n’auraient pas compris, le reste n’est que bavardage de cadavre.

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