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Billet de blog 13 octobre 2021

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Universel pneumatique

Vous aviez vingt ans, trente ans, cent ans ? Et aujourd’hui rien n’a changé ? Vous refusez de mourir d'ennui ? Alors, prenez la route et retournez voir là-bas si vous y êtes encore. Par exemple dans le désert d’Anatolie. Où les villages de pierres poussent comme des roses de sable. A condition d’arroser un peu. Pendant mille ans.

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                                                                                Aux brutes de Sven Lindqvist
.

Quand il jaillit insolent dans le grand pastel de la nature, le rouge est toujours perçu comme un danger. Dans les jungles profondes et humides comme au cœur des lagunes et des océans, le rouge écarlate signifie le plus souvent un poison mortel, un venin fatal et les prédateurs avisés savent s'en écarter.
Dix tonnes carmin roulant sur l'écume du désert avec l'assurance d'un poisson corail monstrueux n'échappent pas à la règle. Comme une lame jaillissant de la forge, tranchant l'immense ciel d'azur, elles font s'écarter brutalement 4x4 ou camions égarés, qui, trahissant du klaxon ou de leurs phares ahuris la frayeur que leur inspire la bête, s'échappent en rugissant vers l'horizon salvateur. 
Derrière la longue paroi vitrée de l'étage, mieux que Némo dans son jouet d'acier, allongés sur l'interminable couchette de mousse, le nez collé contre les dunes faméliques, nous laissons filer images et fantasmes obsédants, le long d'invisibles fils rivés aux parois boulonnées.

– On devrait pouvoir ne jamais dire d'où on vient. Ni où on va. Le jour où personne n'aura à vendre sa route, on pourra traverser le monde à poil et sans risquer sa peau cette fois !

Après un long silence rêveur, Yussef n'a pas pu s'empêcher de ramener tout le monde sur terre.

– Yussef, combien tu manies de logiques dans ton petit boulot magique ? 

Yussef est un étudiant incurable. Un matheux défroqué et énigmatique qui vient de lâcher son premier poste de prof pour une thèse dont l'intitulé laisse équipage et passagers, perplexes. "Les clapotis de l'inconscient collectif dans l'océan du discours politique international ". 

Ça laisse tout le monde rêveur, en particulier à cause de la boîte à outils. Un assortiment de choses insondables comme le bulletin d'information matinal de RFI, les phonèmes archétypaux de Locquin, ou un bricolage de rationalités complexes à vous faire hurler les neurones dans les virages.

Allongée devant lui, la tête sur un petit oreiller lamé, le regard flottant derrière les vagues de pierres, la brune Alice contemple l’énorme spot orange plongeant dans la nuit tombante. Sous la lumière couchante, entre le boléro de dentelles pourpre et la jupe de coton, son ventre doré nous cligne de l'œil. 

A l'étage en dessous, dans le salon-cuisine-cabine de douche et de pilotage, la folle équipe s'esclaffe sans qu'on comprenne un mot de ce qui se trame. Seule la guitare de James, un grand flegmatique tournant des accords en colimaçon le long de l'escalier, parvient indemne jusqu'à l'impériale.

– Combien de logiques ? Ah... je sais pas. Autant que de prétendues fausses notes dans la bonne musique. Toutes sortes de logiques. Basique, modale, imagi­naire, associative. Plurale, métalogique, modulée des possibles... Gondolante si affinité ! Ma très chère Alice, permettez-moi de vous confier un misérable secret, tout ce qu'il y a de plus trivial et gratuit, si si, et connu secrètement de tout le monde, cela dit...
 
      – Vraiment ? Et ben vas-y, on t’écoute.
      – Une logique toute seule, orpheline, propre sur elle, c'est pas autre chose qu'un discours intéressé ! Pas vrai ? Par contre, dans toute expression, même la plus dingue, il n'y a pas de non pertinent qui ne soit une modalité limite du pertinent !

– La poésie Yussef. La poésie ! D'ailleurs, il n'y a pas que le rouge qui protège des pillards, il y a surtout le sentiment fraternel entre les êtres !

Oh oui, insaisissable Alice. Ta chanson résonne toujours plus juste. Tu es la chaloupe orthogonale de ce rafiot de futurs naufragés. Alors vas-y, éclate, saborde, éperonne. Le veinard qui fera valser ton boléro devra d'abord couler vers le haut.

– Ho, vous connaissez la meilleure ?  
Wolfgang un des chauffeurs, vient de passer sa grosse tête réjouie par le trou de l'escalier.
– On a oublié quelqu'un ce matin, à la station d'Aksaray. Ça vous dit rien ? Bon, vu vos têtes, c'est aucun de vous trois. Et bien c'est plus clair comme ça. Oublions, oublions ! 

Alors tout le monde a oublié. Et sur la route poussiéreuse, l'énorme coccinelle à roulettes est repartie avec le nombre de points qu'il faut sur le dos pour ne pas se gratter. Le double-decker londonien, le vieux bus rouge à impériale, récupéré et transformé en roulotte transcontinentale par Wolfgang, Ingrid, David et Mark, s'est chargé au cours du chemin de destinées qui semblent jusqu'aujourd'hui s'accorder miraculeu­sement. Charme rare chez les tribus occasionnelles. Ou l'inverse qui sait. Et ce serait logique tout autant, de trouver ça chez des pèlerins de hasard, mécréants qui plus est, adorateurs d'insouciances. Une meute  oui, mais qui ne hurle pas à la mort au premier quartier de lune rousse.

– Très mystérieuse Alice... la poésie, pour moi oui ! Bien sûr. La poésie, comment te dire, c'est la capacité de voir ce qui est caché en plein jour. A la vue de tout le monde ! Horreurs et beautés.
– Certains êtres ne voient même plus le reste Yussef ! Mais bon, voir, qu'est-ce que c’est, si tu ne touches pas ?
– Oh oh, pyromanie du soir ! Je descends à la cave alors.
A boire, à boire !

Quel déluge opportun vous emporterait sur l'arche où les bestioles seraient atteintes d'emblée de cette maladie extrême, rare hélas et fugace, la joie de vivre malgré tout ? Prodige incurable à cet instant, ce théâtre ambulant retourné comme un gant, avec son rideau rouge brûlant sous les rampes du désert et qui semble vider l'imaginaire de la troupe improvisée du fardeau de la pièce habituelle, terreur de loups, ruses de rats. Etrange réunion oui, que cette bande migratrice, pour qui la petite guerre ordinaire semble avoir à cet instant, autant d'intérêt qu'une vieille roue déjantée à la Tati, oubliée à la première station-service, couronne mortuaire sur la casse d'un vieux pompiste mélancolique.

– Non non. Ne vous arrêtez pas avant ! Pas avant !

Et en nous faisant un signe d'adieu pathétique, il a encore crié. 
– Bandits ! Trop de bandits ! Très dangereux...

Mais cet après-midi-là, les brigands devaient dormir à poings fermés en cuvant leur vin. Dans ce temps-là, le fugace espace-temps de la grâce spontanée, la vague de fond de l'humain le plus enragé, remontant d'un coup à la surface pour une énième et limite inspiration entre deux déferlantes d'échos impériaux, lançait vers le monde ses tribus d'étonnés. Presque à poil oui. Insouciants en tout cas. Un très court instant, entre cent mille tueries et cent mille détresses à venir, plus besoin de vendre la route, ni le nom, ni même le continent.

David, l'autre chauffeur, un mécano tous moteurs, toutes cata­strophes, qui en est à son deuxième tour du globe, est monté se reposer avec Marco-Antonio et Déjanire, le frère et la sœur aux yeux de goéland.

– On va pisser quand même, les petits loupiots. C'est des conneries tout ça. Ça risque rien. Dans dix minutes, pause pipi ! Ouais, j'ai toujours pissé tranquille par ici.

Dix minutes plus tard, tout le monde se soulageait en chœur dans le pourpre du soir. 
Deux minutes plus tard, le double-decker garé au hasard de la piste noire, flanchait à tribord. Se mettait à verser horriblement vers les dunes de caillasse, comme une goélette sur un banc de sables mouvants.

– Mark... attention... dégage ! Dégage nom de dieu ! Ça se casse la gueule bordel. Oh là là quelle merde ! C'est pas possible.

Cale la pierre là ! Cale la pierre j'te dis ! Mais restez pas là bon sang... Il peut se cracher d'un coup maintenant ! Tu parles. Si t'es là quand il se vautre, t'es bon pour la fresque égyptienne mon pote.
– Avec les hiéroglyphes ouais  ! Mais c'est pas grave. Pendant que Mark s'arc-boute sur notre splendide monture, moi qui suis un type organisé, je vais enfin en profiter pour faire proprement mes besoins. Puisque ce gros chameau daigne enfin lever la patte.
– Je ferais pas une cochonnerie pareille Mario. Parce que si on s'en sort, faudra sacrifier une douzaine d'idiots pour pousser. Tu vois ce que je veux dire ?

Dans la demi-obscurité, à cent kilomètres du premier patelin, la troupe sauvage se marre un peu jaune, à l'idée de se retrouver naufragée au milieu d'une steppe désertique mal fréquentée.

– Alors ? Qu'est-ce qu'on fait ? T'as rien de prévu pour les affaissements de terrain dans ta brochure technique ?
– Ce qui est pas prévu surtout, c'est qu'il y ait de la terre humide dans un désert de caillasse. Avec des rigoles d'irrigation. Et des plans de pavot.
– Ah bon ? Fais voir ! Oh mais c'est vrai en plus ! Ceci dit les petits loulous, des plans de pavot par ici... Et ben, non en fait. C'est beaucoup plus intéressant. C'est des patates !
– Des patates ?

Et on les a entendus au loin. Ça ronflait gentiment, c'était pas des chameaux, ça venait du fond de la nuit, en se rapprochant doucement, en prenant son temps et il n'y avait plus qu'à s'asseoir sous les premières étoiles perçant le ciel immense. Alors la porte ouverte du bahut british s'est mit à crisser ironiquement dans l'azur anodisé, sous un petit vent du soir, délicieux, caramélisé. Et soudain Virginie s'est mis à courir au-devant d'eux en lançant un long cri de coyote, une espèce de youyou fêlé à vous hérisser des cactus sur le dos. Oui, la folle joyeuse s'est précipitée à la tête de la horde surgie de nulle part, paysans hilares aux gueules de silex, bandits burinés aux yeux plissés, une vraie tribu digne d'Hollywood, qui semblait trouver tout ça à son goût. Parce que pour sûr, ils n'avaient pas peur d'une coyote rigolote. Surtout dans le coin, surtout perchés sur deux gros tracteurs.

– Gutentag !
– Gutentag ? Oh oh... Sprechen Sie Deutsch ?
– Ya ! Et un petit peu français ! Et lui là, il parler tout. Inglish, spanish, grec, même woloff !

Lui, il a au minimum deux ou deux ou trois cents ans. Avec des yeux bleus indigo et une peau de varan.
– Ladies and gentleman !
– Hello... Bonjour !

Et tout le monde de se congratuler, et de se marrer dans dix langues à la fois. Et pourquoi tant de débordements ? C'est Mario, le réfugié au long cours, qui s'en est souvenu à temps.

– Ah là là, Bon Dieu, ça faisait une paie non ! C'est dingue ! Combien d'années qu'on s'est pas vu ? Dix ? Quinze ? Cinquante ? 
– Mille. Mille cinq cents à peu près ! Deux mille, peut-être, a dit le vieux aux yeux lapis-lazuli, sérieux comme un pape.

Et tout le monde de sourire comme des fadas, et eux de descendre de leurs engins, avec chaînes et cordages.
– Plus simple ça, comme ça, non ?

Plus simple oui, et même possible, de redresser le gros patapouf ivre mort vautré sur ce faux mirage d'oasis. Et le reste, c'est plus que de la routine de remorqueur d'Ouessant. Il faut juste éviter les hiéroglyphes et à nouveau la vie est belle comme au premier jour. Parce que ça y est oui, on roule à nouveau, les dunes rabotées par les deux costaud à jantes larges, surmontés de ses joyeux forbans.

– On va où là ?
– Oui, c'est vrai, on va où là ?
– Ailleurs.

Moi sur un des tracteurs, je veux savoir. Pas où on va. Ça, tout le monde s'en fout, puisque le sentiment analogique fait enfin son boulot. Non, je veux savoir comment ils nous ont vus, eux. Et d'où. Surtout ça, oui. D'où ? Parce qu'ici, rien ne dépasse de plus de deux mètres à l’horizon. Oui, ici, tout est raboté au rouleau des vents solaires.

Il fait sombre maintenant et on vient d'allumer les phares. Comment ont-ils fait pour nous repérer dans la pénombre, plantés sur ce potager de caillasse ? Et puis on s’en fout. Tout est devenu sans importance. On roule comme des nababs tractés par une escouade de chars solaires et j'ai compris qu'on va vers les petites lumières devant, des étincelles au loin, réconfortantes comme des tisons sur la cendre. 

– Soif ? me demande un jeune francophile, un rien railleur, en faisant le signe de s'en jeter un.
– Oh oui ! Soif !

Et puis au bout de la nuit, une nuit de brasier et de rires, passée à danser, à jouer tous les blues du solfège universel, à boire, à fumer le calumet, avec les hommes et quelques femmes de ce village surgit du crépuscule, je sors de la petite salle des fêtes improvisée, ivre d'étonnement, seul dans les premières lueurs de l'aube.

Tout est monochrome à perte de vue. 
Et je découvre enfin le hameau de pierre, émergeant dans son exil, remontant le sol de quelques décimètres, à peine plus que la hauteur d'un homme. Un village secret fait de la matière même de l'espace à l'horizon, une moisson sèche de caillasse, née d'un souffle de vent sur des débris de pierraille et gardée vivante par sait-on quelle incroyable ténacité, quelle mystérieuse et impensable  économie. 

J'avance entre les habitations silencieuses, aussi ébahi qu'un défunt profitant d'un joker retour, enveloppé par le souffle mêlé des bêtes et des hommes, filant au ras des tentures. C'est qu'on le voit le souffle ici. On le voit s'envoler par grands bonds vers l'aurore indigo, un petit vent frais qui vous pousse de l'avant, une brise matinale qui lève la poussière, balance les lanières accrochées aux auvents, fouettant les maigres arbres pâles, universel pneumatique, sans qui, à l'instant, le village de pierre s'écroulerait comme un château de sable.

– Hée !... Ho ho !
De derrière un rideau entrouvert, dans la lueur orange d'un feu, quelqu'un m'appelle.
Come !  Come !

C'est le vieux chaman-burin, assis les fesses sur les talons, dans la posture qu'adopte un quart de l'humanité dès le petit matin. Ce quart pour qui la course est déjà jouée.

Dans la pièce minuscule, il y a, je ne sais plus... si peu. Le feu, la bouilloire, le thé frissonnant. Et les mains légères de l'homme aux yeux d'azur voletant dans le silence de l'aube. Il me tend une tasse de thé fumante et un oiseau se met à crier. Il fait chaud dedans. Il fait frais sur la peau. Devant nous, la querelle entre ciel et terre s'étrangle à l'horizon.

Nous venons de chanter et danser toute la nuit. Comme de vrais caravaniers. Comme des frères. Comme de grands enfants diraient les profanes. Mais non, nous étions des femmes et des hommes sans âge. Pour l'instant.
Car combien tiendront le long de la nationale cannibale ? Combien seront tenus de se rendre ? Ailleurs. Combien partiront ? En ville, ou plus loin encore, aux quatre murs du monde. Combien réussiront le long voyage, la longue course d'obstacles ? Combien deviendront de la chair à chantier, à misère, à canon ? Qui parmi ces jeunes gens joyeux et solaires, ces seigneurs de la frugalité et de l'hospitalité, échouera de l'autre côté de l'océan, forçats du bâtiment, plongeurs sans apnée, dealer chez un marchand de sommeil ou dans un squat pourri, ou encore, au bout de ce désert de caillasses, commissaire rondouillard et brutal d'une bourgade exsangue en proie à un pseudo conflit ethnique ou religieux ? 

Et parmi nous, les refuzniks de la place forte, qui taillera la route jusqu'au bout sans renoncer aux étoiles des yeux inconnus ? Qui deviendra cadre-sup dans une boîte de com. ? Gourou dans une nébuleuse de fadas ? Chômeur dans un parti raciste ?

Qui se souviendra du thé chaud offert sans un mot sous la grosse boule rouge à l'horizon ? Qui poursuivra la quête au-delà des premiers fards, des premières herses d'un visible splendide et trompeur ?


Cham
Baya © Joie populaire et autre sauvagerie

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